H. Vaillant-Carmanne (p. 61-68).


CHAPITRE IV.

Les Grecs.


En 1569, « on accorde ce principe que la langue grecque est la reine des langues »[1]. Un siècle plus tard, si vous ne savez pas le grec, Philaminte ne vous embrassera pas, mais aussi vous ne serez pas traité de grimaud[2]. Que s’est-il donc produit dans l’intervalle ? Une désillusion, à la suite d’une entreprise démesurée. On avait cru, au début de la Pléiade, que l’imitation des Grecs allait procurer à la France un Homère et un Pindare, et comme, au bout d’une ou deux générations, il avait bien fallu reconnaître qu’il n’en était rien, une réaction devait se produire contre les anciens mêmes en qui on avait mis tant d’espoir. Il en est toujours ainsi : Pompignan fait tort à Jérémie, et le pindarisme à Pindare. Le grec ne fut toutefois pas abandonné : on le confina seulement dans les collèges, refuge ordinaire des traditions démodées, et au commencement du xviie siècle, le Louvre, pour lequel Malherbe a écrit presque toute son œuvre, fait encore bon accueil aux études grecques[3]. Mais celles-ci n’ont plus d’influence sur la littérature nationale. On en parle avec le respect des choses auxquelles on ne touche guère, et même pour ceux qui n’ont pas encore renié Ronsard, les modèles antiques sont moins Homère et Pindare que Virgile et Horace. Arrive Malherbe. Le secret des grands critiques semble être de formuler franchement, nettement, la pensée et les goûts — et aussi les incompréhensions — de leur époque : Malherbe dit brutalement tout le mal qu’il pensait de ces Grecs qu’on comprenait mal. Nisard, qui avait fait du réformateur le type accompli de toutes les qualités possibles, disait poliment : « il préférait les Latins aux Grecs… s’il n’a pas assez goûté Pindare, c’était en souvenir des excès où l’imitation de ce poète avait fait tomber Ronsard[4] ». Le bonhomme Malherbe n’y mettait pas tant de formes, et, même sans Ronsard, il n’aurait pas ménagé l’« antiquaille » : « Il n’estimoit point du tout les Grecs, dit Racan, et particulièrement s’étoit déclaré ennemi du galimatias de Pindare… Il estimoit fort peu les Italiens, et disoit que tous les sonnets de Pétrarque étoient à la grecque[5]… » À la grecque voulait dire : qui n’a pas de pointe, comme nous l’apprend une anecdote du Menagiana[6], et comme on pourrait le voir dans la traduction de l’auteur à qui Malherbe doit le plus clair de ses idées, Sénèque : « Je ne veux pas nier que Chrysippus ne soit un grand personnage, mais c’est toujours un Grec, de qui les pointes trop déliées se rebouchent le plus souvent, et sont si foibles, que même quand elles semblent faire quelque force, elles ne font autre chose qu’égratigner bien le cuir en sa superficie, et ne passent point plus avant[7] ». Pindare avait donc le tort de n’avoir pas mis des pointes comme il en fallait aux sonnets faits pour le Louvre au début du XVIIe siècle, et Malherbe est déjà de la race de ceux qui reprocheront à Homère de n’avoir pas appris les belles manières à la cour de Versailles. De plus, tout ce qu’il avait lu et traduit de Sénèque contre le « parti des Grecs[8] » et les fictions d’Hésiode était bien fait pour le détourner d’une poésie si peu conforme à son tempérament.

Ce n’est pas à dire que Malherbe ne sût pas le grec, comme on l’a parfois prétendu. Il avait passé trop d’années dans les écoles du XVIe siècle, pour pouvoir l’ignorer[9]. Il connaît, d’abord, les noms grecs des figures de rhétorique, et il s’en souvient, avec, déjà, l’esprit de Molière : sous le vers de Desportes :

D’un tel bruit vint frapper ton âme et ton oreille


il note : « Quelque pédant trouvera ici d’une figure ὕστερον πρότερον ; pour moi, j’y trouve une sottise[10] ». Il traduit les mots grecs cités par Sénèque[11], et il était même capable de faire un bon thème grec. Parlant de son beau-frère Châteauneuf à son savant ami Peiresc, il écrit : « Je vous mandai dernièrement que, si j’avois un chiffre, je vous écrirois avec plus de liberté ; autrement, il n’y a point d’apparence de le faire. Tout ce que je puis vous dire, c’est que l’homme οἶος έβίωσεν, τοίος άπ… ήσει μετανοίας έλπίς ούδεμία, καί έπανορθώσεως ούδέν τεκμήριον[12] » ; ce qui prouve aussi que le grec pouvait encore servir de cryptographie en cette docte année 1613. Malherbe, comme un homme du XVIe siècle, aime à parler grec — et aussi latin, ou italien, ou espagnol — : « cela est mis, à cette heure, inter ἀδιάφορα[13] », dit-il précieusement. Il connaissait assez ses auteurs pour reconnaître dans Desportes un passage pris du grec[14], et il cite volontiers une sentence d’Hésiode : il écrit — toujours à Peiresc, dont il se pourrait que l’érudition eût été contagieuse — : « Pour cet air provençal que vous m’avez envoyé, je l’ai fait voir à Guedron (un compositeur), qui le trouve du tout impertinent ; je ne sais si c’est qu’à la vérité il le soit, ou qu’il vérifie

Καὶ πτωχὸς φθονέει πτωχῷ, καὶ ἀοιδὸς ἀοιδῷ[15] ».

L’année suivante, Malherbe dit de deux médecins qui « ont toujours été mal ensemble » : « Hésiode pouvoit dire καὶ ἰατρὸς ἰατρῷ aussi bien que ἀοιδὸς ἀοιδῷ[16] ». La pompeuse Lettre à M. de Mentin exalte Richelieu à grand renfort de citations : « les affaires publiques sont en si bon état que, si mon affection ne me trompe, le vieux mot εύρήκαμεν, συγχαίρωμεν ne fut jamais dit si à propos comme nous le pouvons dire aujourd’hui… D’un côté son corps (de Richelieu) a la faiblesse de ceux qui άρούρας καρπόν έδουσιν ; mais de l’autre, je trouve en son esprit une force qui ne peut être que τῶν ὀλύμπια δώματ’ἔχόντων[17] ». Malherbe aime donc à se souvenir de l’Évangile et d’Homère, et il fait encore allusion à un récit de l’Iliade en écrivant à Balzac[18]. Son œuvre poétique ne se ressent pas, pour cela, de l’épopée ni de la théogonie grecque. Parlant d’Achille, il le fait « soupirer neuf ans dans le fond d’une barque[19] ». C’était beaucoup plus que ne permettait l’Iliade : et Ménage, en publiant les vers de Sarasin qui reprenaient la même erreur, dut réduire les soupirs à neuf mois. Il est vrai que Malherbe en usait très librement avec les traditions poétiques. Quant à Hésiode, on a voulu voir un souvenir de la Théogonie dans le passage de l’Ode sur la rébellion de La Rochelle où la Victoire triomphe des Titans[20] : mais c’est là une fiction assez répandue pour que l’auteur ait pu se passer de l’original grec. De même qu’il avait pu entendre plus d’une fois dans les harangues et sermons du temps le passage de l’évangile grec auquel il semble faire allusion, il avait aussi pu rencontrer la sentence d’Hésiode qu’il cite, dans un de ces recueils comme il en paraît tant alors[21], et qu’il connaît bien, puisque la même année où il cite la sentence, il envoie à son fils Marc-Antoine, avec un Lexicon grec, une Polyanthée récente et les Chiliades d’Érasme[22]. Les poésies d’alors, celles de Régnier, par exemple, sont pleines de maximes empruntées à de pareils recueils : et pour cette besogne il n’était pas plus nécessaire de comprendre l’art grec qu’aujourd’hui pour décomposer les mots de télégraphe et de téléphone. De plus, il n’est guère d’image ou d’idée grecque dont Malherbe n’ait pu trouver des adaptations latines : les « oiseaux de Caïstre[23] » sont dans les Géorgiques[24] comme chez Homère, et Malherbe a pris à Sénèque[25] bien plutôt qu’à Lucien l’idée de se « plaindre par coutume » plutôt que de se consoler par devoir. Lucien, d’ailleurs, si répandu au XVIe siècle, était bien fait pour plaire à Malherbe, et il se peut que celui-ci se souvienne des Dialogues en écrivant : « la Provence a son Timon aussi bien que la Grèce[26] ». Il serait invraisemblable aussi que le poète de Henri IV n’eût pas lu Plutarque, du moins dans Amyot : Plutarque en effet jouit d’une vogue immense à partir du XVIe siècle, « depuis qu’il est françois[27] », et en 1635 un traducteur de Gusman d’Alfarache dit encore : « De toutes les versions dont notre âge regrattier fourmille, le Plutarque seul a valu son original[28] ». Aussi Malherbe se souvient-il de la Vie de Thémistocle[29] : « Mon avis étoit qu’il falloit éplucher un homme en sa vie et non pas en son origine, et qu’autant valoit-il avoir son extraction de Sériphe que d’Athènes[30] ». Mais de pareils détails ne permettent pas de supposer que la poésie de Malherbe doive quelque chose aux Grecs. Si les vers :

Tout le plaisir des jours est en leur matinée,
La nuit est déjà proche à qui passe midi,


faisaient songer Sainte-Beuve « à tant de vers d’Homère sur la splendeur de l’aurore, sur le jour sacré[31] », c’est que Sainte-Beuve connaissait la poésie homérique et la goûtait avec un sens que Malherbe n’a jamais eu : et s’il fallait chercher une source à ces vers, il faudrait la voir chez les Latins et les Italiens, ou même chez les Français, plutôt que dans la poésie grecque. Celle-ci ne disait rien à Malherbe : les écarts du lyrisme ne lui permettaient pas de régler ses vers sur ceux de Pindare. On a souvent cité le jugement d’André Chénier sur l’Ode à Marie de Médicis : « Cette ode est un peu froide et vide de choses… Au lieu de cet insupportable amas de fastidieuse galanterie dont il assassine cette pauvre reine, un poète fécond et véritablement lyrique, en parlant à une princesse du nom de Médicis, n’aurait pas oublié de s’étendre sur les louanges de cette famille illustre, qui a ressuscité les lettres et les arts… Ce plan lui eût fourni un poème grand, noble, varié, plein d’âme et d’intérêt… Je demande si cela ne vaudrait pas mieux pour la gloire du poète et pour le plaisir du lecteur. Il eût peut-être appris à traiter l’ode de cette manière, s’il eût mieux lu, étudié, compris la langue et le ton de Pindare[32] ». Sans doute : mais il aurait surtout fallu pour cela que Malherbe fût né deux siècles plus tard ; et il aurait compris qu’il fallait imiter les Grecs en faisant comme eux : c’est-à-dire en n’imitant personne. Sur ceux qui avaient naïvement copié Pindare, ou qui admiraient de confiance une poésie réputée parfaite, Malherbe avait l’avantage de reconnaître son incompréhension. Celle-ci est du reste partagée par ses contemporains et surtout par ses compatriotes. « Le peu imitable Pindare[33] », comme disait déjà Vauquelin de La Fresnaye, était « absolument fermé » aux esprits positifs, raisonnables et sensés : et comme ce bon sens et cette raison triomphent en France au début du xviie siècle, « notre poésie en sa simplesse utile » renonce aux ambitions pindariques ; elle néglige même les Grecs en général, jusqu’au jour où un poète délicat, nourri de Sophocle et d’Euripide, retrouvera le sens de la grâce attique et le secret des passions à la voix harmonieuse.

  1. Henri Estienne, Conformité de la langue grecque, éd. Feugère, p. 18.
  2. La Bruyère, Des jugements, 19.
  3. Cf. Egger, L’hellénisme en France, t. II.
  4. Nisard, Histoire de la littérature française, I, 404 (dernière éd.).
  5. Vie de Malherbe (Malh., éd. Lalanne, I, p. LXX).
  6. L’anecdote de Mlle de Gournay, et la vogue curieuse qu’eut l’expression à la grecque (Menagiana, 1715, t. 2, p. 344).
  7. Malh., II, 9 (trad. du Traité des Bienfaits, I, 4).
  8. Malh., II, 8 (De Benef., I, 3).
  9. Sur les écoles de Caen, où Malherbe fut le condisciple de Bertaut, voir G. Grente, Jean Bertaut, pp. 5-10. — L’assertion que Malherbe ne savait pas le grec se trouve encore répétée par M. Emm. des Essarts (rendant compte du Rapport sur la poésie française depuis 1867 par Catulle Mendès) dans le Journal des Débats, 7 novembre 1903. — Par contre M. Souriau (Évolution du vers français au XVIIe siècle) dit que Malherbe était helléniste.
  10. Commentaire (Malh., IV, 396). De même IV, 434. Il emploie aussi ἀπὸ κοινοῦ (IV, 396).
  11. Ainsi Malh., II, 303 et 304.
  12. Malh., III, 313.
  13. III, 454.
  14. IV, 455.
  15. III, 351 (lettre de 1613). Le texte d’Hésiode portait : πτωχῷ φθονέει.
  16. III, 432.
  17. IV, 104 et 109. Évang. selon St Luc : Συγχαίρητέ μοι, ότι εύρον (XV, 6 et 9) ; Iliade VI, 142, et I, 18.
  18. IV, 91.
  19. I, 305.
  20. I, 280.
  21. Voir notamment Egger, L’hellénisme, t. II, p. 36 et 37 et note.
  22. III, 355. Il ne serait pas plus surprenant de le voir utiliser de telles sources que de le voir s’intéresser aux Centuries de Nostradamus (III, 121 et 531). Des adages relevés par Érasme se retrouvent chez les poètes ; cf. par ex. Chiliade 2, Centurie 5, adage 47, et Ronsard, éd. Blanchemain, VII, 308, et Régnier, Satire I, v. 79. — Voir aussi, à ce sujet L. Delaruelle, Ce que Rabelais doit à Érasme et à Budé, dans la Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1904.
  23. I, 209.
  24. Virg., Georg., I, 383 sqq.
  25. Épître XLIII, §2 (trad. Malh., II, 494 sqq.).
  26. IV, 131. Sur la diffusion des œuvres de Lucien au XVIe s., v. L. Clément, H. Estienne et son œuvre française, p. 91, n. 3.
  27. Montaigne, Essais. II, 10.
  28. Trad. de Gusman d’Alfarache, avec Avertissement (par Chapelain ?), Rouen 1633.
  29. Plutarque, Vie de Thémistocle, chap. XVIII.
  30. Malh, IV, 74.
  31. Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, 13, p. 411 et note.
  32. Poésies de Malh. avec commentaire de Chénier, p. 43.
  33. Vauquelin de La Fresnaye, Art poétique, III (éd. Travers, t. I, p. 105).