Jules Rouff (1p. cxi-cxiv).
◄  § Ier.
§ III.  ►

§ II. De Charlemagne, ce grand restaurateur qui releva tant de ruines, qui dans ses hautes préoccupations ne négligea pas plus l’industrie que l’agriculture et le commerce, qui entre autres résultats maintenus rendit au travail des mines son ancienne activité, de ce prince jusqu’aux croisades, nous ne voyons qu’une production restreinte, locale, morcelée, appropriée à la vie misérable et précaire des populations, entravée dans tout essor qu’elle aurait essayé de prendre par l’obstacle féodal, et n’ayant d’autres débouchés extérieurs que quelque foire annuelle ou quelque périlleux pèlerinage. Les croisades ont eu sur l’industrie une double influence : elles ont, dans une certaine mesure, affranchi le travail et le travailleur, le travail de la routine et le travailleur du seigneur, son maître. On sait avec quel empressement, avec quel dévouement héroïque les villes se rachetèrent des servitudes qui pesaient sur elles, alors que les barons durent réaliser toutes leurs ressources pour subvenir aux frais de leur voyage en Palestine. La franchise générale acquise par la cité se traduisait en privilèges spéciaux conférés à certaines classes d’habitants ; le besoin de conserver cette précieuse conquête rapprochait les individus isolés jusque-là, faisait comprendre les ressources de l’association, et en industrie constitua les corporations. Les corporations, dont le despotisme égoïste a mérité depuis de si graves et de si justes reproches, ont donc été une nécessité du temps, un progrès, un bienfait. Leur constitution est un des fruits de l’affranchissement de la commune. Nous le devons en grande partie aux croisades. D’un autre côté, ces lointaines expéditions, en jetant une multitude de Français sur la terre d’Orient, à travers l’Italie et la Grèce, ces contrées nos devancières en toutes choses, leur firent connaître des raffinements de civilisation inconnus aux peuples de l’Occident, et les initièrent à des usages, à des procédés, à des pratiques qu’ils rapportèrent dans leur patrie. L’industrie fut transformée. C’est à cette époque qu’on vit se former les premières manufactures de toiles à Laval, à Lille, à Cambrai. On commença à fabriquer des draps à Amiens, à Reims, à Arras, à Beauvais. On distille les vins, et du suc des fleurs on extrait des parfums dont les souvenirs d’Orient répandent l’usage. L’industrie enfin prend des développements tels, que déjà se fait sentir le besoin de la réglementer. Sous saint Louis, l’apprentissage est soumis à des règles précises ; les corporations s’appellent confréries, sont placées sous la protection d’un saint et gouvernées par un surveillant général.

Nous ne reprendrons pas ici l’histoire particulière de chacune des industries, qui, après tant d’alternatives de prospérité et de revers, font aujourd’hui la gloire et la richesse de la France ; nous renverrons nos lecteurs pour les renseignements spéciaux à nos notices sur les villes ou les départements qui représentent plus particulièrement chaque branche du travail national ; restant ici dans les généralités, nous mentionnerons seulement les phases principales par lesquelles a passé l’industrie française avant d’arriver au degré de force et d’éclat où nous la voyons aujourd’hui.

Les longues luttes contre l’Anglais, nos discordes civiles ajournèrent jusqu’à Louis XI la réalisation des espérances qu’on pouvait concevoir dès le règne de Philippe-Auguste. C’est précisément pendant cette période que nous voyons nos voisins des Flandres et des pays wallons prendre tant d’avance sur nous. Comme places de commerce, Dieppe, La Rochelle peuvent soutenir la comparaison avec Anvers ; mais, comme cités industrielles, nous n’avons rien à opposer à Gand, à Bruges, à Liège. Louis XI, sous lequel la monarchie commençait à se constituer, Louis XI, qui avait pu apprécier par lui-même tout ce que l’industrie peut fournir de ressources à des États de petite étendue et à des peuples faibles en nombre, s’appliqua à renouer les traditions interrompues ; il accorda des privilèges aux mineurs pour encourager l’exploitation des métaux, qui depuis plusieurs siècles était demeurée dans un complet état de langueur. On lui doit aussi la fondation de la fabrique de soie à Tours.

L’élégance de mœurs, les notions de luxe que dans le siècle suivant nos armées rapportèrent d’Italie auraient sans contredit activé l’élan qui venait d’être donné, si les déchirements intérieurs n’eussent pas une fois encore remis tout en question. Les guerres de religion, les persécutions qui les suivirent arrêtèrent tout progrès. C’était surtout parmi les populations industrielles que le protestantisme avait trouvé des adhérents ; beaucoup de vaincus préférèrent leur religion à leur patrie et portèrent dans les pays voisins leurs talents, leur activité et leurs richesses. Suisse, Allemagne, Hollande, Angleterre s’enrichirent de ce que nous perdions. Henri IV comprit sous ce rapport sa mission réparatrice ; mais le titre même des établissements qu’il encouragea prouve que notre industrie ne pouvait prétendre alors qu’à un rang secondaire et à un rôle d’imitation. C’est ainsi que nous voyons se fonder, grâce à la sollicitude royale, des manufactures de tapis façon de Perse, de glaces à l’instar de Venise, et de toiles dites de Hollande. Cette ère de véritable renaissance industrielle eût été plus féconde sans la prédilection trop exclusive de Sully pour l’agriculture. Les préventions du grand ministre prévalurent sous le règne suivant, et les seuls souvenirs industriels qui se rattachent à Louis XIII sont le perfectionnement des tissus tramés d’or et d’argent et la création d’une charge de surintendant de la navigation et du commerce. Ce que l’industrie n’avait pas trouvé dans Sully, un autre ministre, un autre grand homme vint bientôt le lui offrir. À de vives sympathies, à un dévouement éclairé, Colbert joignait une haute intelligence et un crédit puissant. Avant d’être employé dans les affaires publiques, Colbert avait été

École des Beaux-Arts, à Paris.

École des Beaux-Arts, à Paris.


commis d’une maison de commerce à Reims : il y avait donc chez lui, outre les grandes vues de l’économiste, le sens et l’expérience de l’homme pratique ; aussi les actes de son administration ont-ils ce double cachet. Un de ses premiers soins fut la suppression des anciens règlements dans leur forme exclusive et tracassière ; il les modifia autant que le permettaient les préjugés du temps. Il créa des inspecteurs instruits chargés de l’épandre au sein des fabriques les procédés les plus utiles, qu’il faisait acheter ou surprendre à l’étranger par des émissaires intelligents et infatigables. Par ses soins, de grandes routes furent ouvertes, réparées ou redressées ; le canal du Languedoc fut exécuté et le canal de Bourgogne entrepris. Dans le but d’améliorer nos fabriques de draps, il détermina Hindret et Van Robais à quitter l’Angleterre et la Hollande et à venir s’établir en France ; le désir de créer la fabrication des dentelles fines et de perfectionner celle des dentelles communes le porta à faire venir trente principales ouvrières de Venise et deux cents de Flandre. On lui doit l’introduction du métier à bas et la fondation de la manufacture des Gobelins ; enfin, par l’édit de 1664, il obtint du roi une subvention annuelle d’un million, somme énorme pour le temps, consacrée à des encouragements pour l’industrie et le commerce.

Nous ne pouvons donner ici qu’une esquisse fort incomplète de tout ce que fit Colbert pour l’industrie ; les résultats qui couronnèrent ses efforts ont été tellement dépassés depuis, qu’il est assez difficile de les apprécier. Toutefois, un seul fait pourra donner une idée de la transformation qui s’était opérée : la France, naguère encore réduite au rôle d’imitateur et de copiste, voyait à la mort de Colbert les nations voisines reconnaître et avouer la supériorité de plusieurs de ses produits. C’est sous Colbert, pour la première fois, que se révèle en France l’influence de notre industrie nationale sur les industries étrangères. Nous vendons à l’Europe, aux Indes mêmes, ce que nous empruntions quelques siècles auparavant à l’Orient et à l’Italie. Le grand travail intellectuel du xvie siècle (car dans l’histoire de l’humanité tout se lie et s’enchaîne) se traduit sous Louis XIV dans un brillant épanouissement de la littérature et des beaux-arts ; cet éclat se reflète dans la somptuosité des meubles, dans l’élégance des vêtements, dans le bon goût et la variété des modes, et la supériorité de la France s’impose par les produits de son industrie en même temps que par les triomphes de ses armées et par la gloire de ses artistes, de ses littérateurs, de ses poètes. Malheureusement, cette prospérité tenait à la vie d’un ministre et au caprice d’un roi ; Colbert mourut, et on sait ce que fit de la France Louis XIV, livré à lui-même ou plutôt aux trop rigides influences de Mme de Maintenon. La révocation de l’édit de Nantes renouvela pour l’industrie tous les maux que lui avaient causés les guerres de religion. Les successeurs de Colbert ne virent d’autre remède à la crise que la résurrection des vieux règlements si judicieusement abolis ; les résultats répondirent à ces mesures rétrogrades. La France resta stationnaire ; c’était reculer, car tout progressait autour d’elle. C’est ici qu’il faut admirer avec quelle puissance se manifestent les germes de rénovation que la Révolution portait dans ses flancs, et combien le génie français était propre à les féconder.

Embrassons d’un coup d’œil rapide et général la période qui s’étend de 1750 à 1815. Aux désastres des dernières années de Louis XIV succède une époque de gaspillage, une longue orgie de favoris et de favorites, le règne de Louis XV ; puis arrive, sous Louis XVI, l’heure fatale de la liquidation. Le spectre du déficit surgit ; ce qui restait du crédit public s’éteint, et, au milieu d’essais tardifs et impuissants, de tiraillements fiévreux, la monarchie agonise et meurt. La république recueille l’héritage : banqueroute, famine et guerre. L’ennemi est partout, au dedans comme à la frontière ; on ne songe qu’à frapper ou à se défendre. L’industrie, que va-t-elle devenir au milieu de ces convulsions et de ces tempêtes ? Elle va renaître d’une vie nouvelle, d’une vie vraie. Il sera prouvé une fois de plus au monde que les proportions d’un fait peuvent se mesurer sur la portée de l’idée qui l’a engendré. Les deux principes d’avenir ont été conquis : la liberté, l’égalité. Au milieu des batailles, le Français a compris que la paix est le but où marchent les peuples libres. L’industrie française a donc désormais sa base ; que ses destinées ne nous inquiètent plus. Qu’importe si la poussière des combats dérobe d’abord à nos yeux les premières assises ; qu’importe si, pendant vingt ans, la fumée du canon s’élève entre nos regards et les colonnes de l’édifice qui monte ; tous ces nuages se dissiperont, tout ce tumulte s’apaisera, et dans le ciel rasséréné, sur le sol raffermi surgira le monument impérissable que l’idée semblait avoir fondé dans le chaos.

En exposant au milieu de quelles difficultés dut s’opérer l’organisation de l’industrie moderne en France, nous n’avons indiqué qu’une partie des obstacles qu’elle eut à vaincre pour ses premiers débuts. Son état de faiblesse se compliquait de la supériorité des forces sous lesquelles la concurrence étrangère allait essayer de l’étouffer.

En 1815, la France, épuisée par vingt ans de guerres, sans marine, dépouillée de ses colonies, chassée des pays où s’exerçait jadis son influence, surveillée sur toutes ses frontières par la défiance de ses vainqueurs ; la France, qui payait un milliard de rançon à l’étranger et un milliard d’indemnité à sa noblesse restaurée ; la France, dans la lutte pacifique qui allait s’ouvrir, avait pour adversaire sur tous les marchés du monde l’Angleterre, forte de son triomphe de Waterloo et de l’ascendant qu’il lui donnait, enrichie de nos principales dépouilles, protégée par les plus habiles traités, servie par une marine dominatrice, reine des mers, pourvue des relations les plus étendues et les mieux établies, dotée par vingt ans de monopole de la plus formidable organisation industrielle, puissante enfin, à l’exclusion presque complète de tous rivaux, de cette puissance nouvelle encore qui centuple les forces de l’homme, la vapeur.