Malte-Brun - la France illustrée/0/6/15

Marche, Forez, Bourbonnais, Nivernais, Berry, Maine, Anjou, Touraine, Orléanais. — Nous réunirons toutes ces provinces en un seul chapitre, non pas qu’elles fournissent à la gloire de la France moins de noms que les autres provinces, mais en raison de leur situation géographique. Les autres, isolées sur les frontières, ne se touchant entre elles que par quelques points, ont dû à leur position des caractères particuliers qui ne permettaient pas de les réunir. Celles-ci, au contraire, placées au centre dans des conditions presque semblables, n’ont guère pour se distinguer les unes des autres que les influences affaiblies de ces provinces frontières qui les touchent à peine. Sans doute, le génie du Forez n’est pas celui du Bourbonnais ; sans doute, le sévère Orléanais ressemble au Nivernais, qu’il joint par un seul côté, plutôt qu’à la Touraine, cette molle et rieuse patrie de Rabelais, qui forme une grande partie de ses limites ; mais ces différences même réelles sont plutôt des nuances que des diversités, et cette étude, tout intéressante qu’elle serait, sortirait du cadre étroit de cet aperçu. Qu’il suffise de dire que nous trouverons ici, en général, la vivacité et l’imagination méridionale mitigée et modifiée par le caractère plus réfléchi et le génie plus profond du Nord ; qu’ici plus que partout ailleurs nous trouverons des différences et des contradictions, selon que chaque écrivain aura été plus exposé à l’une ou à l’autre de ces influences, toujours plus puissantes sur des esprits qu’un ensemble de qualités mieux balancées dispose à recevoir plus facilement les empreintes.

Les poètes y sont en grand nombre, et quelques-uns tiennent les premiers rangs dans notre histoire.

Joachim du Bellay, qui lança le manifeste de la réforme de Ronsard, la Défense et illustration de langue françoise. Cet ouvrage est plein de verve et d’enthousiasme, et respire bien l’enivrement que fit alors éprouver aux intelligences délicates la découverte des trésors de l’antiquité. Malgré tout le mérite de ses poésies, cet ouvrage est son principal titre de gloire. Du Bellay s’y montre hardiment réformateur et ne veut rien moins qu’y substituer les formes antiques à la vieille littérature française. « Lis donc et relis premièrement, ô poète futur, disait-il, les exemplaires grecs et latins : puis me laisse toutes ces vieilles poésies françoises aux Jeux floraux de Toulouse et au puy de Rouen, comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles espiceries qui corrompent le goût de notre langue, et ne servent, sinon, à porter témoignage de notre ignorance. Jette-toi à ces plaisantes épigrammes..., à l’imitation d’un Martial. Si la lascivité ne te plait, mêle le profitable avec le doux ; distille avec un style coulant et non scabreux de tendres élégies a l’exemple d’un Ovide, d’un Tibulle et d’un Properce... Chante-moi de ces odes inconnues encore de la langue françoise, d’un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine, et qu’il n’y ait rien où n’apparoisse quelque vestige de rare et antique érudition. »

Ronsard fut le premier à mettre en œuvre le programme de la réforme littéraire, rédigé par Joachim du Bellay. « D’abord, dit M. Demogeot, il essaya de créer d’un seul jet une langue poétique. Pour cela, il puisa sans ménagement aux sources grecques et latines... Mais, avec toute son audace, Ronsard luttait contre l’impossible. Les langues ne se font pas en un jour. Ce sont des terrains d’alluvion créés par le temps, de hautes pyramides auxquelles chaque jour apporte sa pierre en passant. » Cependant, Ronsard n’est pas moins un génie plein d’enthousiasme, de poésie. À côté des mouvements du lyrisme le plus fier, on rencontre dans ses œuvres des morceaux d’une fraîcheur et d’une grâce charmante. Tout le monde sait quelle admiration il excita dans son siècle, et a appris par cœur les vers si nobles et si parfaits que lui adressa Charles IX.

Baïf, un des disciples de Ronsard, né à Venise, appartient au Maine par son père ; il est connu par quelques vers, et par sa tentative hardie et infructueuse de soumettre la poésie française aux règles de la métrique ancienne.

Remi Belleau était aussi disciple et ami de Ronsard, qui faisait grand cas de ses poésies.

Avant eux, les auteurs du Roman de la Rose, Guillaume de Lorris, esprit délicat et doux, plus ingénieux que savant, plus naïf que hardi, et Jean de Meung, clerc libre-penseur, fort lettré et fort audacieux, qui entremêle ses longues dissertations, morales et immorales, d’invectives hardies contre les grands, les moines et le clergé ; doué d’une érudition immense, qu’il ne sut pas coordonner, mais qui créa le personnage de Faux-Semblant, un des ancêtres de Tartufe.

Desportes, disciple de Ronsard ; mais, instruit par son exemple, il sut se préserver de ses excès. Régnier, qui sut imiter les anciens sans les copier ; ses satires sont pleines de caractères très bien saisis ; mais son chef-d’œuvre est celui de Macette, la vieille hypocrite. On l’a comparé à Montaigne ; en effet, il a comme lui à un haut degré l’esprit, l’enjouement, la verve, et comme lui encore il s’est créé un style inimitable.

Racan, le disciple de Malherbe, à qui il emprunta ses qualités sans ses défauts, et dont la douceur et l’élégance font pressentir le style de Racine ; Rotrou, dont le génie fier et hardi rappelle parfois les mâles beautés de Corneille, surtout dans quelques scènes du Véritable Saint-Genest et dans l’admirable tragédie de Venceslas ; — Adam Billaut, le Virgile du rabot, dont les poésies brillent par une verve et une originalité puissantes ; — Papillon, auteur de poésies chrétiennes pleines d’imagination et de mouvement ; — Grécourt, connu par ses poésies légères et très légères ; — Guimond de La Touche, l’auteur d’Iphigénie en Tauride, qui eut un succès prodigieux et qui, sous le titre de Soupirs du cloître ou le Triomphe du fanatisme, publia une satire violente des jésuites au milieu desquels il avait vécu ; — Colardeau, le poète d’Héloïse et d’Abailard ; — Desmahis, auteur de la comédie de l’Impertinent ; — Destouches, qui s’est fait un nom par sa comédie du Glorieux ; — l’aimable Panard, le gai chansonnier ; — Collin d’Harleville, un de nos plus aimables écrivains comiques, qui parfois eut le tort de raconter ses personnages au lieu de les faire agir, mais dont la composition est vivifiée par une chaleur cachée ; — Dumersan, chansonnier et vaudevilliste ; — Charles Loyson, que la mort enleva à vingt-neuf ans, et dont le talent promettait un écrivain distingué.

Les prosateurs ne sont pas moins illustres que les poètes.

Louis XI, qui n’était sombre qu’en politique, travailla aux recueils souvent licencieux du Rosier des Guerres et des Cent Nouvelles nouvelles ; Billardon de Sauvigny, Dussaulx, le traducteur de Juvénal et l’auteur du Traité de la passion du jeu ; Gaillard, auteur dramatique ; Lavalette ; le comte de Tressan, qui fit revivre en France les romans de chevalerie ; Bussy-Rabutin, le caustique et spirituel correspondant et rival de Mme de Sévigné, à qui son Histoire amoureuse des Gaules mérita le surnom de Pétrone français ; le père Mersenne, l’ami et le correspondant de Descartes ; la savante Mme Dacier ; le grammairien Ménage ; Descartes, le père de la philosophie moderne, qui appartient par sa famille à la Bretagne, mais qui est né à La Haye, en Touraine ; les savants Desbillons, le père d’Orléans, l’abbé Berthier ; Labbé, le collecteur des conciles ; Jurieu, l’antagoniste de Bossuet et d’Arnaud ; l’abbé Guénée, le spirituel et mordant adversaire de Voltaire ; Nicole, une des gloires de Port-Royal ; les orateurs Corbin, Chamillard ; Bourdaloue, l’éloquent raisonneur ; Mirabeau, qui, bien qu’enfant de la Provence, appartient à Nevers par sa naissance ; et de nos jours Dupin aîné, aussi spirituel dans ses reparties qu’élégant dans ses discours judiciaires et politiques ; le philosophe Destutt de Tracy, digne disciple de Condillac, un des derniers et des plus éminents représentants de l’école sensualiste en France ; Fauriel, savant critique et historien ; Volney, historien philosophe, qui a tant fait pour l’histoire de l’Orient, et qui par son style s’est assuré un rang élevé parmi nos écrivains ; Brissot, l’homme politique et l’âme de la Gironde.

Mais avant tous et par la date et par le génie, nous devons placer Rabelais, ce prodigieux esprit, le Voltaire de son siècle, qui réunit en lui seul toutes les qualités du génie gaulois ; la verve, l’imagination poussée jusqu’au délire ; le bon sens élevé jusqu’à la plus haute éloquence. Sous cette enveloppe si gaie, parfois si burlesque, si obscène même, il se cache une pensée profonde. Il a vu tous les vices de son siècle ; il a prévu toutes les réformes, et, s’il n’a pas été brûlé, c’est que son siècle ne l’a pas compris et n’a vu de son livre que ses joyeusetés. Politique, religion, éducation, tout se trouve dans son livre, et plus d’une de ses idées a fait la fortune des écrivains qui plus tard les en ont tirées.

Tour à tour cordelier, bénédictin, médecin, bibliothécaire, secrétaire d’ambassade et curé, « il y aurait trop à dire sur Rabelais. Il est notre Shakspeare dans le comique. De son temps, il a été un Arioste à la portée des races prosaïques de Brie, de Champagne, de Picardie, de Touraine et de Poitou. Nos noms de provinces, de bourgs, de monastères ; nos habitudes de couvent, de paroisse, d’université, nos mœurs d’écoliers, de juges, de marguilliers, de marchands, il a reproduit tout cela le plus souvent pour en rire. Il a compris et satisfait à la fois les penchants communs, le bon sens droit et les inclinations matoises du tiers état au xvie siècle.

Le livre de Rabelais est un grand festin, non pas de ces nobles et délicats festins de l’antiquité où circulaient, au son de la lyre, les coupes d’or couronnées de fleurs, les ingénieuses railleries

LE CREUSOT

LE CREUSOT


et les propos philosophiques ; non pas de ces délicieux banquets de Xénophon ou de Platon, célébrés sous des portiques de marbre, dans les jardins de Scillonte ou d’Athènes ; c’est une orgie enfumée, une ripaille bourgeoise, un réveillon de Noël. C’est encore, si l’on veut, une longue chanson après boire. » (Sainte-Beuve, Tableau de la poésie française au xvie siècle.)

Parmi les noms contemporains qui perpétuent les traditions des sciences ou de littérature dans ces provinces, nous citerons le baron Charles Dupin, Jules Janin, H. de Balzac, le profond observateur, qui malheureusement s’est surtout appliqué à représenter les laideurs de la nature humaine ; Amédée Thierry, le savant historien de la Gaule ; son illustre frère Augustin Thierry, le martyr de la science, qui a porté dans l’histoire l’intérêt du roman et les vives couleurs de la plus riche poésie, et a su mêler dans une juste mesure la critique historique aux dons les plus brillants de l’imagination ; enfin, George Sand, qui est comme l’antithèse de Balzac, et dont l’esprit noble et élevé, tout en frondant la société, s’est attaché avec amour aux qualités les plus généreuses du cœur humain.

Les jurisconsultes sont nombreux dans ces provinces. Excepté Bodin et Duprat, les principaux appartiennent surtout au Nivernais et à l’Orléanais. Gui Coquille, les Lamoignon, Marchangy, Dupin aîné sont de Nevers ; de l’Orléanais, Pothier, Isambert et Pardessus.