Maman/Chapitres XI-XII

Librairie Hachette et Cie. (p. 89-108).


CHAPITRE XI


Opinion de M. et de Mme Pascaud sur la famille Gilbert.


Le lendemain matin, quand M. Pascaud rentra chez lui à l’heure du déjeuner, Mme Pascaud lui prit son chapeau des mains, comme d’habitude, et l’accrocha à une patère ; ensuite elle aida M. Pascaud à retirer sa redingote, qu’elle accrocha à côté du chapeau, et lui tendit la blouse de toile grise qu’il portait toujours en été, dans la vie privée. Mme Pascaud grillait d’apprendre ce qui s’était passé entre le nouveau percepteur et son mari, mais elle ne lui adressa pas une seule question avant que la blouse de toile grise eût été boutonnée jusqu’au dernier bouton, et que M. Pascaud, confortablement installé dans son grand fauteuil, en face d’une table bien servie, se fût écrié comme d’habitude : « N’importe, ça fait toujours plaisir de se mettre à son aise !

— Eh bien ? lui demanda Mme Pascaud, comme si elle n’eût attendu que cette phrase sacramentelle, qui précédait toujours toutes leurs conversations.

Eh bien ! répondit M. Pascaud, en enfonçant un des coins de sa serviette entre son col de chemise et son cou, eh bien ! devine un peu, pour voir. »

Une autre femme se fût probablement impatientée, et eût répondu d’un ton de mauvaise humeur. Mme Pascaud était d’un tempérament doux et tranquille, elle aimait ces petites devinettes qui animaient la conversation ; et puis elle avait une telle foi dans la supériorité de son mari qu’elle prenait toujours par le bon côté ses taquineries amicales.

Elle lui servit une côtelette de veau panée, de très belle apparence, et lui dit : « Je devine que tu n’a pas eu besoin d’être comme un crin.

— Je t’en réponds, s’écria M. Pascaud, en attaquant sa côtelette avec une grande énergie.

— Il te plaît ?

— Et il te plaira aussi : un homme pâle, tout à fait comme il faut, gentil avec le monde. Il n’entend rien aux affaires, et il le dit sans fausse honte. » Ici, M. Pascaud posa solidement sur la toile cirée de la table, ses deux mains armées du couteau et de la fourchette, qu’il tenait la pointe en l’air, comme des chevaux de frise, et il ajouta en se penchant pardessus la table : « Il m’a dit : Monsieur Pascaud, j’ai besoin de toute votre indulgence, vous serez mon maître et je serai votre élève ; je tâcherai de ne pas avoir la tête trop dure et de profiter de vos bonnes leçons.

— Il a dit cela ? s’écria Mme Pascaud en prenant exactement la même pose que son mari, de sorte qu’ils se faisaient pendant, des deux côtés de la table.

— Il a dit cela ! répondit M. Pascaud avec emphase, et puis, ajouta-t-il, en donnant un nouvel assaut à la côtelette, il a encore dit autre chose. »

Pour se donner la force d’écouter la suite, Mme Pascaud but un demi-verre d’eau rougie ; j’ai le regret d’ajouter qu’elle s’essuya les lèvres du revers de sa main.

« Voici ce qu’il a dit… mais d’abord, te souviens-tu du remerciement que j’ai reçu de l’autre pour avoir fait ses provisions ?

— Si je m’en souviens ! s’écria Mme Pascaud toute rouge d’indignation, il t’a offert cinq francs, comme à un domestique. Malhonnête, va !

— Celui-ci ne m’a point offert d’argent ; il m’a dit : — Monsieur Pascaud, je suis votre obligé pour toute la peine que vous avez prise ; et cette obligation ne me pèse pas, parce que je vois que j’ai affaire à un brave homme, et que nous nous entendrons ; donnons nous la main, monsieur Pascaud, et soyez persuadé que je me souviendrai toujours de ce que vous avez fait pour nous. — Il m’a donné la main, reprit M. Pascaud en regardant sa main droite avec fierté, et aussi vrai que je m’appelle Pascaud, il ne s’en repentira pas. Maintenant, ma vieille, ouvre bien tes deux oreilles, parce que ce n’est pas fini. »

Mme Pascaud ouvrit ses deux oreilles et même écarquilla ses deux yeux.

M. Pascaud fit une pause, et d’un seul trait lança les paroles suivantes : « J’ai vu sa dame !

— Non ! » s’écria Mme Pascaud. De saisissement elle avait laissé choir son couteau, et elle regardait son mari avec inquiétude, tendant son intellect outre mesure, pour tâcher de deviner s’il plaisantait.

« Sérieusement, je l’ai vue, dit M. Pascaud en se coupant une tranche de pain.

— Mais, s’écria Mme Pascaud au comble de la stupéfaction, je croyais que toutes ces dames-là restaient dans leur lit jusqu’à onze heures.

— Ma vieille, reprit M. Pascaud avec une bienveillante condescendance, jusqu’ici je l’avais cru aussi. Mais je l’ai vue, de mes yeux vue, à neuf heures et demie, et je suis bien sûr qu’elle était sur pied depuis longtemps ; éveillée, propre, gentille, dans une petite robe qui ne doit pas coûter cher, et qui est plus jolie que tous les tralala des autres.

— Alors, tu l’as rencontrée comme cela dans le corridor ?

— Nenni ! répondit malicieusement M. Pascaud. Je l’ai vue dans le bureau.

— Qu’est-ce qu’elle y venait faire ?

— J’aime mieux te le dire tout de suite, parce que tu ne le devinerais jamais, quand même je te le donnerais en mille. Elle venait… regarde-moi bien en face… elle venait faire visite à papa ! » Et pour qu’il n’y eût point de doute sur le sens de cette expression familière, M. Pascaud s’administra un bon coup de poing au milieu de la poitrine.

« Mais, demanda Mme Pascaud, comment as-tu deviné qu’elle venait pour toi ?

— Comment je l’ai deviné ?

— Oui ?

— Je ne l’ai pas deviné du tout, elle me l’a dit. »

Au fait, le vieux commis était un homme supérieur aux yeux de sa femme, et Mme Pascaud, d’abord un peu troublée par l’annonce d’un fait aussi inattendu, finit par trouver la chose assez naturelle.

Le bonhomme reprit : « J’expliquais quelque chose à Monsieur, et je tournais le dos à la porte ; la porte s’ouvre tout doucement ; Monsieur se met à sourire, et moi je me retourne d’une seule pièce. Je me trouve nez à nez avec Madame, qui me dit : Asseyez-vous, Monsieur Pascaud, je viens vous faire une petite visite, parce que je veux vous remercier de vous être donné tant de peine pour nous. — N’étant point accoutumé à des visites de dames, je ne savais que répondre, et je perdais un peu la tête.

— Toi perdre la tête, allons donc ! Pascaud, tu m’étonnes ; un homme de moyens comme toi, tu dois le tromper. C’est moi, par exemple, qui aurais perdu la tête, et qui me serais sauvée.

— Ma vieille, reprit M. Pascaud, en la regardant avec malice, il faudra pourtant que tu t’arranges pour ne pas te sauver : Mme Gilbert m’a dit qu’elle tenait à venir te remercier aussi, c’est un grand honneur, et il ne faudrait pas y répondre par quelque chose d’incivil. »

Mme Pascaud jeta tout autour d’elle et sur sa propre personne des regards éperdus.

« Pascaud, dit-elle d’une voix lamentable, comment veux-tu que je reçoive cette dame ? je n’ai jamais reçu de dames, moi ! Que veux-tu que je lui dise ? C’est certainement bien honnête de sa part, mais j’aimerais mieux….

— Quand tu la verras, répondit M. Pascaud avec un accent de conviction sincère, tu n’auras pas peur d’elle, c’est moi qui t’en réponds. Aussitôt qu’elle vous parle et qu’elle vous regarde, on se sent tout à son aise, et quand elle s’en va, on regrette qu’elle ne soit pas restée plus longtemps ? C’est ce que j’ai pensé tout de suite quand elle est sortie du bureau. Bellement, ma vieille, bellement, ajouta-t-il en se levant et en prenant la main de sa femme dans les deux siennes. C’est une chère mignonne : je puis bien dire cela d’elle, puisque je pourrais être son grand-père. Elle vous dit les choses si gentiment, et on sent si bien qu’elle les pense !

— Quand viendra-t-elle ? demanda Mme Pascaud, un peu remise de son émoi.

— Sur les trois heures ; c’est moi qui ai choisi le moment, puisqu’elle avait l’honnêteté de me laisser le choix ; c’est l’heure où tu as fini ton petit somme, et où tu te sens plus à l’aise pour causer. Et puis, j’ai gardé quelque chose pour la bonne bouche comme on dit : Mme Gilbert viendra avec ses deux enfants ! »

La physionomie de Mme Pascaud s’éclaircit subitement. Cette honnête créature adorait les enfants. Le grand chagrin de sa vie était de n’en pas avoir ; mais, selon son expression, « elle se rattrapait sur ceux des autres ». Au seul mot d’enfants, toutes ses terreurs et toutes ses préoccupations s’évanouirent comme par enchantement.

« Comme cela se trouve, dit-elle en regardant M. Pascaud avec des yeux ravis, voilà que les pêches sont mûres, et je crois que jamais elles n’ont été aussi belles que cette année. Les enfants aiment les fruits, et je suis sûre d’avance que ces pêches-là leur feront plaisir.

— J’en suis sûr aussi, répondit M. Pascaud avec complaisance, et puis il y a des enfants qui ne savent pas remercier, mais ceux-là sauteront au cou de Mme Pascaud et lui dévoreront ses bonnes grosses joues ; et Mme Pascaud ne leur dira pas de finir ces manières là. Je les ai vus, ils sont venus ce matin avec leur maman dans le bureau. Leur maman leur a dit de remercier le monsieur qui avait été bien complaisant. Ils sont venus à moi, sans se le faire dire deux fois, et ils m’ont tendu leurs petites frimousses, comme s’ils m’avaient connu toute leur vie ! »

La bouche de Mme Pascaud souriait, et ses nombreuses fossettes souriaient aussi, pendant que de toutes petites larmes d’attendrissement brillaient dans les coins de ses yeux, rayonnants de plaisir.

L’après-midi parut à M. Pascaud d’une longueur insupportable, d’abord parce qu’il était impatient de savoir comment se serait passée la visite, ensuite parce qu’il avait du nouveau à raconter.

Ce ne fut pas sans une certaine inquiétude qu’il ouvrit la porte de sa maison, ne sachant pas s’il allait trouver sa femme dans le ravissement ou dans les larmes. S’étant préparé par le raisonnement à l’une ou l’autre de ces alternatives, il fut très surpris de voir que sa femme n’était ni dans les larmes ni dans le ravissement. Quand il entra dans la chambre, Mme Pascaud rangeait tranquillement du linge dans une armoire. Elle ne se détourna pas tout de suite et sembla même prolonger, comme à dessein, l’opération délicate qui accaparait son attention.

M. Pascaud resta quelques instants immobile et silencieux, et quand sa femme se retourna, il vit qu’elle avait les yeux rouges ; mais sa physionomie n’exprimait ni la douleur ni le dépit.

« Ça n’a donc pas marché comme tu voulais ? lui demanda-t-il avec inquiétude.

— Au contraire.

— Cependant tu as pleuré ?

— Oui, j’ai pleuré, mais pas de chagrin, répondit Mme Pascaud non sans quelque confusion ; » car je ne sais pas pourquoi l’on rougit toujours d’avoir pleuré, comme si c’était inconvenant.

« Je ne savais que lui dire, en commençant, reprit Mme Pascaud d’un ton sérieux, mais elle m’a bien vite mise à mon aise. C’est une chère créature. Comment a-t-elle deviné si juste ce qu’elle devait me dire pour m’ouvrir le cœur. De fil en aiguille, je lui ai parlé de tous ceux que j’ai perdus, et mon cœur se soulageait en parlant d’eux. Quand je lui ai dit mon autre grand chagrin, et que je ne pouvais pas me consoler de n’avoir pas d’enfants, elle m’a pris la main et m’a dit : Ne vous retenez pas, pauvre femme, pleurez, cela vous fera du bien… — Alors, mon cœur s’est fondu en larmes, et j’ai été soulagée d’un grand poids, et, aussi vrai qu’il y a un Dieu, je l’ai embrassée en l’appelant « ma mignonne et ma chérie » et cela ne l’a pas scandalisée. »

Les lèvres du vieux commis tremblaient, et il avait la gorge serrée par l’émotion. « Qu’elle soit bénie, dit-il enfin d’une voix étouffée, et que ses enfants et son mari soient bénis à cause d’elle. »

Ensuite ils demeurèrent immobiles, se regardant avec tendresse ; mais ils se taisaient comme des gens qui n’ont plus rien à se dire, ou plutôt qui ne trouvent pas les mots pour dire ce qu’ils ressentent.

Au bout de quelques instants, le vieux commis passa le bras de sa vieille femme sous le sien, et l’entraîna doucement dans l’étroit jardin, dont la terrasse était située au couchant.

Arrivés au parapet du rempart, ils s’y accoudèrent côte à côte et regardèrent devant eux. Le soleil, enveloppé de brumes légères, descendait dans un nimbe de pourpre et d’or vers le pâle sommet des collines lointaines.

Mille fois peut-être ces deux bonnes créatures presque incultes avaient contemplé ce resplendissant spectacle sans y rien voir autre chose qu’un éclat de lumière et de couleurs fatigant pour les yeux. Ce soir-là, comme ils étaient profondément émus, la majesté silencieuse et la grandeur du spectacle firent naître en eux des sensations qu’ils n’auraient pas su exprimer par des paroles, mais qui dissipèrent le trouble de leur cœur, et doucement y firent rentrer la paix.

« Le grand air m’a fait du bien, » dit gaiement li Mme Pascaud, en reprenant le bras de son mari, et ils rentrèrent pour dîner. Ils mangèrent fort peu, mais, en revanche, ils parlèrent de beaucoup de choses tristes du passé sans aucune amertume.

Pour en revenir au présent, M. Pascaud fit savoir à sa femme que le percepteur avait tout de suite remarqué la beauté de son écriture. Il lui en avait fait compliment, et lui avait demandé s’il consentirait à donner à ses deux enfants des leçons d’écriture et d’arithmétique.

« Des leçons de quoi ? demanda naïvement la fille du fermier.

— Des leçons d’arithmétique.

— Ah çà ! tu sais donc tout, toi ? lui demanda-t-elle avec une profonde admiration.

— Je ne sais pas tout, mais je n’ignore pas tout non plus, répondit le vieux commis avec une modestie un peu emphatique.

— Et j’espère bien que tu as accepté.

— Je l’espère bien aussi ; ce n’est pas pour le prix, quoique le prix ne soit pas à mépriser, mais ça me dérouillera, et puis j’ai idée que ce doit être joliment amusant d’apprendre quelque chose à des enfants comme ça. »

Mme Pascaud ne répondit que par un gros soupir. Pour la première fois de sa vie peut-être, elle regretta de ne pas avoir étudié comme son mari. Le bonhomme reprit, tout en épluchant une pêche: « Mme Gilbert fera l’éducation de sa fille, elle ne veut pas la mettre en pension. C’est une femme instruite, qui a pris son brevet supérieur. M. Gilbert poussera son fils aussi loin qu’il pourra, et le mettra ensuite au lycée de Tours pour qu’il entre à la fin de ses études dans une des écoles du gouvernement.

— Eh bien ! s’écria Mme Pascaud, si ces gens-là s’ennuient chez eux comme les de Jégon, je l’irai dire à Rome.

— Et moi, je ferai la route avec toi, dit facétieusement M. Pascaud, quoique Rome soit loin d’ici, et que le voyage doive coûter cher.

— Mais, reprit Mme Pascaud, qu’est-ce que tu appelles donc les écoles du gouvernement ?

—— Ce sont des endroits où les jeunes gens étudient pour devenir officiers, ingénieurs, et toutes sortes de choses comme cela. »

Oh ! si seulement M. Pichon eût été à portée d’entendre ces paroles, il aurait fermé l’œil droit et ouvert l’œil gauche, à la seule idée qu’un jour il déposerait a la Silleraye un élève de l’École Polytechnique ou de Saint-Cyr, et qu’une fois l’exemple donné, d’autres peut-être se décideraient à marcher sur leurs traces ; car, comme chacun le sait, il n’y a que le premier pas qui coûte.

Mme Gilbert les avait accompagnés jusqu’à la grille.


CHAPITRE XII


Comment se font les réputations. — Mme Gilbert remporte une grande victoireet est appelée « maman ni par un petit étranger.


Le lendemain, entre l’heure du déjeuner et celle du dîner, Mme Pascaud éprouva une envie irrésistible de descendre dans la basse ville, pour rendre visite à quelques vieux amis des deux sexes. Son cœur était trop plein, elle avait besoin de l’épancher ; et puis, elle n’était pas fâchée de faire savoir à qui de droit que son mari donnait des leçons aux enfants du percepteur.

Dans les quatre maisons où elle fit halte, en soufflant un peu, on l’accueillit par la même phrase: « C’est un évènement de vous voir. » Et, de fait, c’était un évènement ; car Mme Pascaud ne descendait plus guère de la ville haute que les, jours de marché, et ces jours-là elle avait trop à faire pour s’arrêter en route.

Dans les quatre maisons, elle avoua en souriant que c’était en effet un évènement de la voir, et elle raconta tout bonnement ce qui lui était arrivé ; ses auditeurs, gens naïfs, bons et simples comme elle, ne songèrent pas un seul instant à sourire de son enthousiasme ; ils la connaissaient et l’estimaient depuis trop longtemps pour se demander s’il n’y avait pas dans cet enthousiasme un tout petit peu d’engouement. « Voyez-vous ça ! » disaient-ils en secouant gravement la tête ; et une à une ses paroles entraient profondément dans leur mémoire pour n’en plus jamais sortir.

Quand elle releva fièrement la tête et dit qu’il s’était enfin rencontré un homme pour rendre justice à son mari, pour le consulter comme un oracle, pour lui confier ses enfants en ce qui concerne l’écriture et une autre chose dont elle avait oublié le nom, les vieux amis ne se demandèrent pas si l’enthousiasme de Mme Pascaud ne serait pas, par hasard, un tout petit peu intéressé. Non ! ils ne se demandèrent pas cela, car ils étaient bons et simples comme elle, et ils croyaient mot pour mot tout ce qu’elle leur disait, parce qu’elle n’avait jamais menti de sa vie, et qu’à sa place ils auraient pensé et parlé comme elle.

« On devait bien ça à Pascaud ! dirent-ils en toute sincérité et sans le moindre sentiment d’envie.

— Oui, on lui devait bien ça, répliqua Mme Pascaud sans fausse modestie, mais voilà le premier percepteur qui lui rende justice, et pourtant nous en avons vu passer ici des percepteurs de toutes les tailles et de toutes les couleurs !

— Oh oui ! nous en avons vu passer ; mais il est à croire que les hommes justes sont rares, dans la perception comme ailleurs. Du moins celui-là a bien l’air d’être un homme juste.

— C’en est un, répéta gravement la brave créature. En voulez-vous une preuve de plus ? Il a dit à Pascaud : « Vous n’êtes pas payé selon votre travail, et j’aviserai à augmenter vos appointements. » Ça n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? Eh bien, Pascaud m’a expliqué que l’augmentation sortira de la poche du percepteur. Le percepteur reçoit une somme, et là-dessus il paye le commis et les frais de bureau. Est-ce un homme juste celui qui fait cela ?

— C’est un homme juste, et un homme généreux.

— Pascaud voulait refuser. M. Gilbert lui a dit : « C’est à prendre ou à laisser. Vous accepterez ou nous nous dirons adieu ! » Ce qu’il y a de bon, c’est qu’avant de savoir à quelle crème de braves gens nous aurions affaire, je montais Pascaud contre le percepteur, je lui recommandais d’être raide comme un crin et de tout planter là, si l’autre faisait le fier ou le difficile ; eh bien ! j’aurais fait là un joli coup ! »

À la Silleraye, les domestiques et les gens de service font encore partie de la famille ; comme on n’a pas de secrets à cacher, comme d’ailleurs les gens sont triés, pour ainsi dire, sur le volet, et vieillissent dans la maison, on parle librement devant eux, et même on leur demande leur avis. Trois vieilles servantes et un homme de peine entendirent les propos de Mme Pascaud et exprimèrent silencieusement leur approbation par des signes de tête.

M. Pascaud, en quête de sa moitié, passa quelques minutes dans les trois premières maisons, et la rejoignit dans la quatrième. Ses dires confirmèrent ceux de sa femme, qui d’ailleurs n’avaient pas besoin d’être confirmés, vu que par l’honnêteté de sa vie elle avait mérité toute créance.

La parole respectée de ces deux humbles amis de M. Gilbert était tombée dans l’âme de leurs auditeurs comme une bonne graine dans une bonne terre. Maîtres et domestiques ruminèrent à loisir les confidences qu’ils avaient entendues, et à l’occasion en touchèrent quelques mots à leurs amis et connaissances.

Peu à peu, dans la basse ville, quand Mme Gilbert allait faire quelques commissions avec ses enfants, les gens commencèrent à aplatir leur nez contre les vitres de leurs fenêtres, ou à se risquer jusque sur le seuil de leurs portes pour les voir passer ; c’est un grand succès où M. Pichon n’avait pu atteindre, malgré tout le fracas de sa diligence. Il y a cent à parier contre un qu’il s’en fût réjoui jusqu’au fond de son âme au lieu de songer à en être jaloux.

Par quel passage mystérieux les confidences de Mme Pascaud remontèrent-elles jusque dans la haute ville ? c’est ce que personne n’a jamais pu savoir. Mais il est prouvé du moins qu’elles y remontèrent.

Dans les premiers temps, le donjon était resté désert et morne. Les seuls cris qu’on y entendît, c’étaient les cris des corbeaux au-dessus de la vieille tour romaine à l’un des bouts, et à l’autre bout, dans une maison aux fenêtres de laquelle on ne voyait jamais personne, les vociférations d’un perroquet invisible, qui passait sa journée à crier : « Jean ! » et à réclamer du « rrrhum » et du « rrrôti de mouton ! » Toutes les grilles des jardins demeuraient blindées de leurs volets en tôle. Un beau, jour la grille qui faisait face à la maison du percepteur ouvrit ses volets tout grands, et l’on put voir du dehors un beau jardin bien entretenu, et dans ce jardin un enfant malade qu’une vieille gouvernant etraînait dans une petite voiture. La petite voiture faisait de longues stations de l’autre côté de la grille, et l’enfant malade regardait la maison du percepteur.

Quelqu’un avait parlé de la famille Gilbert ; l’enfant malade, qui s’ennuyait à mourir, avait obtenu que l’on ouvrît les volets de la grille. Quand Mme Gilbert sortait avec ses deux enfants, le petit malade rougissait sans savoir pourquoi ; il regardait les deux enfants avec une curiosité inquiète et fiévreuse ; mais quand le regard de Mme Gilbert tombait sur lui, il se calmait comme par enchantement.

« Madeleine, dit-il un jour à sa gouvernante, je crois que je déteste ces deux petits-là.

— Pourquoi donc, mon chéri !

— Je ne sais pas. C’est peut-être parce que je ne peux pas courir comme eux.

— Sois tranquille, mon chéri, tu courras comme eux un de ces jours.

— J’aurai beau courir comme eux, reprit le petit malade avec une expression d’angoisse, je n’aurai pas une jolie petite maman comme eux pour m’embrasser et me caresser.

— Ne dis jamais cela devant ta tante, tu lui ferais de la peine.

— Je ne le dis qu’à toi, reprit l’enfant avec le sérieux d’un homme ; mais ma tante ne m’aime pas, puisqu’elle ne me caresse jamais. Sais-tu, ma petite Madeleine, une chose que tu devrais faire ? Tu devrais ouvrir la grille et me promener sur le donjon. Peut-être que la jolie dame me parlerait, peut-être qu’elle m’embrasserait.

— Je ferai ce que je pourrai, lui dit la gouvernante avec une certaine hésitation, mais je ne te promets pas de réussir. Tu sais que ta tante ne voulait même pas me laisser ouvrir les volets de la grille.

— Je le sais, répondit l’enfant d’un air sombre ; alors, saisissant la main de la vieille gouvernante, il la pressa contre sa joue en levant vers la brave femme des regards suppliants.

— Oui, oui, dit la brave femme, je ferai ce que je pourrai. » Et elle songea tout de suite à prendre pour complice le vieux docteur Durand, et à lui suggérer l’idée d’une promenade quotidienne sur le donjon.

Mme Gilbert avait bien remarqué le petit malade, et son cœur avait été ému de pitié ; ses enfants l’avaient remarqué aussi, et ils avaient demandé à leur maman la permission de courir jusqu’à la grille pour échanger des signes de tête avec le pauvre petit garçon. Mme Gilbert, qui avait volontiers accompagné ses enfants jusqu’à la grille, avait craint de paraître indiscrète, et, à regret, elle avait réprimé l’élan de son cœur.

Mais le pauvre petit malade la préoccupait autant qu’eux, et elle se demandait avec anxiété comment elle pourrait s’y prendre pour aller jusqu’à lui.

Le lendemain, le petit malade était sur le donjon dans sa voiture. Mme Gilbert marcha droit à lui et lui adressa quelques bonnes paroles. L’enfant la regardait d’un air sérieux et ses lèvres tremblaient.

« Embrassez-le, madame, » dit tout bas la gouvernante. Mme Gilbert se pencha et embrassa l’enfant sur le front. Alors, par un mouvement passionné, le petit malade lui jeta ses deux bras autour du cou et se mit à sangloter.

Mme Gilbert avait deviné depuis longtemps qu’il y avait un grand chagrin dans cette existence d’enfant, et elle en fut profondément troublée. Cependant elle calma le petit’malade par de douces paroles, et, lui abandonnant ses deux mains qu’il couvrait de baisers, elle releva la tête et regarda la gouvernante.

« Il n’a plus de mère, lui dit tout bas la gouvernante et sa tante est un peu… un peu sévère avec lui.

— Pauvre petite âme ! » murmura Mme Gilbert.

Georges et Louise intimidés se tenaient à l’écart, regardant l’enfant malade avec une sorte de respect.

« Emmenez-moi chez vous, dit le petit malade, je voudrais voir votre jardin.

— Il n’est pas aussi beau que le vôtre, lui répondit Mme Gilbert un peu embarrassée de cette demande.

— C’est un autre jardin ! répondit l’enfant avec un grand sérieux, et je suis si fatigué, si fatigué de voir toujours la même chose.

— Oh oui ! emmenons-le, s’écria Georges avec véhémence, il sera si content de voir la rivière et la forêt. »

Le malade lui jeta un regard de profonde reconnaissance, et Georges, sentant que la glace était rompue, s’approcha de la petite voiture, et sa sœur le suivit. Les trois enfants se regardèrent, et le petit malade sentit qu’il n’était plus jaloux des deux autres.

Mme Gilbert avait profité de cette diversion pour consulter la gouvernante.

« Si Madame veut faire la demande à Mme de Servan, je ne crois pas que Mme de Servan refuse. Elle n’accorderait pas cela à tout le monde ; mais elle a déjà entendu parler de madame.

— Alors, je lui écrirai. »

La gouvernante sourit : « Si j’avais, dit-elle, un conseil à donner à Madame, ce serait de parler elle-même ; je ne suis qu’une domestique et je n’ai pas le droit de faire des compliments ; mais je ne sais pas qui est-ce qui pourrait refuser quelque chose à Madame, si elle prend la peine de le demander elle-même. Que Madame m’excuse, ajouta-t-elle, en voyant que Mme Gilbert rougissait ; mais ça me semblé si naturel, que je n’ai pas pu m’empêcher de le dire. »

« Mon petit ami, dit Mme Gilbert en s’adressant au petit malade, je demanderai la permission à Madame votre tante et j’espère l’obtenir. En attendant, au revoir. »

Comme elle se penchait pour l’embrasser, il lui jeta encore une fois ses bras autour du cou et lui dit : « Permettez-moi de vous appeler maman !

— Très volontiers, mon chéri.

— Au revoir, maman, lui dit-il tout bas, sans oser lever les yeux, cette fois. Il était tout intimidé de son audace, et comme embarrassé de son succès.

Quand Mme Gilbert se fut éloignée, suivie des deux enfants qui se retournaient à chaque pas pour faire des signes de tête, le malade dit à sa gouvernante : « Madeleine, si tu savais comme je suis heureux ! j’ai une maman ! »

Mme Gilbert était préoccupée de la promesse qu’elle avait faite ; non pas qu’elle regrettât de l’avoir faite, ni qu’elle eût la moindre intention de l’éluder. Seulement, elle se demandait avec anxiété si elle avait chance de réussir, et pensait au chagrin du petit malade si elle ne réussissait pas. Aussitôt rentrée, elle appela son mari en consultation, et recourut aux lumières de M. Pascaud pour savoir quelle personne c’était que Mme de Servan.

« C’est une vieille fille, madame, répondit M. Pascaud d’un air grave seulement, comme à la Silleraye ; il y a beaucoup plus de vieilles filles que de femmes mariées, passé un certain âge, on les appelle : « madame, » je n’ai jamais su pourquoi.

— C’est comme les chanoinesses, fit observer M. Gilbert en souriant.

— C’est peut-être cela, répondit M. Pascaud, qui ne savait pas très bien ce que c’est qu’une chanoinesse. Dans tous les cas, c’est une vieille fille qui a la réputation de n’être pas commode tous les jours ; cependant je n’ai jamais entendu dire qu’elle fût ce qu’on appelle méchante, mais je la crois très fière. »

M. Gilbert regarda sa femme en souriant.

De peur que M. Pascaud ne prît ce sourire en mauvaise part, M. Gilbert lui expliqua ce qui s’était passé, et ce que sa femme comptait faire. M. Pascaud regarda Mme  Gilbert avec une respectueuse admiration, et, ayant ruminé quelque temps, s’écria : « Mais bah ! elle ne vous résistera pas à vous. »

Cependant le petit malade comptait les minutes et rendait la vie dure et amère à la pauvre Madeleine.

Enfin, la petite servante de Mme  Gilbert vint sonner à la grille, et remit à Madeleine un petit billet que Madeleine transmit au valet de pied, qui le présenta à Mme  de Servan.

Mme  de Servan mit son lorgnon, et regarda sévèrement l’adresse. Ne connaissant pas l’écriture, elle se décida à décacheter le billet. En voyant la signature, elle fronça ses épais sourcils. Qu’y avait-il de commun entre elle et la femme d’un percepteur ?

Mme  Gilbert présentait à Mme  de Servan ses compliments respectueux, et sollicitait d’elle la faveur d’une entrevue particulière.

Avant de formuler un refus bien net et bien positif par un billet laconique, Mme  de Servan relut le billet de Mme  Gilbert.

L’écriture lui plut, parce que ce n’était point cette misérable petite écriture anglaise, parfaitement nette quand on la regarde de loin, illisible quand on l’examine de près, et si banale que tous ceux qui s’en servent semblent l’avoir apprise du même maître. En second lieu, le billet était bien tourné, il avait été écrit par une personne qui savait son monde. Au lieu donc de parler de sa migraine comme elle en avait eu l’intention d’abord, Mme  de Servan écrivit à Mme  Gilbert qu’elle ne sortirait pas de l’après-midi. Une demi-heure après avoir reçu ce poulet, écrit d’une grande écriture de gendarme, Mme  Gilbert, le cœur un peu tremblant, sonna à la grille. Madeleine la conduisit jusqu’à l’antichambre et la livra au valet de pied, qui l’introduisit en présence de Mme  de Servan.

Mme  de Servan la reçut avec une froide politesse, et, de propos délibéré, lui laissa tout l’embarras de parler la première.

Si le cœur de Mme  Gilbert battait bien fort, sa volonté était ferme et elle se fiait sur la droiture de ses intentions. Aussi, malgré le silence affecté de Mme  de Servan, malgré ses grands airs et ses froncements de sourcils, elle dit ce qu’elle voulait dire, tout ce qu’elle voulait dire, et rien que ce qu’elle voulait dire.

« Si je vous comprends bien, dit Mme  de Servan avec majesté, mon neveu a eu l’insigne honneur d’inspirer de la pitié à vous et à vos enfants ».

Elle eût mérité d’être fouettée rien que pour l’emphase hautaine avec laquelle elle prononça ces deux mots : « l’insigne honneur. »

« Je me serai mal expliquée, répondit Mme  Gilbert avec douceur, j’aurais dû me faire mieux comprendre, et mieux marquer la différence qu’il y a entre la pitié qui peut être offensante, et la sympathie qui ne l’est jamais. »

Mme  de Servan rapprocha brusquement son fauteuil de celui de Mme  Gilbert.

« Chère madame, dit-elle en prenant les mains de la jeune femme, pardonnez-moi de vous avoir soumise à une épreuve. Je suis vieille, surtout je suis défiante, parce que j’ai éprouvé beaucoup de mécomptes dans ma vie ; mais il est impossible de ne pas reconnaître que vous être de notre monde. »

Par parenthèse, c’est un fait singulier que tous ceux qui connaissaient Mme  Gilbert trouvaient qu’elle était de leur monde, ce qui tendrait à prouver qu’elle était à sa place partout. Mme  Gilbert rougit de plaisir, non parce que l’autre lui faisait un compliment, mais parce qu’elle sentit qu’on lui accordait la permission de s’occuper du petit malade.

Mme  de Servan reprit : « Je ne suis pas sentimentale, ou du moins il y a longtemps que je ne le suis plus, mais il m’est impossible de n’être pas touchée des sentiments que vous venez de m’exprimer. Et pourtant je ne veux pas vous en remercier, devinez pourquoi. — Je ne devine pas, madame.

— C’est parce que, reprit Mme de Servan avec emphase, j’aurai l’honneur de vous porter mes remerciements chez vous. Avez-vous un jour ?

— Non, madame, on m’avait prévenue que les habitants de la Silleraye n’aiment pas à faire des visites.

— Dans tous les cas vous aurez la mienne.

—Alors, madame, mon jour sera celui que vous voudrez bien choisir. »

Mme de Servan tint absolument à reconduire sa visiteuse jusqu’au bas de l’escalier, condescendance qui frappa de stupeur le vieux valet de pied. Aussi, contre toutes ses habitudes, se fit-il un devoir d’escorter Mme  Gilbert jusqu’à la grille.

Comme Mme Gilbert arrivait au tournant de l’allée, une voix timide cria doucement: « Maman ! »

Mme Gilbert se retourna vivement et se trouva en présence du petit malade, qui attendait sa sortie, embusqué avec Madeleine derrière un massif d’arbustes.

Rien qu’au sourire de Mme Gilbert, il devina qu’elle avait gagné sa cause.

« Elle a bien voulu ? s’écria-t-il.

— Oui, mon chéri.

— Oh ! si vous saviez comme je vous aime ! »

cf