H. Vaillant-Carmanne (p. 43-48).

CHAPITRE II

Malherbe et ses relations


On est de sa province, on tient de ses amis. D’abord l’amitié — j’entends la vraie, comme eût dit Madame de La Fayette — ne s’établit qu’entre des caractères qui ont en commun certaines façons de sentir et de voir les choses. Puis, l’amitié une fois nouée, et les relations se multipliant, chaque partie déteint un peu sur l’autre et lui donne des nuances nouvelles : Racine doit beaucoup à Boileau, qui lui-même se ressent par moments du commerce de Patru ; Malherbe ne s’expliquerait pas complètement sans Du Vair et sans les hommes qu’il a fréquentés. Il est plus exact encore de dire de lui que de Victor Hugo qu’il s’est renouvelé, et il l’a fait non seulement, comme tout écrivain, par l’évolution lente de la société et du goût ambiant, mais encore par le changement de milieu, par ses voyages et séjours successifs. Il n’écrit pas en 1590 comme en 1610 ; il n’écrivait pas non plus en Normandie, dans sa jeunesse, comme en Provence, et il n’écrit pas en Provence comme il le fera à Paris : et en cela, si l’âge et le talent mûri et la réflexion ont beaucoup fait, des voisinages divers ont aussi joué un rôle.

Fils d’un magistrat qui ne bâtissait pas sans mettre à sa maison une inscription latine[1], Malherbe a fréquenté les écoles de Caen, où l’on apprenait beaucoup de grec et de latin[2], et il y a même prononcé plus tard des discours, « l’épée au côté », paraît-il. La fréquentation des Rouxel, des de Pré et autres professeurs d’éloquence dont il a été ou l’élève ou l’ami, dont il traduisait parfois les vers latins, de Vauquelin de la Fresnaye qui lui prodiguera ses conseils, n’a pas été sans renforcer ses dispositions raisonneuses. Ses études ont peut-être fait passer un peu du jargon de la dialectique jusque dans les vers où il s’adresse à un de ses compagnons de jeunesse de Caen, et où il parle des défauts de l’amante qui

Sont de l’essence du sujet[3].

— Plus tard, quand il va étudier à Bâle et à Heidelberg, le voyage ne lui donne sans doute pas cette fascination que le Rhin exercera sur tous les romantiques ; mais l’Allemagne a commencé plus tôt qu’on ne le croirait à être le pays de l’érudition. Les Normands ne paraissent pas avoir été, parmi les Français, les moins empressés à étudier à l’étranger : Rouxel l’avait fait ; il y en a une dizaine inscrits à l’Université de Bâle en même temps que Malherbe, et Sarasin voyagera encore au delà du Rhin. Malherbe a pu y approfondir l’étude de la littérature latine, et il traduira plus tard le XXXIIIe livre de Tite-Live, dont le manuscrit avait été découvert en Allemagne.

En Provence, il ne se laissera pas trop souvent charmer par

Ce rivage où Thétis se couronne
De bouquets d’orangers[4],

mais il lira les livres qu’on lit dans la société du Grand Prieur, et c’est dans ce milieu, plus italianisé que le Nord, qu’il traduira les Larmes de saint Pierre du Tansille. Il a dû y lire aussi Ronsard et Desportes et les poètes du jour, et M. Brunot a montré l’esprit qui régnait autour du poète normand dans cette société. Malherbe a dû aussi s’entretenir de poésie avec ce du Périer auquel il adressa la célèbre consolation, et auquel il songea longtemps encore après son départ de Provence ; poète lui-même, ce magistrat avait fait en 1578 à de Laurans[5] un compliment en vers suivant la formule qui consiste à attribuer à une inspiration divine l’œuvre dont on fait l’éloge : cette formule était celle de du Bellay complimentant Jodelle, de Desportes vantant la Bergerie de Remy Belleau (nous le verrons plus loin); Malherbe et du Périer ont pu lire ensemble ces poètes. Mais c’est surtout Du Vair qui a agi sur Malherbe, et M. Brunot a bien fait voir de quelle importance avait pu être son influence. Même après que les deux hommes n’écriront plus sur les mêmes événements, le poète se ressent encore des idées de l’autre : dans l’exorde de son discours de 1593 pour le maintien de la loi salique, Du Vair présageait que « la bonté de Dieu, touchée de la compassion de nos misères tendroit la main de sa clémence pour nous lever de cette chute ». Quand Henri IV a presque complètement triomphé, Malherbe commence ainsi sa « Prière pour le roi allant en Limousin » :

Ô Dieu dont les bontés de nos larmes touchées…[6]

Il garde donc le souvenir des pensées de son ami, et l’on s’explique que plus tard il ait collaboré, avec le jurisconsulte Bignon (que La Bruyère mentionne encore avec éloge), à l’édition posthume des œuvres de Du Vair[7]. Dans ces œuvres comme auparavant dans la conversation de l’auteur, il devait goûter les idées, qui leur avaient été chères à tous deux, de la philosophie néo-stoïcienne. Du Vair, en effet, avait écrit une Philosophie morale des Stoïques et une Traduction du manuel d’Épictète ; il avait souvent copié ou paraphrasé Sénèque, comme faisaient tous les néo-stoïciens, et Malherbe, qui traduisit Sénèque, a pu le lire et l’admirer en compagnie du docte magistrat. Il avait, en tous cas, en commun avec celui-ci le goût de la raison en littérature et du naturel dans le langage ; et il ne se trouvait pas seul pour combattre le maniérisme et le langage affecté : « Malherbe, feu Mr. le cardinal du Perron, feu Mgr  du Vair et les plus habiles hommes que j’aye veu à la Cour, raconte Peiresc en 1624, parlants de ce langage (le langage affecté), disent qu’il doit plaire tout de mesme comme fairoit un homme qui pour aller à l’Église à la messe et par la ville, iroit en dançant une sarebande…[8] »

À Paris surtout Malherbe subira l’influence de la société pour laquelle il écrira désormais : « Il disoit souvent, et principalement quand on le reprenoit de ne suivre pas bien le sens des auteurs qu’il traduisoit ou paraphrasoit, qu’il n’apprêtoit pas les viandes pour les cuisiniers ; comme s’il eût voulu dire qu’il se soucioit fort peu d’être loué des gens de lettres qui entendoient les livres qu’il avoit traduits, pourvu qu’il le fût des gens de la cour ; et c’étoit de cette même sorte que Racan se défendoit de ses censures, en avouant qu’elles étoient fort justes, mais que les fautes qu’il lui reprenoit n’étoient connues que de trois ou quatre personnes qui le hantoient, et qu’il faisoit ses vers pour être lus dans le cabinet du Roi et dans les ruelles des dames, plutôt que dans sa chambre ou dans celles des autres savants en poésie[9] ». Malherbe écrira aussi des vers pour être lus dans les ruelles des dames, il fréquentera l’hôtel de Rambouillet et chantera Arthénice sous le nom de Rodanthe. Il se pliait ainsi au goût des divers mondes qui faisaient le goût français ; celui des précieuses était bien préparé pour le policer — il en avait besoin — et aussi pour lui donner le goût de la poésie amoureuse à la façon des Italiens ; c’est en effet quand il fréquente l’hôtel de Rambouillet qu’il admire aussi l’Aminte au plus haut point.

Enfin ses relations avec le savant Peiresc, ce prince de l’érudition du temps, étaient de nature à tempérer son dédain de l’érudition : et nous le voyons en effet, dans ses lettres à Peiresc, s’intéresser au déchiffrement d’une inscription latine ou de monnaies antiques, ou à des vers latins de Sirmond. De toutes parts il reçoit quelque apport, et c’est pour son plus grand profit ; car, un grand classique l’a expliqué, « quand il y a peu de société, l’esprit est rétréci, sa pointe s’émousse, il n’y a pas de quoi se former le goût[10] ».

M. Lanson a dit de Balzac : « Retiré au fond de sa province, il ne se renouvelle pas par le commerce des hommes, et de son fonds il est sec[11] ». Malherbe aussi de son fonds était sec ; mais il a eu l’avantage de se renouveler par le commerce d’hommes instruits et éclairés, et d’une société polie et soucieuse de beau langage. Il s’est renouvelé en outre, ou plutôt transformé, par le commerce des écrivains et des poètes ; et, s’il se contredit si souvent, l’une des causes en est que les influences diverses qu’il a subies ne se sont pas toujours parfaitement conciliées.

  1. Bourrienne, Malherbe, points obscurs et nouveaux sur sa vie normande, p. 156. Reconstruisant sa maison en 1582, il y fit mettre l’inscription : larium arirorum memoriae.
  2. Sur ce point, v. Grente. Jean Bertaut, pp. 5-10
  3. Malh., I, 60. Cette expression, du reste, est aussi bien dans l’esprit de la poésie au XVIe siècle. — Il ne faut pas aller jusqu’à chercher (Compayre, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France, 1, 421 ; G. Renard, La méthode scientifique de l’histoire littéraire ; une des causes du style classique dans l’usage des cahiers du rhéteur Aphthonius, fort en vogue dans les écoles au commencement du XVIIe siècle.
  4. Malh., I, 229.
  5. V. Les poésies de Malherbe avec les observations de Ménage (2e  éd., 1689), p. 431. Malherbe à Paris continue à se dire le « très affectionné serviteur » de du Périer (Malh., III, 8, 12, 15, 19 et passim) et il corrige même une harangue écrite par le fils de ce du Périer (IV, 124 et n. 1 et 125).
  6. Malh., I, 69. Le pluriel bontés touchées n’est évidemment amené que par la rime et a du reste été critiqué par l’Académie. — Malherbe paraît moins heureux quand il invente lui-même le début de l’« Ode pour le roi allant châtier les Rochelois », qui commence par des métaphores incohérentes.
  7. V. les Lettres de Peiresc (éd. Tamizey de Larroque, Collection de documents inédits pour servir à l’histoire de France), t. VI, p. VI et P. 177. Sur l’importance des traductions de Du Vair, v. Ch. Urbain, Nicolas Coeffeteau (Paris, thèse, Thorin 1893), p. 263. Le P. Goulu (Lettres de Phyllarque, t. I, p. 332 à 334, cité par Urbain, o. c., p. 294) met encore au même rang « les écrits de ces hommes illustres, les évêques de Genève et de Marseille, de M. du Vair et même de M. de Malherbe ».
  8. Lettres de Peiresc, t. V, p. 30-31 (6 sept. 1624).
  9. Racan, Vie de Malherbe (Malh., éd. Lalanne, t. I, p. LXXX).
  10. Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Goût.
  11. Histoire de la littérature française (8e  éd. 1903), p. 389.