Maman/Chapitres VIII-X

Librairie Hachette et Cie. (p. 61-88).
Il se l’entonça jusqu’aux oreilles.



CHAPITRE VIII


M. Pichon admire un paysage et achète des joujoux. — Un dîner au Coq de Bruyère, menus propos des convives.


M. Pichon admire un paysage et achète des joujoux. — Un dîner au Coq de Bruyère, menus propos des convives. Quand le père du marmot arriva de la ville, il contempla avec des yeux tout ronds le spectacle étrange qui s’offrit à ses yeux. S’il avait eu la moindre notion de mythologie, il aurait songé immédiatement au vieux Silène faisant l’éducation de Bacchus enfant. Mais il n’alla pas si loin chercher des comparaisons ; le spectacle qu’il avait sous les yeux l’amusa pendant quelques secondes ; puis, tout d’un coup, il fut saisi d’un accès de jalousie en voyant son premier-né si bon camarade avec un étranger.

Il fit entendre un petit claquement des lèvres, et le marmot tourna vivement la tête ; il tendit les bras, et le marmot gigotta dans ses langes ; il prit le marmot, et le marmot sourit. Tout à coup le père, surpris, rencontra une résistance inattendue ; le petit enfant se tenait attaché des deux mains à la montre, comme un naufragé à une bouée de sauvetage. Dans son inexpérience de la vie, il ignorait que, quand on accepte les avantages d’une situation, il faut aussi en subir les charges ; il ne remarquait pas que l’homme et la montre n’allaient point l’un sans l’autre, et que s’il voulait jouir de la montre, il fallait accepter l’homme par-dessus le marché. Avec les jeunes gens de son âge, le raisonnement est de peu de ressource ; aussi n’essaya-t-on point de lui parler raison ; le père tira de sa poche un bâton de sucre d’orge en l’élevant en l’air. Pour saisir cette nouvelle proie, les deux petites mains làchèrent la bouée de sauvetage, et le père rentra sans coup férir en possession de sa progéniture.

Quand M. Pichon eut expédié sa friture et quelques accessoires, le soleil couchant envoyait de longues traînées de lumière, qui faisaient resplendir certaines parties du fleuve comme du métal en fusion, tandis que les autres parties paraissaient, par le contraste, sombres et fraîches comme des dessous de bois, le matin, à l’heure de la rosée. De l’autre côté de la Loire, des gens, assis sur la quille d’un bateau renversé, causaient et riaient ; leurs paroles et leurs rires joyeux couraient à la surface de l’eau, et rebondissaient jusque dans la petite salle de la guinguette. Les travailleurs de la campagne commençaient à rentrer des champs, et passaient en traînant un peu la jambe, leurs instruments de travail sur l’épaule. Tous échangeaient un signe de tête avec les gens de la guinguette.

M. Pichon se leva et se remit en route. Il marchait lentement pour jouir de la fraîcheur délicieuse qui s’élevait du fleuve, et surtout pour savourer à loisir le calme et la paix d’une des plus belles soirées dont il pût se souvenir, si loin qu’il remontât dans le passé. Il est probable cependant qu’il en avait vu d’aussi belles, car les belles soirées ne sont pas rares sur les bords de la Loire ; mais il est probable aussi qu’il ne les avait jamais vues dans d’aussi bonnes dispositions d’esprit.

Certes, un beau paysage est toujours un beau paysage, que ! que soit le spectateur qui le contemple. Mais le même paysage ne dit pas la même chose à la même âme, mettons au même conducteur de diligence, selon que ce conducteur est préoccupé des choses de son métier, des tracasseries de ses chefs, de l’humeur de ses chevaux, du soin égoïste de lui-même ; ou bien, selon qu’il lui est entré dans l’intelligence des idées plus élevées, dans le cœur des sentiments plus généreux. Tel était le cas de M. Pichon, et voilà pourquoi il trouvait cette soirée-là plus belle que toutes les autres.



Le petit se tenait attaché à la montre.
Quand il traversa le pont, les becs de gaz formaient comme deux lignes de vers luisants dans la demi-obscurité du crépuscule ; mais les magasins ne faisaient pas encore ruisseler sur les trottoirs la lumière éclatante de leurs lampes à réflecteurs. Enhardi par le mystère de cette demi-obscurité, M. Pichon fit un coup de tête, et pénétra brusquement dans un des magasins de joujoux. Au bruit de la sonnette, les gens de la maison, qui dînaient dans l’arrière boutique, cessèrent brusquement de parler et de rire. Quelqu’un se leva, prit une des deux lampes qui éclairaient la table, et M. Pichon se trouva face à face avec. une jeune femme très élégante, qui lui demanda ce qu’il désirait. Bien qu’à le voir, la jeune dame élégante s’était dit que ce bonhomme devait se tromper de porte.

« Faites excuse, dit M. Pichon, c’est une commission que j’ai à faire ; je ne me connais pas en joujoux, vous savez ; et je me fie à vous pour me donner quelque chose de joli ; il s’agit d’un petit garçon de huit ans et d’une petite fille de sept. »

Il ajouta prudemment: « C’est une famille très bien, et s’ils sont contents, vous aurez la pratique ! »

Cette perspective n’éblouit pas la jeune femme élégante, ou du moins, si elle fut éblouie, elle n’en fit rien paraître. Avec cette dextérité que donne une longue habitude, elle ouvrait des vitrines et les refermait presque aussitôt, après avoir escamoté deux ou trois objets, qu’elle répartissait au fur et à mesure en deux lots, sur la grande table du milieu. M. Pichon, les deux bras ballants, la regardait opérer avec une admiration profonde. En général, les objets lui plaisaient, quoiqu’il trouvàt que ce n’était peut-être pas assez haut en couleur. Mais il eut la prudence de garder son opinion pour lui.

Il y eut un moment où la jeune femme posa la lampe entre les deux lots, et regarda M. Pichon d’un air interrogateur. M. Pichon, de son côté, la regarda d’un air parfaitement ahuri.

La dame réprima un sourire, et dit: « Je ne sais pas si je dois ajouter d’autres joujoux ; vous ne m’avez pas dit quel prix les personnes veulent y mettre.

— Oh ! ils ne regardent pas au prix ; ils sont comme cela dans cette famille-là !

— Dans tous les cas, reprit la dame en promenant d’un air indécis la lumière de la lampe sur plusieurs vitrines, je ne vois pas trop ce que je pourrais ajouter pour le moment. Mais, d’ici à deux ou trois jours, nous recevrons un assortiment nouveau ; alors vous pourrez revenir.

— C’est ça, je pourrai revenir, répondit M. Pichon d’un air entendu. Maintenant, voulez-vous me dire ce que je vous dois ? »

La dame prit un crayon et un bout de papier, et fit l’addition en quelques secondes.

Le total était beaucoup plus fort que M. Pichon ne s’y était attendu ; mais il ne sourcilla pas, lui que l’on accusait d’habitude d’être un peu « regardant ». Seulement, ayant entendu dire qu’il fallait toujours marchander dans les magasins, il marchande, afin de ne pas avoir l’air d’un paysan qui arrive de son village.

« Tout est à prix fixe, lui dit doucement la jeune femme élégante, et elle jeta un regard un peu impatient vers l’arrière-magasin, où l’on entendait toujours un bruit de couteaux et de fourchettes.

— Allons donc ! reprit familièrement M. Pichon, on dit que vous gagnez gros sur ces petites machines-là ; vous me rabattrez bien dix sous ? »

La jeune femme s’était attendue à des prétentions exorbitantes, et se préparait mentalement à soutenir la lutte, dût son dîner en être encore retardé. Cette demande naïve la fit sourire, et elle rabattit les dix sous, en déclarant à M. Pichon qu’elle y consentait, parce que c’était lui. On sait que c’est la formule usitée en pareil cas.

L’honneur étant sauf, puisqu’il avait marchandé et obtenu une réduction, M. Pichon paya, sans broncher, une somme qui aurait fait faire la grimace à des gens beaucoup plus riches que lui.

Autrefois, à l’époque lointaine de sa verte jeunesse, M. Pichon avait en mainte rencontre dépensé sans compter ; mais comme c’était en égoïste qu’il dépensait, et uniquement pour son plaisir, chacune de ses dépenses lui avait laissé un regret et un remords: le regret d’avoir dépensé son argent et le remords de l’avoir mal dépensé. Ce soir-là. il n’éprouva ni regret ni remords, car il avait dépensé pour faire plaisir à quelqu’un. Aussi, quand il sortit du magasin, son paquet de joujoux sur le bras, il s’applaudissait de son heureuse audace, et riait en lui-même à l’idée du plaisir qu’éprouveraient « les deux mignons ». Pendant que M. Pichon expédiait sa friture dans la petite guinguette, les Gilbert dînaient tranquillement avec leur ami dans le salon particulier de l’hôtel du Coq de Bruyère.

Leur entrée à l’hôtel avait été signalée par un petit incident qui avait d’abord fait rire le capitaine Maulevrier, et qui ensuite lui donna à réfléchir.

Le propriétaire de l’hôtel avait pour père un ancien frotteur ; ce frotteur avait passé toute sa vie à détester les riches qui le faisaient vivre ; son seul désir était de passer ses dernières années sans rien faire, habillé de drap et chaussé d’escarpins vernis ; surtout il tenait à avoir un chapeau de haute forme, bien luisant, qu’il n’ôterait jamais devant personne, pour montrer aux gens qu’il les valait bien.

C’était chez lui une idée fixe ; le bonhomme devint monomane et perdit toutes ses pratiques.

Son fils, qui était garçon d’hôtel au Coq de Bruyère, se conduisit comme un homme de cœur. Ne pouvant ni surveiller ni recueillir son père, il trouva cependant moyen de le soustraire à l’Asile des aliénés, en le mettant en pension chez des braves gens de la campagne, qu’il connaissait.

Deux fois par mois, il allait passer avec lui sa journée de liberté, se privant de tout pour que le bonhomme eût la vie douce et facile. Dans des temps plus heureux, il avait acheté sur ses économies une obligation de la ville de Paris. Un beau jour, le numéro de cette obligation sortit au tirage de la salle Saint Jean, et le pauvre garçon d’hôtel se trouva subitement à la tête de cent cinquante mille francs.

Le bonhomme Picoreau, son patron, qui depuis longtemps méditait d’aller planter ses choux et tailler sa vigne dans sa jolie propriété de Saint-Avertin, lui accorda la main de sa fille et lui céda son hôtel.

Le premier soin du nouveau maître d’hôtel fut de rappeler son père, de l’installer dans une des plus jolies chambres de la maison, de le vêtir de drap fin, de le chausser d’escarpins vernis, et de le coiffer d’un chapeau de haute forme, le plus luisant qu’il put trouver.

Dès le matin, le bonhomme, après s’être rasé avec soin, descendait avec une des chaises de sa chambre, et s’installait sous la porte cochère. Sa plus grande jouissance était de montrer son beau costume noir et de faire affront aux gens bien mis qui entraient à l’hôtel, en gardant son chapeau sur sa tête quand ils passaient.

Dans les premiers temps, cette manie de l’ancien frotteur fit du tort au Coq de Bruyère ; quelques clients irascibles donnèrent leur pratique à l’hôtel du Croissant pour ne point changer de rue ; quelques pensionnaires de la table d’hôte allèrent chercher fortune ailleurs.

Le nouveau patron fut mortifié ; mais il tint bon quand même ; il se garda bien surtout de faire aucune observation à son père.

« Tu devrais peut-être le renvoyer à la campagne, lui dit un jour le bonhomme Picoreau.

— C’est mon père, lui répondit son gendre, et sa place est dans ma maison.

— D’accord ; mais s’il continue à faire affront aux voyageurs ?

— C’est son seul plaisir à ce pauvre homme, et ce n’est pas moi qui le lui ôterai. D’ailleurs, les affaires vont bien ; les clients qui sont partis ont été remplacés par d’autres, et Zélie est de mon avis, n’est-ce pas, Zélie ? »

Zélie (autrefois Mme Picoreau) fit un signe de tête en souriant.

Le bonhomme Picoreau, inspection faite de l’hôtel, constata que tout allait bien, et ne parla plus de renvoyer l’ancien frotteur à la campagne.

Le capitaine Maulevrier avait oublié de prévenir ses amis de l’innocente manie du bonhomme.

Quand le petit groupe parut sous la porte cochère, le maniaque se redressa sur sa chaise, et, portant ses deux mains aux deux ailes de son chapeau, se l’enfonça jusqu’aux oreilles.

Mme Gilbert le regarda avec surprise. À peine ses regards eurent ils rencontré ceux du maniaque, qu’il tressaillit, ôta vivement son chapeau et le cacha derrière lui.

« Vous avez le regard qui dompte les fous, dit en riant le capitaine Maulevrier à Mme Gilbert. Vous en doutiez-vous ?

— Pas le moins du monde, répondit-elle d’un air surpris ; mais, capitaine, à quoi reconnaissez-vous cela ?

— Le bonhomme en noir qui est assis sous la porte cochère est fou. — Pauvre homme ! » dit Mme Gilbert, et elle se retourna involontairement.

Le maniaque était toujours debout. Seulement il avait remis son chapeau, et il regardait {Mme}} Gilbert d’un air étonné.

Quand elle se retourna, il ôta vivement son chapeau et s’inclina gauchement avec un sourire niais.

« Sa folie, reprit le capitaine Maulevrier, consiste à ne vouloir saluer personne, et il vous a saluée deux fois. »

Mme Gilbert rougit légèrement, et le capitaine, en homme bien élevé, passa tout de suite à un autre sujet.

Pendant que son régiment était en garnison à Paris, il avait rencontré dans le monde un savant célèbre, dont la conversation l’avait vivement intéressé. Selon ce savant, certaines natures d’élite, par leur seule présence, sans le vouloir et sans le savoir, exercent une influence singulière sur tout ce qui les entoure ; les animaux eux-mêmes la subissent, et elle dompte les fous.

Le dîner fut charmant, sans que personne eût prononcé une parole qui fût digne d’être citée. Seulement tous les convives se sentaient heureux d’être ensemble, et le capitaine éprouvait un sentiment de bien-être, de quiétude, qu’il n’avait jamais éprouvé jusque-là.

Tout en soutenant la conversation, qui n’était pas difficile à soutenir, il poursuivait le cours de ses réflexions. Ses réflexions l’amenèrent juste au même point où elles l’avaient conduit le soir de son arrivée à la Silleraye: « Heureux les gens qui ont un foyer et une famille ! »

« Ma chère Jeanne, dit gaiement le capitaine Gilbert, avouons que nous sommes d’heureux mortels, et que tout nous réussit au delà de nos espérances. Il nous faut une maison, un mobilier, et Maulevrier nous offre par le télégraphe maison et mobilier. M. Pichon veille à ce que les lits soient prêts et le linge déballé. M. Pascaud prend la peine de garnir la cave, et Mme Pascaud se charge de l’office ! Je crois que si le docteur me voyait en ce moment, il aurait de la peine à me reconnaître. Cela lui faisait de la peine, à cet homme, de me voir indifférent à toutes choses ; eh bien ! foi de percepteur, je grille d’être là-bas ! littéralement, j’en grille ! À la santé de MM. Maulevrier, Pichon et Pascaud et de Mme Pascaud. Non ! j’aurais dû commencer par Mme Pascaud. À la santé de tous ces braves gens qui nous ont préparé cette entrée presque triomphale dans cette bonne ville de la Silleraye !

— Tudieu ! que ! flux d’éloquence ! dit le capitaine Maulevrier en saisissant son verre. Eh bien, mon brave ami, au nom des braves gens ci-dessus mentionnés, je bois à ta santé ! »

Mme Gilbert regardait son mari avec des yeux ravis.

« Si seulement elle avait une sœur ! » pensa le capitaine Maulevrier.

« Ma chère Jeanne, dit tout à coup le capitaine Gilbert, si seulement nous avions pu prévoir que tout marcherait si bien, nous aurions amené ta mère et ta sœur avec nous. Je suis sûr qu’elles nous auraient volontiers sacrifié les bains de mer.

— D’autant plus, ajouta vivement le capitaine Maulevrier, que l’air de votre terrasse, sur le rempart, vaut certainement celui de la mer. »

ll coupa deux beaux roseaux.


CHAPITRE IX


M. Pichon forme un élève distingué. — Les réflexions d’un petit garçon le rendent tout rêveur.


Quand M. Pichon se réveilla le lendemain matin, il commença par se frotter les yeux et se dit comme tous les matins :

« Où en sommes-nous ? »

Ses yeux tombèrent sur le paquet de joujoux.

« Pas possible ! s'écria-t-il ; comment ! j’ai eu cette audace-là ! Il faut croire que j’avais la tête un peu montée ! Non ! non ! je ne serai jamais assez hardi pour leur mettre cela dans la main de but en blanc ; d’abord je ne saurais pas comment m’y prendre ! Ma foi, puisque c’est acheté, les petits de Saumur en profiteront. J’enverrai le paquet par une occasion ; et même, mieux que cela, je ferai la commission moi-même. Mon neveu ne sera pas surpris, non ! c’est le chat ! »

Là-dessus, il prit un trousseau de clefs et ouvrit, non sans peine, un coffre énorme, dans la construction duquel entrait beaucoup plus de fer que de bois, et beaucoup plus de bois que d’art. Il mit le paquet de joujoux en sûreté dans un compartiment où il y avait une certaine quantité de pièces de monnaie de toute espèce. D’un autre compartiment, il tira une chemise, la plus blanche et la plus empesée qu’il pût trouver, et la déposa sur son lit. À vrai dire, ce n’était pas son jour de chemise blanche ; mais il savait parfois rompre avec ses habitudes pour se mettre à la hauteur des circonstances.

Une fois habillé, il commença à arrimer dans ses poches nombreuses les différents objets qui lui étaient nécessaires pour sa longue traversée. Quand il en fut arrivé à la pipe, il la repoussa, ayant fait un ferme propos de ne point fumer en conduisant le percepteur et sa famille. Cependant il songea au retour, et s’étant assuré que la pipe ne sentait pas trop à travers le porte-pipe, il la relégua au fond d’une de ses poches les plus secrètes, au risque de la casser en s’asseyant dessus.

« Voilà notre ami Pichon, qui a été si complaisant, dit le capitaine Maulevrier en présentant « notre ami Pichon » à M. et à Mme Gilbert.

« Ç'a été un plaisir, répondit l’ami Pichon avec une confusion qui n’avait rien d’affecté, et il regarda timidement il Mme Gilbert en dessous. Avisant les deux enfants qui le considéraient de loin, il alla droit à eux et leur demanda s’ils étaient contents d’aller en voiture. Naturellement, ils étaient très contents.

« Elle est très belle, votre voiture, lui dit le petit garçon.

— Elle n’est pas laide, répondit Pichon en se rengorgeant.

— Est-ce qu’ils sont méchants, vos chevaux ? demanda la petite fille d’un air sérieux.

— Oh non ! ma petite demoiselle, doux comme des agneaux.

— Et puis, ajouta le petit garçon d’un air entendu, tu sais ce que disait hier le capitaine Maulevrier: M. Pichon conduit très bien. »

M. Pichon grimpa sur son siège et fouetta ses chevaux.

À chaque côte, M. Pichon avait l’habitude de descendre pour se dégourdir les jambes. À la première côte, il eut soin de marcher à la hauteur du coupé ; mais il n’osa pas regarder dedans, de peur d’être indiscret.

À la seconde côte, il risqua un timide coup d’œil, M. et Mme Gilbert causaient tranquillement, les deux enfants lui adressaient des signes de tête, comme à une vieille connaissance.

À la troisième côte, il prit son courage à deux mains, et s’adressant à Mme Gilbert, il lui dit:

« Si le petit monsieur et la petite demoiselle ont des fourmis dans les jambes, ils peuvent descendre pour se les dégourdir un peu, je veillerai bien sur eux. »

Les enfants regardèrent leur mère avec des yeux suppliants ; justement ils avaient des fourmis dans les jambes, et puis il faisait très beau temps, et les talus des fossés étaient pleins de fleurettes.

Mme Gilbert fit un petit signe de tête et les deux enfants battirent des mains. M. Pichon fit arrêter son attelage, ouvrit la portière et prit successivement les deux enfants, qu’il déposa sur la route avec un grand luxe de précautions. S’il ne les embrassa pas pour sa peine, ce n’est pas faute d’en avoir grande envie, c’est qu’il n’osa pas.

« Marchez bien sagement et ne vous échauffez pas, » dit Mme Gilbert aux deux enfants.

Le petit garçon vint se placer à la droite de M. Pichon et la petite fille à la droite de son frère.

Comme ils n’étaient ni sottement timides ni empruntés, ils lui firent sur tout ce qu’ils voyaient une foule de questions, auxquelles il répondit de son mieux. Bientôt ce fut à lui d’interroger et à eux de répondre. D’abord il s’enquit de leurs noms. Le petit garçon s’appelait Georges, « comme son grand-père » ; la petite fille s’appelait Louise, « comme sa bonne petite tante ».

« Est-ce qu’elle ressemble à votre maman, cette bonne petite tante ? »

La petite fille, embarrassée, regarda son frère, qui répondit:

« Oui, elle lui ressemble.

— Est-ce qu’elle est mariée ? demanda M. Pichon, en regardant le bleu clair du ciel à travers les feuilles menues d’un gros cormier.

—Non ! » répondirent les deux enfants.

M. Pichon pensa tout de suite au capitaine Maulevrier, et garda quelques instants le silence. Tout à coup le petit garçon se baissa pour ramasser un bâton d’épine dans la poussière de la route.

« N’y touchez pas, dit vivement M. Pichon ; on ne sait pas si celui qui l’a perdu avait les mains propres. »

Le petit garçon n’insista pas, seulement il dit:

« C’est dommage, cela m’aurait fait une belle canne. »

M. Pichon, sans prononcer une seule parole, franchit le fossé de la route, escalada le talus, et, tirant un couteau de sa poche, coupa deux beaux roseaux bien unis et bien droits, et revint près des enfants en disant:

« Vous aurez chacun une canne ! »

Les deux enfants se regardèrent, muets de surprise et d’admiration. En un tour de main, M. Pichon eut fait de ses deux roseaux deux cannes présentables.

« Oh ! merci ! monsieur Pichon ! » s’écrièrent-ils chacun à leur tour quand M. Pichon le leur tendit, en commençant par « la demoiselle », car M. Pichon savait vivre.

Le premier usage que firent les deux enfants de leurs cannes, ce fut de s’appuyer dessus avec des airs graves, comme des voyageurs fatigués, en déclarant que « c’était joliment commode pour marcher ! » Ensuite ils se précipitèrent vers la diligence pour faire admirer leurs cannes à leurs parents.

M. Pichon les devança vivement:

« Pas si près des roues ! » leur cria-t-il en étendant le manche de son fouet comme une barrière.

Le papa et la maman admirèrent les cannes, et il M Gilbert remercia le conducteur du regard en lui adressant un petit signe de tête qui voulait dire: « En vérité, vous les gâtez. »

À plusieurs reprises, les enfants avaient essayé d’apercevoir Marie, qui était dans l’intérieur. Mais Marie causait avec une bonne femme de la campagne et ne songeait point à regarder ce qui se passait sur la route.

« Marie aimerait peut-être à descendre aussi, dit la petite Louise à M. Pichon ; elle est toute seule et elle doit s’ennuyer.

—Nous lui demanderons à la première côte si elle veut descendre, répondit complaisamment M. Pichon ; maintenant il est trop tard. »

Comme les enfants s’étaient remis à marcher gravement sur l’ac

Ils s’appuyérent dessus avec des airs graves.
cotement de la route en s’appuyant sur leurs cannes, M. Pichon s’approcha du coupé et dit à Mme Gilbert:

« Les petits messieurs aiment quelquefois à monter avec le conducteur pour conduire les chevaux. Si vous vouliez permettre à M. Georges de monter avec moi, j’aurais bien soin de lui, et il s’amuserait comme tout !

— C’est lui qui vous l’a demandé ? dit le capitaine Gilbert.

— Non, monsieur, c’est une idée qui m’est venue ; parce qu’il est si gentil que j’aimerais a lui faire plaisir, voilà tout ; même je n’ai pas voulu parler de cela devant lui, pour qu’il n’ait pas le cœur gros, si la chose ne vous plaît pas.

— Il n’y a pas de danger ? demanda Mme Gilbert à son mari.

— Avec un conducteur comme M. Pichon, il n’y a pas l’ombre d’un danger. Je sais qu’on peut se fier à lui.

— On le peut, répondit simplement M. Pichon.

— Eh bien ! monsieur Pichon, puisque vous voulez bien vous embarrasser de lui…

— Embarrasser ! madame, dit il. Pichon d’un ton de reproche.

— Je lui permets de monter avec vous, et je vous remercie mille fois de votre complaisance. »

M. Pichon rejoignit les deux enfants, et les parents s’amusèrent à regarder le coup de théâtre. De la voiture on n’entendait pas le dialogue, mais il était facile de deviner les paroles en voyant les gestes. D’abord, Georges s’arrêta tout surpris et devint rouge comme une cerise. Ensuite il se tourna vers la diligence. Ses parents ayant, du geste, confirmé les paroles de M. Pichon, il se mit à sautiller en tournant sur lui-même et en battant des mains. Louise le regardait avec stupeur.

« Comprends-tu, Louise, je vais conduire les chevaux ! dit-il avec une gravité pleine d’importance.

Et il ajouta aussitôt:

« Sois tranquille, je ne ferai pas verser la voiture ? »

Louise lança sur lui des regards pleins d’admiration, comme sur un héros destiné à accomplir de grandes choses. Quand la diligence fut arrivée sur le plateau, Louise rentra dans le coupé, et Georges fut hissé sur le siège du conducteur. À la côte suivante, Louise descendit du coupé et Georges de son siège. Georges avait cet air tout particulier des gens qui ont beaucoup vu et beaucoup appris. « On n’a pas besoin de moi pour le moment, dit-il d’un air capable ; aux montées, les chevaux vont tout seuls. Oh ! si tu savais, ajouta-HI à demi-voix, comme c’est difficile et dangereux de conduire, mais comme c’est amusant ! Tu tires les guides de ce côté, les chevaux vont de l’autre côté ; tu tires de ce côté-là, et les chevaux vont de ce côté-ci. Tu comprends bien ? Mais il faut savoir tirer ! Sans cela, si tu tires trop fort, les chevaux s’en vont dans le fossé et la diligence fait la culbute avec tous ceux qui sont dedans, palatras ! Et puis, tu sais, la diligence doit toujours suivre la droite de la route pour ne point se cogner contre les voitures qui viennent ; et alors, quand il y a déjà à droite une voiture devant vous, qui va moins vite que vous, on tourne à gauche pour la dépasser, tiens ! comme ça ; et puis on regagne sa droite, comme ça. Je te réponds qu’il ne faut pas perdre la tête. Aussi j’avais toujours l’œil sur mes chevaux. Et à la descente d’une côte, sais-tu ce qu’on fait ?

— Non, répondit Louise ingénument.

— Au fait, reprit Georges d’un ton protecteur, tu ne peux pas savoir, toi, tu es une petite fille.

— Il y a des dames qui conduisent, » objecta timidement la petite fille. Cet argument étonna le jeune conducteur, mais pas pour longtemps.

« C’est vrai, reprit-il d’un air triomphant, il y a des dames qui conduisent, mais pas des diligences ! Aux descentes, pour empêcher la diligence de rouler trop vite et de bousculer les chevaux, on tourne une manivelle qui ressemble à la poignée d’un moulin à café, mais qui est bien plus grosse. Alors il y a une machine qui marche et qui applique une autre machine contre les roues ; alors ça frotte et les roues ne tournent plus si vite. Comprends-tu ? »

Louise fit signe qu’elle comprenait ; mais quelque chose avertit son frère qu’il abusait de ses avantages et de sa supériorité. Il se hâta d’ajouter:

« C’est joliment dur, va, les guides, et j’en ai les mains toutes coupées. La manivelle pour les descentes, je n’ai pas pu la faire tourner: c’était trop fort pour moi. »

Content d’avoir fait cet aveu magnanime, il reprit d’un ton confidentiel: « M. Pichon dit que je l’ai joliment aidé, et que je pourrai conduire sans accrocher et sans verser. Je demanderai à papa s’il veut que je sois conducteur ? » Louise poussa un petit soupir. Elle n’était pas jalouse de son frère ; mais cela lui faisait quelque chose de voir qu’il eût suffi de si peu de temps pour mettre entre eux un si grand intervalle. Il la mépriserait peut-être, et il ne serait plus aussi gentil avec elle.

« T’es-tu ennuyée pendant que je n’étais pas là ? lui demanda-t-il en lui prenant les mains.

—Un peu, mais pas beaucoup, parce que maman m’a raconté des histoires, et puis j’ai lu dans mon livre où il y a des images.

— Parce que, répondit Georges en se penchant pour l’embrasser, si tu t’ennuyais, M. Pichon aurait beau me dire qu’il a besoin de moi, tu peux être sûre que je ne monterais pas sur son siège, non, je n’y monterais pas. Je t’aime mieux que lui, tu comprends ! »

Louise sourit en regardant son frère, et lui déclara que puisque M. Pichon avait absolument besoin de lui, il ne fallait pas le désappointer. Il lui suffisait de savoir que son frère l’aimait mieux que M. Pichon, et qu’il ne la méprisait pas depuis qu’il savait conduire. Elle le supplia même de remonter sur le siège, et il y remonta.

Les enfants ne s’amusent pas longtemps de la même chose, et Georges fut bientôt fatigué de conduire. Il rentra dans le coupé, ayant stipulé toutefois que M. Pichon l’avertirait quand on serait sur le point d’arriver à la Silleraye, afin qu’il y pût faire une entrée triomphale, tenant les guides en main.

M. Pichon, solitaire sur son siège, se mit à ruminer, selon son habitude, et se demanda où diable les enfants pouvaient prendre ce qu’ils vous disaient.

Flatté des éloges de M. Pichon, Georges lui avait demandé s’il avait des petits garçons.

« Non.

— Et des petites filles.

— Non.

— C’est dommage.

— Pourquoi ?

— Parce que vous les auriez gâtés.

— J’ai des neveux et des nièces.

-— Vous les aimez bien, n’est-ce pas ?

— Hum ! oui, assez.

— Est-ce que vos neveux savent conduire ?

— Hum ! pas que je sache. Le fait est que je ne les vois jamais. » Là-dessus Georges avait cessé de questionner M. Pichon, et était demeuré assez longtemps silencieux et rêveur. C’est à propos de ce dialogue que M. Pichon se demandait où diable les enfants pouvaient prendre ce qu’ils disaient.

« Eh bien quoi ? se dit-il brusquement ; est-ce que je vais broyer du noir à cause de cela ? »

Comme on approchait de la Silleraye, M. Pichon, fidèle à la parole donnée, avertit Georges et l’aida à monter sur le siège.

« Monsieur Pichon, dit l’enfant, j’ai quelque chose à vous dire.

— Quoi donc, mon bijou ?

— J’ai demandé à papa s’il veut que je sois conducteur.

— Et qu’est-ce qu’il vous a répondu, votre papa ?

— Il m’a dit: « Commence par faire tes études, et quand tu seras bachelier, nous verrons. »

—Tout n’est pas rose dans le métier de conducteur, dit gravement M. Pichon.

— Comment cela ?

Un conducteur qui passe sa vie à rouler sur les routes n’a guère le temps de voir sa famille, et…et il finit par l’oublier un peu.

— Oh non ! ce n’est pas possible.

— Si, mon bijou, c’est possible. Ainsi, moi qui vous parle, j’ai des neveux que je ne connais pas encore. Mais, se hâta-t-il d’ajouter, je vais prendre un congé pour aller les voir et passer quelques jours chez eux.

—Monsieur Pichon, dit Georges avec un air très grave et un soupir de regret, je crois que je ne serai jamais conducteur. »

Il attendait tranquillement.


CHAPITRE X


L’Observateur de la Silleraye. — Le ménage Pascaud. — Mme Pascaud conseille à son mari d’être « comme un crin » avec le nouveau percepteur. -— Les sentiments d’un chien obèse.

ll y avait à la Silleraye une petite impasse silencieuse et retirée où l’on avait jadis planté un marronnier en vertu de ce principe : par tout où l’on peut raisonnablement planter un arbre, il faut en planter un. À l’ombre de ce marronnier, qui était devenu énorme avec le temps, les pavés de l’impasse s’étaient couverts de mousse, et les bâtiments voisins avaient pris le parti d’imiter le bon exemple des pavés. L’un de ces bâtiments était une sorte de remise, où un marchand de la ville, qui avait eu autrefois âne et voiture pour aller le dimanche à sa vigne, avait longtemps remisé, sa voiture et son âne. Le marchand étant parti pour un monde meilleur, sa succession avait été partagée entre ses héritiers, et comme aucun de ses héritiers n’avait âne et voiture, la remise avait été abandonnée à elle-même ; grâce au temps qui détruit tout, grâce à l’ombre humide du marronnier, la remise était devenue l’objet le plus lamentable et le plus décourageant qui pût frapper les regards d’un mortel.

Juste en face de la remise il y avait une fenêtre, à travers les vitres poussiéreuses de laquelle on apercevait un homme chauve, le nez orné d’une grosse paire de lunettes. L’homme chauve, d’un air mélancolique, tantôt regardait la remise pour entretenir sa mélancolie, tantôt lisait des journaux en fronçant le sourcil. Par moments, il saisissait brusquement d’énormes ciseaux qui étaient à sa portée sur la table. Au lieu de se passer les grands ciseaux à travers le corps, pour en finir avec la vie et ne plus jamais voir la remise d’en face, il s’en servait pour découper dans les journaux des colonnes entières ; ensuite il accrochait les colonnes à un crochet de cuivre monté sur pied et qui avait un faux air d’instrument de dentiste.

Quelquefois l’homme chauve était troublé dans sa solitude mélancolique par la visite du notaire, de l’avoué ou de l’huissier, qui lui remettaient de la main à la main des papiers manuscrits, et se battaient de fuir l’ombre du marronnier.

Telle était la vie de l’homme mélancolique pendant trois jours de la semaine : le dimanche, le lundi et le mardi.

Le mercredi matin, il se prenait la tête à deux mains, décrochait les colonnes de journal, les raccourcissait avec ses ciseaux, et, après les avoir raccourcies, les prenait dans sa main gauche, les étalait comme des cartes à jouer, et les changeait de place après mûre réflexion, comme un joueur avisé qui compose son jeu.

Parfois il saisissait une plume, biffait une ligne, en ajoutait une autre ; quand l’effet de l’ensemble lui paraissait satisfaisant, il se levait de son fauteuil, ouvrait une porte et faisait cadeau de ses colonnes à un petit homme boiteux, noirâtre et malpropre.

« À imprimer ! » disait-il d’un ton solennel. Alors le boiteux noirâtre s’accroupissait, comme un singe, sur un grand tabouret, et, sans se presser, tirait les lettres de leurs compartiments et les alignait devant lui.

Quand il avait ainsi composé une colonne, il en donnait l’épreuve toute fraîche à l’homme mélancolique, et attendait tranquillement, une main sur la hanche, l’autre sur le dossier du fauteuil, le regard obstinément fixé sur la remise. Après avoir relu et corrigé, l’homme mélancolique écrivait sur l’épreuve : « Bon à tirer !, et la rendait au boiteux.

C’est ainsi que s’élaborait avec une sage lenteur l’unique journal de la Silleraye, l’Observateur, puisqu’il faut l’appeler par son nom.

L’Observateur, qui paraissait une fois par semaine, le samedi, avait la prétention de tenir ses lecteurs au courant de ce qui se passait dans le monde, sans jamais donner son opinion personnelle, que ses lecteurs ne lui demandaient pas. L’homme mélancolique, propriétaire, gérant, et unique rédacteur de la petite feuille, était arrivé à la Silleraye avec la prétention secrète de « remuer l’arrondissement ». Pour excuser cette téméraire audace, il suffit de dire que l’imprudent avait eu cette idée à l’époque lointaine où il avait encore tous ses cheveux et où le marronnier n’avait pas encore intercepté à son profit tout le soleil destiné à vivifier l’impasse. Un instant il avait médité de fuir ; mais, n’ayant point trouvé à revendre le journal qu’il avait acheté un peu à la légère, il fut contraint de « brouter là où il était attaché », et, selon l’expression de M. Pichon, il s’était endormi comme les autres. Et cependant cet homme était un poète, et même dans sa verte jeunesse il avait rêvé la gloire littéraire.

La gloire littéraire à la Silleraye ! Un jour, il avait composé un numéro très remarquable, où il faisait en prose la leçon aux ministres, et où il avait révélé en vers la délicatesse de ses sentiments et les aspirations de son âme dans un sonnet intitulé: « le Printemps ! » Comptant beaucoup sur l’effet du numéro, il n’eut pas la patience d’attendre les louanges à domicile et se mit à courir la ville pour les recueillir au passage. Des gens qui ne se seraient pas dérangés pour lui dire leur opinion (par exemple, le maire) profitèrent de ce qu’ils l’avaient sous la main pour l’engager à ne pas recommencer.

Les abonnés ne lui demandaient pas son opinion sur les ministres, et ils n’avaient que faire de ses vers. Ils s’attendaient à trouver dans le journal ce qu’ils y avaient toujours trouvé: des renseignements sur la politique, la chronique de l’arrondissement de la Silleraye, la mercuriale des marchés et les annonces judiciaires. comme l’Observateur ne pouvait pas vivre sans abonnés, le propriétaire-gérant rédacteur ne recommença pas, mais il conserva de sa déconvenue une amère rancune. Aussi, toutes les fois que le boiteux lui apportait le premier exemplaire du dernier numéro tiré, il ne manquait pas de lui dire:

« Et c’est bien assez bon pour eux ! » Les abonnés de la ville, peu nombreux d’ailleurs, recevaient leur journal par l’entremise du fils du boiteux, boiteux lui-même, mais très ingambe et très alerte, ce qui le faisait remarquer dans une ville où tout le monde marche à pas comptés.

Le numéro qui annonçait un changement de percepteur ne produisit pas le moindre effet. Les abonnés de la ville haute, gens riches pour la plupart, et qui payaient leurs contributions par l’entremise de leurs domestiques, lurent ce fait divers avec une suprême indifférence. Les abonnés de la ville basse se demandèrent si le nouveau percepteur serait aussi tracassier que l’autre, et ce fut tout.

L’arrivée de ce fonctionnaire ne causa pas plus d’émoi que l’annonce de son arrivée. Les gens de l’hôtel de la Poste s’en préoccupèrent un peu, parce que M. Gilbert était l’ami du capitaine Maulevrier, qui était l’ami de M. Pichon. D’ailleurs, pour qu’il n’y eût pas de malentendu, M. Pichon avait pris la peine de recommander le nouveau venu et les siens.

Deux autres personnes s’en préoccupaient aussi, et pour d’autres motifs: c’étaient le vieux Pascaud et sa femme. Le vieux Pascaud, en tant que commis de la perception, se demandait si le nouveau percepteur serait aussi cassant que l’autre ; s’il croirait tout savoir ; s’il le rabrouerait, lui Pascaud, à propos de tout et à propos de rien, et si au bout de trois mois il tournerait au vinaigre ; le dit Pascaud était presque décidé à lui dire son fait, sauf à donner sa démission. Il n’avait pas besoin d' « eux » pour vivre, après tout, et s’il avait accepté les fonctions de commis, c’était pour s’occuper. Pascaud avait eu du bien de ses parents, et il avait épousé la fille d’un fermier.qui avait du bien aussi.

Le ménage Pascaud était un ménage un peu ridicule à première vue, mais parfaitement honnête et surtout admirablement uni. Pascaud, en sa qualité d’employé, était toujours habillé de drap noir et portait le chapeau de soie à haute forme. Mme Pascaud n’avait point quitté la coiffe de la campagne. Autrefois, à la ferme, c’était une belle fille, haute en couleur, active et remuante. Depuis qu’elle habitait la ville, et que toute son occupation était de tricoter et de dormir, elle avait été envahie par l’embonpoint et sa figure avait blanchi. Quoiqu’elle eût une femme de service plusieurs heures par jour, Mme Pascaud ne s’en remettait qu’à elle-même du soin de faire son marché. Or le marché est dans la basse ville et le ménage Pascaud demeurait au Donjon. Aussi, les jours de marché, M. Pascaud accompagnait sa femme, et c’est lui qui remontait le lourd panier aux provisions, toujours vêtu de noir, toujours coiffé du chapeau à forme haute, pendant que Mme Pascaud haletait à ses côtés. À la Silleraye personne ne trouvait cela ridicule.

M. Pascaud était très fier de sa femme, Mme Pascaud encore plus fière de son mari, parce qu’il était, de naissance, « un monsieur de la ville », et par-dessus le marché « un homme de grands moyens ! »

« Alors, dit Mme Pascaud, en frappant l’Observateur de son index potelé, tu dis qu’ils s’en vont.

— C’est imprimé en toutes lettres, répondit M. Pascaud. Veux-tu que je te le relise ?

— Tu sais lire, toi, reprit Mme Pascaud avec un regard d’admiration à l’adresse de son mari, et tu sais lire sans te tromper ; c’est inutile que tu recommences. »

Mme Pascaud n’avait jamais été initiée aux mystères de l’art de lire, vu que la ferme paternelle était dans une commune où il n’y avait point d’école. Par acquit de conscience, M. Pascaud, après l’avoir épousée, avait essayé de lui apprendre à lire, mais il y avait perdu son latin.

« Je suis trop bête et trop vieille pour apprendre, lui dit sa jeune femme sans fausse honte ; d’ailleurs, tu sais lire pour deux, et même écrire, et moi j’en saurai toujours assez pour aimer et respecter mon mari et pour lui rendre la vie douce. »

« Et ce freluquet-là ne t’avait même pas dit qu’il s’en allait, reprit Mme Pascaud en regardant l' Observateur avec des yeux courroucés. » Mais si ses yeux étaient fixés sur l' Observateur, c’est à M. de Jégon que s’adressait sa réflexion.

« Le fait est que je l’apprends par le journal, dit M. Pascaud d’un air grave et réfléchi.

— C’est une malhonnêteté de sa part.

— Le fait est qu’il aurait pu…

— Le fait est qu’il aurait du te prévenir, et c’est un malhonnête de ne l’avoir pas fait. Écoute, Victor, tu as toujours été trop bon pour celui-là et pour les autres ; promets-moi d’être comme un crin avec le nouveau. — Mais pourtant, ma chérie, je ne puis pas de but en blanc… il faut être juste.

— Je serais juste et raisonnable, reprit Il Mme Pascaud avec déférence, mais la justice et la raison veulent que chacun soit récompensé selon ses œuvres.

—- D’accord.

— On va t’envoyer encore un Monsieur qui ne sait rien. Le dernier avait été comédien, j’en suis sûre ; celui-là a été capitaine ; est-ce à la caserne qu’il aura appris le métier de percepteur ?

— Ce n’est pas probable, dit M. Pascaud en riant.

— S’il fait des embarras, tu le laisseras se tirer d’affaire tout seul ; s’il te cherche des raisons, tu seras comme un crin ; je tiens absolument à ce que tu sois comme un crin.

— Je serai comme un crin.

— Et tu lui diras: Cherchez-en un autre.

— Et je lui dirai: Cherchez-en un autre !

— Et moi, reprit Mme Pascaud avec une vivacité inaccoutumée, je donnerais bien dix sous pour être là dans un petit coin, et pour voir la figure qu’il fera. Ils nous font sortir de nos gonds à la fin !… Sans compter qu’il pourra chercher longtemps avant d’en trouver un autre qui te vaille.

— Ma chère, dit M. Pascaud en rougissant de modestie.

— Je sais ce que je sais ! reprit Mme Pascaud d’un ton péremptoire.

— Dans tous les cas, ajouta gravement M. Pascaud, s’il doit y avoir de la brouille, il faut que nous puissions nous en laver les mains ; il faut que tous les droits soient de notre côté. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je m’occupe, s’ils le désirent, de faire leur provision de vin et de bois, comme je l’ai faite pour les autres ; je sais bien que je n’y suis pas tenu, qu’il n’y a rien d’écrit qui m’y force ; mais j’appartiens à la perception: il m’a toujours paru que je devais des égards au percepteur.

— Jour de Dieu ! s’écria chaleureusement l’honnête Mme Pascaud, il ferait bon voir qu’on pût dire à la Silleraye qu’il y a de la brouille parce que les Pascaud n’ont pas été ce qu’ils devaient être. Tu feras leur provision de vin et de bois, et ils seront sûrs au moins d’en avoir pour leur argent. Quant à moi, j’offrirai certainement à la dame de lui faire sa provision d’épicerie ! » Si elle n’ajouta pas: « et c’est toi qui monteras le panier, » c’est que la chose allait de soi. Contrescarpe, devenu l’unique épicier de la Silleraye, depuis qu’il avait ruiné un maigre concurrent, se donnait de grands airs, et ne faisait point porter les provisions d’épicerie à domicile. Chacun emportait ou faisait emporter les siennes ; le commis de Contrescarpe n’avait pas de temps à perdre !

Or il arriva que le capitaine Maulevrier, en venant rendre réponse à M. de Jégon, fut mis en présence de M. Pascaud, qui lui fit solennellement ses offres de service.

L’arrivée du nouveau percepteur à l’hôtel de la Poste n’eut rien d’extraordinaire ; je veux dire qu’elle n’aurait eu rien d’extraordinaire dans une autre ville. Mais si le capitaine Maulevrier avait été là, il aurait bien vu, lui, que la volonté puissante de M. Pichon avait, pour cette occasion, secoué la torpeur des gens de l’hôtel. Le garçon d’écurie attendait la diligence, non plus couché sur la paille de l’écurie, mais assis sur un cuveau renversé.

Au bruit que fit la diligence apparurent successivement l’homme aux joues roses, en grande tenue de maître-d’hôtel, sauf les pantoufles de tapisserie, qui n’étaient pas réglementaires ; puis Mme Tambourin, les cheveux luisants de pommade ; puis Sophie, qui avait remplacé ses savates trop larges par des souliers trop étroits. M. et Mme Tambourin souriaient d’une façon continue en se frottant les mains ; les sourires de Sophie étaient intermittents ; quand on ne la regardait pas, elle prenait des airs dolents et saisissait toutes les occasions de frapper le bout de ses souliers contre les murs, les chambranles des portes, et généralement contre tous les corps durs et résistants. Le gros chien obèse, à qui l’on n’avait point fait la leçon, sortit de l’écurie en baillant, et s’en vint flairer le bas des robes et des pantalons avec son indifférence accoutumée. Arrivé à Mme Gilbert, il allait passer outre, lorsque Mme Gilbert, qui aimait beaucoup les animaux, lui caressa la tête. Le molosse surpris renversa languissamment la tête en arrière, pour voir d’où lui venait cette preuve d’intérêt, Mme Gilbert ne put s’empêcher de sourire en voyant l’étonnement mêlé de plaisir qui se peignait dans ses grands yeux doux. Le chien, avec une câlinerie gauche et maladroite, appuya sa tête contre elle.

Au lieu d’aller se coucher en rond sur la paille, le gros chien s’arrêta à la porte de l’écurie, réfléchit longuement et finit par aller se coucher à la porte de la petite salle, où l’on avait dressé la table pour la famille du percepteur.

Chaque fois qu’il entendait la voix de Mme Gilbert, il entr’ouvrait les yeux et remuait la queue ; chaque fois que Sophie apparaissait à la porte, il se levait et essayait de se glisser dans la salle, discrètement d’ailleurs et sans violence. Vers la fin du dîner, sans que personne eût remarqué son entrée, Mme Gilbert le trouva à côté d’elle. Ne sachant s’il avait bien fait de venir, il la regardait timidement, en clignant ses yeux clairs. La timidité chez les forts a toujours quelque chose de touchant, Mme Gilbert fut donc touchée et lui adressa quelques bonnes paroles. Alors le chien la regarda dans les yeux, et son regard disait clairement: « Je suis venu vers toi parce que je ne pouvais pas m’empêcher de venir ; si tu veux m’emmener, je te suivrai pour t’aimer et te défendre ; si tu ne veux pas de moi, je resterai ici pour t’obéir. »