Jules Rouff (1p. cxiv-cxviii).

§ III. La France industrielle n’hésita pas plus à accepter le combat que n’avait hésité la France guerrière de 1792 quand il s’était agi de refouler les quatorze armées de la coalition. Moins de trente années lui suffirent pour regagner le terrain perdu et marcher de pair avec quiconque la distançait autrefois. C’est en passant une revue rapide des diverses industries qui florissent sur les divers points de notre territoire, c’est en consignant la rapidité et l’importance de leurs développements que nous pourrons apprécier les prodiges accomplis par le génie français dans la voie nouvelle qui lui était ouverte. Nous avons cité l’exploitation des mines comme une des plus anciennes industries de notre sol ; nos mineurs, aujourd’hui, vont chercher, il est vrai, dans des contrées lointaines, les métaux précieux dont l’extraction est devenue ici peu profitable ; mais le fer et la houille, devenus les bases de toute grande industrie, occupent aujourd’hui des populations entières, enrichissent les régions qui les possèdent, et sont devenus l’objet d’une science positive qui remplace l’adresse individuelle ou les procédés traditionnels de nos pères. Comme richesse minière du sol, la France est moins favorisée que d’autres pays, l’Angleterre, la Belgique, par exemple ; le minerai y est moins abondant, et les couches houillères moins à fleur de terre ; mais chaque jour la puissance des machines, l’habileté des ingénieurs et l’intelligence des mineurs font des progrès qui atténuent les conséquences de ce désavantage. Mentionnons, sans nous y arrêter, l’activité qui se déploie dans nos carrières de pierre, de marbre, de chaux, d’argile, d’ardoise, qui suffisent si amplement à tous les besoins de la consommation. Passons maintenant aux industries qui dérivent le plus directement de celles dont nous venons de parler. En 1819, la France possédait 230 hauts fourneaux et 86 forges à la Catalane ; les relevés officiels accusaient une production de 112,500 tonnes de fonte, 74,200 de fer de forge, 15,000 quintaux métriques d’acier brut et 1,580 d’acier fondu. En 1880, les quantités produites sont arrivées à 16 millions de tonnes. On peut sans exagération affirmer que depuis cette époque la progression a été croissante ; et encore est-ce le côté faible de notre industrie générale. Après les métaux comme logique, mais avant eux comme importance, viennent les tissus. Sans tenir compte des variétés qui proviennent des mélanges, ils peuvent se diviser en trois grandes catégories répondant aux matières dont ils sont essentiellement formés : soie, laine, coton. Pour la soie façonnée, étoffes, châles, rubans, la France n’a pas de rivaux. Il s’est bien fondé sur nos frontières, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre même, des fabriques qui, en nous empruntant nos ouvriers, en copiant nos dessins, sont parvenues à nous disputer, grâce à des tarifs de douane protecteurs ou à une main-d’œuvre économique, une partie de notre clientèle ; mais cette perte a été plus que compensée par la consommation toujours croissante des objets de luxe, et, en réalité, les seuls articles dont la vente nous soit disputée sont les taffetas unis, les rubans communs et les foulards imprimés. Nous avons décrit ailleurs l’état actuel de l’industrie à Lyon ; Saint-Étienne représente mieux le progrès et la prospérité de notre époque. Si l’industrie de la laine révèle d’une façon moins brillante notre supériorité, c’est uniquement parce qu’il lui manque la consécration du temps et la centralisation dans une cité comme Lyon. Elle est répandue sur tous les points de la France, portant partout avec elle prospérité, richesse. La draperie seule a, au nord, Elbeuf, Sedan, Louviers, Beauvais, Reims, Les Andelys, Amiens, Abbeville ; à l’est, Nancy, Épinal ; à l’ouest, Vire ; au midi et au centre, Vienne, Lodève, Chalabre, Castres, Limoux, Bédarrieux, Mazamet, Montauban, Châteauroux, Romorantin. En prenant pour exemple Elbeuf, un des principaux centres de la draperie, nous trouvons que, de 1812 à 1840, le nombre des métiers était passé de 775 à 5,000 ; aujourd’hui, ils approchent de 8,000. Nous ne croyons pas cette proportion exceptionnelle. La laine, dans d’autres fabrications, celles des tissus purs ou mélangés de coton, mérinos, mousselines, etc., a donné des résultats plus prodigieux encore ; elle s’est emparée de l’ancienne Picardie et a complètement transformé les villes d’Amiens, de Saint-Quentin, Roubaix et Tourcoing. Dans ce seul rayon, plus de cent mille ouvriers travaillent la laine, et, en 1880, le chiffre des tissus de laine exportés s’élevait à 400 millions de francs. Seule, la fabrication des tapis reste stationnaire ; Aubusson, Beauvais, les Gobelins se préoccupent de faire des œuvres d’art ; nulle part on ne parait songer sérieusement à faire entrer dans nos usages et dans la consommation générale cet article si généralement adopté par des civilisations moins avancées que la nôtre. La main de l’homme a encore le rôle essentiel dans la fabrication de la laine et de la soie ; pour celle du coton, les machines sont tout aujourd’hui.

On comprend donc la longue suprématie d’une nation outillée comme l’Angleterre. Aussi est-ce sur ce terrain que le combat est le plus rude. Nous avons pour nous, dans tout ce qui est façonné, la grâce du dessin, le bon goût des impressions ; l’Anglais a pour lui la régularité du tissu et quelques centimes de moins élevé dans le prix de revient. Chaque année, la distance se rapproche ; les efforts sont opiniâtres et incessants de part et d’autre ; mais des deux côtés l’intérêt est si immense, qu’il ne faut ni attendre ni même désirer la défaite d’un ennemi. Rouen et Saint-Quentin sont les sièges principaux de l’industrie cotonnière ; la première fabrique fut fondée à Mulhouse en Alsace, en 1746. Nos mères appelaient encore les tissus de coton : indiennes, madras, du lieu présumé de leur origine. En 1880, la France exportait pour près de 60 millions de francs de tissus de coton.

C’est un peu au détriment du chanvre et du lin que le coton s’est si souverainement imposé à nos populations. Cependant il faut encore compter avec l’industrie linière ; à Lisieux seulement, elle occupe 5,000 ouvriers. Elle se maintient encore en Bretagne, dans le Maine, et si l’on rattache à elle la fabrication des dentelles, on pourra compter 60,000 métiers dans l’espace qui sépare Caen de Cherbourg.

À côté de cette intéressante industrie des campagnes, il faut placer la fabrication des gants, qui, malgré sa simplification mécanique, occupe bien des bras autour de Grenoble, de Bourg et d’Alençon. L’espèce de monopole que nous exercions et la réputation universelle des gants de France ont stimulé la rivalité d’autres nations, et depuis quelques années nous trouvons sur les marchés étrangers de prétendus gants de Paris qui ne viennent pas même de France. Avant d’en arriver à cette industrie parisienne qui résume toutes les autres, notons parmi nos richesses départementales la papeterie, qui avec ses 200 machines transforme chaque jour 250,000 kilogrammes de chiffons, et exporte annuellement pour 40 millions de ses produits ; nos verreries et cristalleries, nos porcelaines, qui figurent ensemble pour 25 millions environ dans le chiffre de notre commerce extérieur.

Il est encore une industrie dont l’appréciation a soulevé bien des débats, mais dont nous avons seulement à constater l’importance, c’est celle de la betterave ; elle a été fondée pour créer un produit dont la guerre nous privait. La paix faite et le sucre reparaissant dans nos ports, on pouvait s’attendre à voir tomber ce qui n’avait plus raison d’être ; mais ces puissantes usines s’étaient si solidement implantées dans le pays, qu’on recula devant leur destruction. On devine facilement les griefs que les colonies peuvent faire valoir contre elles. De leur côté, s’appuyant sur les intérêts agricoles et sur une sorte de solidarité industrielle, elles ont bravé tous les orages soulevés contre elles. Elles ont eu de nombreuses alternatives de prospérité et de décadence ; elles commencent à se déplacer et quittent peu à peu le département du Nord, où elles étaient le plus nombreuses ; mais il y a tant de ressources dans cette industrie, tant d’habileté à exploiter les circonstances, que chaque crise la retrouve plus vivace, plus envahissante. C’est ainsi que, dans ces dernières années, la pénurie de nos vignobles a utilisé et enrichi ses distilleries.

Il nous reste à parler de l’industrie parisienne. Quelle est-elle ? où la prendre ? On a trop dit quand on a prétendu que Paris, c’était la France ; mais on ne risque pas de trop s’avancer en disant que l’industrie parisienne, c’est l’industrie française. On y façonne le fer comme au Creusot ou à Indret ; on y tisse la soie comme à Lyon ; on y imprime les tissus comme à Mulhouse ; on y raffine le sucre comme au Havre ou à Lille. Londres est la première place de commerce du monde, Paris est le premier atelier de l’univers ; c’est la ville qui produit le plus et ce serait rabaisser injustement sa valeur industrielle que de la placer exclusivement dans la supériorité de quelques-uns de ses produits. Bronzes, orfèvrerie, modes, bijouterie, bimbeloterie, dont Paris est le grand marché, ne suffisent point à caractériser son génie industriel ; ce qu’il faut y chercher, ce qu’il faut y voir, ce sont les aspirations d’un grand peuple, d’un peuple initiateur vers des destinées nouvelles. Abordez Paris par une des hautes collines qui l’entourent, étendez vos regards sur l’horizon qui se déroule devant vous.

Au centre d’un immense amas de constructions, sous une atmosphère brumeuse entre les deux bras du fleuve, premiers remparts de la cité naissante, apparaissent deux hautes tours, des dômes, des clochers : c’est le vieux Paris avec sa cathédrale et son palais de justice. Tracez un rayon plus vaste autour de ce centre, suivez la ligne des boulevards, enceinte plus récente de la ville, chaque monument que vous distinguez dans ce nouveau cercle marque un pas de la civilisation qui sort de son berceau. Ce sont les palais des rois, les ministères, les hôtels des diverses administrations, le timbre, la douane, la Bourse, la Poste. La ville s’est constituée ; après la religion et la justice, elle a cherché une organisation administrative ; puis le commerce a demandé place au soleil et pris ses positions. Où marche aujourd’hui cet esprit des temps, sorti du vieux cloitre, qui, après avoir hanté les tourelles du Châtelet, s’installa quelque temps dans les splendeurs du Louvre et semble avoir choisi aujourd’hui le palais de la Bourse pour sa demeure ? Regardez à vos pieds, en dehors de la dernière enceinte, ces hautes et innombrables colonnes qui fument : c’est l’industrie qui jalonne le chemin de l’avenir !

Les évaluations les plus modérées portent de 12 à 15 milliards environ le chiffre total des valeurs créées annuellement par l’industrie française ; Paris seul y contribue pour un tiers.

Nous ne pouvons quitter ce sujet sans aborder deux questions qui s’y rattachent intimement et dont la solution est une des grandes préoccupations de notre époque : le libre-échange et la division du travail. Notre rôle se bornera à celui de rapporteur ; nous désirons seulement que nos lecteurs, après un exposé du problème, puissent l’étudier eux-mêmes ou du moins suivre avec intelligence et profit les débats d’une controverse qui soulève pour notre pays des intérêts si immenses. On entend par libre-échange la vente libre de tout produit chez toute nation, c’est-à-dire l’abolition de tout droit différentiel, la suppression de tout tarif protecteur, et comme conséquence logique et forcée la disparition des lignes de douanes. Ainsi, d’après le système des libres-échangistes, sauf les difficultés et le prix du transport, Bordeaux pourra vendre ses vins à Londres aussi bien qu’à Paris, et Manchester pourra expédier ses toiles à Rouen, à Lyon, tout comme à Dublin et Édimbourg. À l’appui de cette théorie, voici les principaux arguments qu’on fait valoir : 1° l’intérêt qui domine et résume tous les autres est celui du consommateur ; or cet intérêt demande que tout produit lui revienne au meilleur marché possible ; 2° les frais de douanes, de perception, de primes ne sont pas compensés par les résultats qu’on en espère ; ces dépenses retombent en partie sur ceux mêmes qu’on prétend soulager, puisque ce que l’État paye il est obligé de le demander à l’impôt qui pèse sur tous ; 3° la protection ne sert qu’à énerver, à engourdir dans une sécurité cupide l’industrie, dont la lutte et la rivalité sont les puissants et fertiles stimulants ; une industrie qui ne vit que de protection est une industrie factice qui tôt ou tard succombera. Nous laissons de côté les considérations morales : le rapprochement des peuples, l’effacement des nationalités jadis hostiles, l’activité des relations, la fusion des intérêts, et enfin la paix universelle. Les circonstances actuelles ne permettent guère d’envisager la question à ce dernier point de vue.

Les partisans de la protection répondent : 1° que, sans mettre en question la valeur intrinsèque de ces arguments ni la sincérité de ceux qui les produisent, il faut reconnaître cependant que la propagande libre-échangiste est faite surtout par ceux à qui elle doit profiter ; 2° que la suppression des droits protecteurs aurait pour résultat immédiat la ruine des faibles au profit des forts ; 3° qu’il ne faut cependant pas condamner comme impuissante et factice une industrie qui ne fait que naître ou qui se développe au milieu de circonstances exceptionnellement défavorables ; 4° que plusieurs des industries qui appellent avec le plus d’ardeur la libre concurrence aujourd’hui qu’elles sont fortes, n’ont pu naître et grandir elles-mêmes que sous la protection des tarifs prohibitifs qui les défendaient alors contre l’écrasante supériorité de leurs rivales.

De part et d’autre, on cite des exemples ; les intérêts menacés passionnent le débat et obscurcissent un problème dont la solution ne viendra que du temps et à la suite d’autres transformations sociales.

La division du travail n’est pas comme le libre-échange le texte de retentissantes querelles : c’est l’objet des tristes et sérieuses préoccupations de ceux qui, devant les richesses produites, s’alarment de la misère des producteurs.

Parmi les causes auxquelles on cherche à attribuer le dénuement et la décadence des populations manufacturières, on place au premier rang la division du travail. Ce n’est rien moins que reprocher à l’industrie ce qui a été son progrès essentiel, ce qui est aujourd’hui sa force principale. La division du travail, c’est la spécialisation des détails d’un ensemble dans un but d’abréviation et de perfectionnement. Un sauvage, un homme isolé qui voudrait se fabriquer un couteau devrait, après s’être procuré les matériaux nécessaires, amincir et façonner en lame un morceau de fer, tailler un manche, ajuster et consolider le tout ; il dépensera certainement beaucoup de temps, d’efforts, d’intelligence, pour n’arriver à produire qu’une œuvre grossière et médiocre. Dans nos fabriques civilisées, chaque pièce du couteau a son ouvrier spécial ; et cette besogne qu’un homme avait peine peut-être à dégrossir dans une journée se multipliera dans le même espace de temps plusieurs milliers de fois, s’embellira, se perfectionnera dans les mains de quelques travailleurs dont le travail sera spécialisé, divisé. Mais, à côté de cet utile et brillant résultat, quand on songe à la destinée de celui qui pendant douze heures par jour et pendant cinquante ans de sa vie rivera le même clou du même couteau ou arrondira le même manche, on se demande si l’humanité ne paye pas bien cher l’habileté qu’a acquise cet homme. Voilà le problème. Chacun, en regardant autour de soi, en trouvera mille applications aussi frappantes que celle choisie par nous. C’est le bien-être, l’enrichissement des uns, entraînant comme conséquence l’idiotisme, l’abrutissement des autres ; c’est le progrès industriel, monstre à deux faces : rose et frais pour ceux qui ne le regardent que d’un côté, couvert de lèpre et rongé d’ulcères pour ceux qui le retournent. Les statistiques et enquêtes officielles ont assez souvent signalé le mal pour que nous ne nous appesantissions pas davantage sur ce triste sujet. Nous ne nous dissimulons en rien la gravité du présent, mais nous espérons en l’avenir. Un temps viendra où les machines ne laisseront à faire à l’homme qu’un travail d’intelligence. N’oublions pas qu’en industrie comme en bien d’autres choses nous ne datons que de 1789 ; une science qui n’a pas encore un siècle d’existence est bien jeune encore ; elle se modifiera, s’épurera ; et, comme en elle reposent les destinées du monde, elle saura dégager le mal du bien qu’elle a mission de faire.

Voici, pour nous résumer, l’état de l’industrie française en août 1883 :

Mines de houille, 342, employant 166,415 ouvriers. — Exploitations de tourbes, 1,035, employant 27,977 ouvriers. — Mines de fer 355, employant 8,468 ouvriers. — Autres mines métallifères, 60, employant 4,422 ouvriers. — Usines à fer, 359, employant 57,000 ouvriers. — Fabriques de porcelaines et faïences, 412, employant 18,708 ouvriers. — Fabriques de verres et cristaux, 162, employant 23,421 ouvriers. — Fabriques de papier et de carton, 536, employant 32,653 ouvriers. — Usines à gaz, 619, employant 10,575 ouvriers. — Fabriques de bougies, 157, employant 1,603 ouvriers. — Fabriques de savons, 239, employant 3,509 ouvriers. — Fabriques de sucre indigène, 512, employant 63,526 ouvriers. — Industries textiles, 5,024, employant 353,383 ouvriers.