H. Vaillant-Carmanne (p. 13-41).


CHAPITRE PREMIER.

La Normandie[1].


Depuis que les divers dialectes ont cédé à celui de l’Île-de-France leur rôle littéraire, la centralisation de la littérature, comme de la société, n’a pas cessé de s’accentuer : Paris est devenu la France, pensant pour elle et parlant en son nom. Cela n’a pas empêché les provinces de garder dans une certaine mesure leurs caractères distinctifs, non seulement dans l’ordre économique — où l’on aime aujourd’hui à rechercher les souvenirs des nationalités provinciales — mais aussi dans le domaine de la pensée. À travers la littérature on peut suivre certaines tendances, certains états d’esprit qui ont trouvé, dans tel ou tel coin de France, leur patrie d’élection. Il y a un esprit parisien qui pétille déjà dans certaines « gaberies » du moyen âge, et qui grandit de Villon à Molière, de Boileau à Voltaire. Il y a un mysticisme breton qui s’emmêle dans la trame du roman arthurien, et dont il flotte encore des survivances dans l’imagination de Chateaubriand, ou dans la religiosité inquiète de Lamennais ou le sens idéaliste de Renan. Il y a une fougue méridionale qui s’épanche en plusieurs générations de rhéteurs et de tribuns. Et de tous ces éléments qu’un mouvement incessant amène vers le centre moral du pays, la France littéraire — comme la France politique — s’assimile à chaque époque ceux qui répondent le mieux aux conditions organiques de son développement et aux besoins du moment. L’esprit normand se trouva être, une fois, l’esprit du temps, et c’est alors que parut Malherbe[2].

Peu après la publication de Salammbô, Flaubert voyageait avec un industriel de ses concitoyens, qui lui demanda comment Carthage avait pu disparaître si complètement de l’histoire du monde. « C’est que, répondit l’auteur, à Carthage tout le monde faisait de la rouennerie. » En Normandie, presque tout le monde fait de la rouennerie, ou de la culture rationnelle, et tous tâchent de faire de bonnes affaires. Quelques-uns pourtant s’y adonnent aux sciences et aux lettres. Aux sciences, passe encore : calculateurs, méthodiques, ils peuvent faire d’éminents mathématiciens — Laplace est de leur pays — ou de lucides vulgarisateurs comme Fontenelle, que n’étouffa jamais le sentiment ; on s’explique parmi eux Casimir Delavigne célébrant la découverte de la vaccine, et peut-être comprendrait-on de leur part ce

qu’on trouve chez leur Louis Bouilhet, « comme ambition suprême un poème résumant la science moderne, et qui aurait été le De natura rerum de notre âge[3] ». Mais dans les lettres pures ils doivent se sentir, à première vue, un peu dépaysés. D’abord, en en cherchant l’utilité — le Normand Turnèbe écrit, en manière de satire, de nova captandae utilitatis et litteris ratione — ils s’aperçoivent vite qu’elles ne sont pas faites « pour le profit[4] ». Aussi arrive-t-il à tel d’entre eux de « quitter tout à fait cet exercice quand le roi lui fait l’honneur de l’occuper en ses affaires[5] », ou à tel autre, plus récent, de déconseiller la poésie aux jeunes gens :

Jeune homme au cœur léger, ne touche point la lyre.
Va demander ta joie aux rêves d’ici-bas[6].

D’autres continuent, non sans se trouver « bien fous de n’avoir pas plutôt songé à l’établissement de leur fortune[7] ». Ils ne se résignent d’ailleurs pas à y perdre, et depuis le vieux Wace jusqu’au grand Corneille[8] — en passant par Malherbe, qui « mendie le sonnet à la main » — on les voit tous soucieux de gagner[9] et occupés à quémander. Mais ce n’est pas assez pour faire un homme de lettres, et il ne suffit pas de tourner une requête spirituelle en vers, comme savait le faire Clément Marot, ce fils de Normand, ou Corneille lui-même. Pour être écrivain il faut aborder un sujet, et l’on n’a pas encore réalisé le rêve de Flaubert, d’un livre qui ne tiendrait que par la force du style. Mais quel sujet ? Autrefois on pouvait encore rimer des sermons, ou mettre en vers le Comput ecclésiastique[10], ou les Institutes de Justienien, ou la Coutume de Normandie[11] : et cela au moins servait[12] aux clercs mal frottés de latin, aux étudiants et aux plaideurs. Mais les temps ont changés. La poésie ne se prête plus à toutes les tâches. Devenue grande dame, et fière, elle n’a plus que des paroles caressantes ou sonores, et des idées qui voltigent au-dessus de la vie quotidienne, et ne s’y posent que par instants. Comment les Normands se prêteront-ils à tout cela ? Chanteront-ils la nature ?

Mais j’y deviens plus sec, plus j’y vois de verdure[13].

« Je ne suis pas l’homme de la nature[14] » répondent-ils : d’où leur viendrait l’inspiration, à eux « que la campagne a toujours ennuyés[15] » et qui sont nés

Dans un pays que le soleil
Ne peut regarder de bon œil,
Où nul fruit n’honore sa sève
Que celui qui fit pécher Ève[16].

De pareilles dispositions ne peuvent guère inspirer de chant plus illustre que la Normandie de Bérat, et ne sont guère favorables à l’églogue : « J’ay ouy dire à feu M. de Malherbe, raconte à Théopompe (Godeau) un de ses amis, qu’il eust mieux aimé faire un poëme épique qu’un seul chant pastoral[17] » La surprenante exception de Bernardin de Saint-Pierre est d’un Normand déraciné, comme on dit aujourd’hui, qui a merveilleusement compris Rousseau, a surtout voyagé très loin et s’entend fort à décrire les papayers et les cœurs sensibles.

Quant à l’amour, les plus grands d’entre eux sont un peu revenus des « chaleurs de foie[18] » de leur jeunesse, les plus petits mettent Rabelais en vers[19], et la plupart ne se font pas plus d’illusion que, par exemple, Maupassant.

Et puis, à parler net, où donc est la vergogne
De suspendre sa lyre auprès d’un cotillon ?
L’art saint me paraît propre à tout autre besogne
Qu’à broyer la céruse avec le vermillon[20].

Ainsi dit Bouilhet, et Malherbe n’en pensait pas moins, s’il faut en juger d’après le début des Larmes de Saint Pierre :

Ce n’est pas en mes vers qu’une amante abusée…

Peut-être aurait-il moins souvent oublié cette profession de foi si les princes avaient moins bien payé ses vers d’amour.

Le bonheur, la joie de vivre ? Le cidre du pays peut bien faire flotter quelques vapeurs bachiques[21] dans les vaux-de-vire d’un Olivier Basselin ou d’un Jean Le Houx : mais les Normands sont si peu lyriques ! Puis ils savent que le bonheur est fugitif, et ils se souviennent — connaissant les proverbes anciens —

Est toujours à la fiqu’un déplaisir extrême
Est toujours à la fin d’un extrême plaisir[22].

La tristesse, la douleur, et ces chants désespérés qui en d’autres temps seront les plus beaux ?

Mais en un accident qui n’a point de remède
Il n’en faut point chercher[23].

Tous ces grands cris, c’est bon pour « Musset, le poète des tout jeunes gens[24] ». Mais ne les demandez ni à Malherbe ni à Corneille :

Leurs âmes à tous deux, d’elles-mêmes maîtresses,
Sont d’un ordre trop haut pour de telles bassesses[25].

Alors ? Si la poésie n’a de prix que par les chimères dont nous peuplons la vie, si elle n’est que la parole ailée du sentiment, si la nature et l’amour, la douleur et la joie sont ses éternels refrains, pourquoi des hommes si sensés se mêlent-ils d’écrire ? Ah ! c’est qu’ils pensent justement que « l’art n’est pas une débilité de l’esprit, et que ces susceptibilités nerveuses en sont une[26] ». « Il ne faut pas s’écrire, l’art doit s’élever au-dessus des affections et des susceptibilités nerveuses[27]. » Il ne faut pas s’abandonner à ses impressions : « nul lyrisme, la personnalité de l’auteur absente[28] » ; « il n’y a rien de plus faible que de mettre en art des sentiments personnels[29] ». Qu’ils témoignent pour leur art un mépris aussi brutal qu’intermittent, ou qu’ils en parlent avec religion, ils pensent ou devinent tous que cet art doit être impersonnel, que leur cœur ne contient pas leur génie et n’en est pas la mesure, que le mélodrame n’est pas bon parce que Margot y aurait pleuré, que le poète n’a pas à se donner en pâture au public, mais peut, et doit être impassible :

Poètes, à vos luths ! l’art est ce fleuve antique
Où Thétis aux yeux verts trempa son fils naissant :
Il faut y plonger nu, pour que le flot magique
Nous fasse autour du cœur un bouclier puissant[30].

Le tempérament personnel explique moins ici que chez d’autres la matière de l’œuvre : Malherbe, poète fort sec, écrit à force de labeur les plus beaux vers sur les jeunes filles et les roses, le timide bonhomme Pierre Corneille fait des héros à volonté de fer, le désagréable Bernardin de Saint-Pierre fait une idylle charmante. C’est que l’artiste n’a pas à puiser dans son cœur. Il doit regarder froidement l’homme et le monde, voir juste et bien comprendre, et rendre exactement ce qu’il observe ou ce qu’il pense. En observant bien on pourra écrire, selon les temps, la Princesse de Clèves, où Madame de La Fayette se félicite surtout de voir décrite « la manière dont on vit », ou bien Madame Bovary. En s’élevant plus haut, l’homme de génie dégagera les idées générales qui expliquent la conduite humaine, il démêlera dans le fouillis de la vie les sentiments qui sont immuables, et il n’en retiendra que l’élément le plus général, le plus abstrait. Mieux il saura élaguer les détails, les circonstances environnantes dans lesquelles semblent se noyer la volonté et la raison, et plus il sera grand : « ce qui distingue les grands génies, c’est la généralisation[31] ». Si, avec cette méthode, l’écrivain de génie trace des caractères, ses types les mieux réussis seront simples comme des machines faites de peu de pièces, et leur sort sera réglé, leur âme se développera comme un théorème de géométrie. Elle comportera un sentiment ou deux

Et sur les passions la raison souveraine.[32]

Dans la poésie lyrique, ou plus exactement dans ce qu’on appelle alors la poésie héroïque, les poètes normands pourraient avouer avec Pauline :

Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments[33].

Tous leurs écrivains en sont là : « il y a, dit Flaubert, un mot de La Bruyère auquel je me tiens : Un bon esprit doit écrire raisonnablement[34] » La raison ira avant tout : c’est elle que Corneille « fait voir sur la scène[35] », c’est elle qui parle dans les meilleurs vers de Malherbe, et, plus ou moins gauchement, dans les vers de la plupart des Normands de sa génération. Et que dit-elle ? Quand elle se recueille, elle entreprend

De montrer l’incertain de la grandeur humaine[36].


elle « apprend à mépriser les choses grandes de ce monde, seule et divine grandeur de l’esprit humain[37] » : on sait si Malherbe et Corneille ont prêché cette leçon. Or déjà les chœurs des tragédies de Montchrestien, « développements éloquents de grands lieux communs, ressemblent à s’y méprendre aux strophes de Malherbe[38] ». Mais les Normands ne sont pas toujours si sombres, ils ne lisent pas tout le temps Sénèque ou la Bible ou l’Imitation, et leur philosophie est souvent plus pratique. Le fond de leur tempérament — quand il n’a pas été transformé par une éducation romantique, par le XIXe siècle, par le « gendelettrisme » — c’est un esprit d’observateur prudent et d’homme d’affaires, parfois processif, toujours en éveil, rusé, pratique, et minutieusement exact. Resté proverbial à cet égard, il était déjà bien tel au XVIIe siècle, où tous les grands classiques l’ont remarqué : Racine qui place ses Plaideurs en Basse-Normandie, Boileau[39], La Fontaine dont le renard est plus qu’à demi normand[40], et Molière qui fait de Monsieur Loyal un Normand[41]. En hommes d’affaires, les meilleurs écrivains iront de préférence aux grandes affaires, à celles de l’État, à l’histoire des empires et des conjurations. « Où donc Corneille a-t-il appris l’art de la guerre ? » aurait dit le grand Condé ; les économistes d’aujourd’hui se demandent où Montchrestien, cette « ébauche de Corneille », a appris l’économie politique ; car ce poète normand a écrit un Traité de l’économie politique, et il paraît même que c’est lui qui a répandu cette expression, quelque temps après que du Bellay, le chantre de la « mère des arts, des armes et des lois » et de la douceur angevine, avait employé le mot patrie et que Desportes, l’abbé galant et entremetteur, avait mis en vogue celui de pudeur. Si les poètes normands n’écrivent pas tous des traités comme Montchrestien, ils ont tous le sens de la politique. Malherbe n’est nulle part plus à l’aise que quand il dit que la paix va renaître, que le roi triomphant va ramener la prospérité en France, que les révoltés vont être anéantis ; et dès la fin du moyen âge le Normand Alain Chartier, « le très noble orateur » qu’admirent encore Marot et bien d’autres[42], se trouvait être le fondateur de l’éloquence politique en vers. Corneille disserte habilement — parfois à la Machiavel — sur l’idée républicaine et la raison d’État et se félicite d’avoir mis la politique au théâtre[43] ; et il n’est pas jusqu’au petit Boisrobert dont on n’ait pu vanter le discernement dans les troubles et les complications politiques de son temps. Casimir Delavigne encore, ce « Normand rusé[44] », a dû la plus grande part de son succès à un thème heureusement adapté aux circonstances politiques. De la politique à l’histoire il n’y a qu’un pas, et les Normands l’ont franchi. Dès le moyen âge leurs trouvères sont des chroniqueurs en vers et « se sont piqués d’exactitude[45] ». L’« exact Mézeray » était un Normand (qui dans sa jeunesse avait pensé faire des vers) ; et on pourrait retrouver la même qualité jusque chez un de ses compatriotes d’aujourd’hui, M. Léopold Delisle. Montchrestien songeait à écrire l’histoire de la Normandie ; Malherbe, si dédaigneux pour l’érudition, traduit Tite-Live et estime les travaux de traducteur et d’historien de Coeffeteau et de Faret ; Colomby traduit Justin et Tacite ; plus tard Saint-Évremond, dans ses Réflexions sur les Romains, devancera Montesquieu ; et n’a-t-on pas écrit un gros livre sur « le grand Corneille historien » ? Mais, si le poète s’attache à la froide raison, s’il n’est qu’un esprit juste ou même profond qui a le sens exact des choses et des hommes, de la vie publique et de l’histoire, où sera la poésie ? Elle sera dans l’élévation de la pensée, dans la généralisation des idées, dans les vers bien frappés, dans les sentences lapidaires, dans la beauté des discours, c’est-à-dire que la poésie, ce sera l’éloquence, et que le poète sera le meilleur des orateurs. C’est ce que disait le panégyriste d’un des maîtres de Malherbe, poète latin et professeur d’éloquence et de droit : « On eust dit qu’il estoit orateur afin d’estre très bon poète, et qu’il estoit poëte afin d’estre très éloquent orateur[46] ». Ainsi la poésie ne sera qu’une prose plus soignée, plus mesurée, plus éloquente que l’autre, mais ni moins raisonnable ni moins raisonneuse. C’est ainsi que l’entendent les Normands d’alors : en Malherbe, Vauquelin vante l’éloquence[47] et, avant que Mathurin Régnier reprochât à l’ennemi de Desportes de « proser de la rime et de rimer de la prose », Vauquelin avait dit

Que notre poésie, en sa simplesse utile,
Était comme une prose en nombres infertile[48].


Les poètes écriront donc des morceaux éloquents : en 1624 Puget de la Serre put réunir en un volume « le bouquet des plus belles fleurs d’éloquence, cueilly dans les jardins des sieurs du Perron, Coeffeteau, Du Vair, Bertaut, Malherbe[49]… » ; et s’il y a un orateur dans la poésie française, c’est bien Corneille[50]. Si du reste ni Bossuet ni Mirabeau ni leurs pareils ne sont normands, c’est que le grand orateur proprement dit doit avoir une part de poésie, de lyrisme, d’exaltation qui n’est jamais forte dans les esprits raisonneurs.

Les Normands sont trop pratiques pour ne pas songer au goût du public pour lequel ils écrivent, et pour ne pas tenir compte de l’esprit du temps. Ils le font même avec habileté, et quand ils ne se bornent pas, comme Duperron et Malherbe, à écrire des pièces de circonstance, ils tâchent, comme le grand Corneille, de se faire aux modes du jour : c’est à quoi excelle Thomas Corneille, qui, ayant moins de génie, doit montrer plus de savoir-faire ; c’est ce que fait encore Delavigne, « qui épiait le goût du jour et s’y conformait, conciliant tous les partis et n’en satisfaisant aucun, un Louis-Philippe en littérature[51] » (en des temps plus propices, Malherbe et Corneille avaient été comme un Henri IV et un Richelieu en littérature. Leur œuvre est d’autant plus heureuse que le goût régnant répond mieux au leur, et à leur talent. En effet, malgré toute leur bonne volonté, ils se mettent difficilement au diapason du lyrisme exalté des révolutions littéraires ; et plusieurs d’entre eux sont trop pénétrés de leur conviction artistique pour accepter les variations de la critique. Vauquelin de la Fresnaye à la queue de la Pléiade, Bouilhet chez les romantiques, ne sont guère que des suiveurs ; Wace ne s’attarde pas dans la forêt de Brocéliande, Malherbe rompt avec les ronsardisants. Parfois même les Normands se désolent ou s’indignent des goûts littéraires dominants, quand ceux-ci ne peuvent pas se concilier avec leur tempérament raisonnable, réaliste, positif et méthodique. Il y a des moments où Corneille gémit :

Et la seule tendresse est toujours à la mode ;


il y en a où Flaubert écrit avec colère : « Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie[52] ! » En ces temps-là la faveur publique se détourne de la poésie raisonneuse ou de l’observation réaliste pour aller à Racine ou à Musset ; en d’autres temps elle était pour Malherbe, autre champion de la raison, contre les « mauvaises imaginations » de Desportes. Car Malherbe contre la Pléiade et les disciples attardés de Ronsard. Corneille contre Quinault et Racine, Flaubert et Maupassant contre Musset, c’est toujours la même cause de la raison contre le sentiment, de la logique contre l’émotion, du cerveau contre le cœur. Les Normands — du moins les meilleurs, ceux qui se sont bien compris, et qui ont trouvé leur voie — ont toujours plaidé la cause de la raison. Comment ne l’auraient-ils pas gagnée dans un pays dont l’esprit est « la raison elle-même[53] », « où la logique, dirait-on, est le fondement des arts[54] », où l’imagination est pour tous « la folle du logis », en un temps où le plus illustre des Français l’appelait « maîtresse d’erreur[55] ». La Pléiade, qui se recruta surtout chez les Angevins, avait reçu sa première impulsion du midi de la France, et notamment de Lyon[56] ; elle avait eu un enthousiasme méridional pour la culture classique rapportée d’Italie ; et dans une exubérance de jeunesse et de rénovation, à travers des ambitions illimitées, elle avait fait entendre des accents émus et avait laissé des vers agréables en leur verte nouveauté. On commençait à soupçonner qu’elle avait échoué — du moins pour un temps — dans l’entreprise de donner à la France ses classiques définitifs. Une autre brigade, venue du Nord de la France, et plus sage, plus prudente, plus retenue, moins exaltée, moins poétique, allait recueillir sa succession. Celle-ci n’était même pas encore ouverte quand les Normands se présentèrent ; et c’est peut-être pour cela qu’on ne s’est pas toujours bien entendu sur ce qu’était venu faire Bertaut. À vingt ans Bertaut faisait des vers, et, avec le respect que les jeunes gens graves ont, à cet âge, pour les autorités littéraires, il révérait Desportes et Ronsard. Le vénérable chef de la Pléiade, chargé d’années et plus encore de gloire, montrait aux débutants d’alors la bienveillance que Hugo, dans sa vieillesse, accordait aussi à tous les jeunes ; Ronsard lisait même parfois leurs vers. Desportes lui ayant un jour présenté ceux de Bertaut, « étincelants et de lumière et d’art,

Il ne sut que reprendre en son apprentissage,
Sinon qu’il le jugeoit pour un poëte trop sage[57] ».

« Sage », c’était bien la qualité de Bertaut,

Ce poète prudent, dont la muse sensée
Sut de toute façon si bien se contenir
Qu’à sa place d’honneur Despréaux l’a laissée[58].

Aussi ce poète est le seul des « anciens poètes français » que Malherbe estime un peu[59]. La sagesse, la « retenue » que Boileau attribue à Desportes et à Bertaut, va s’imposer de plus en plus à la poésie française, et les Normands sont de tous les Français ceux qui s’y prêtent le mieux. Qu’on ne s’étonne pas d’entendre un poète d’alors vanter

La douceur de Malherbe et l’ardeur de Ronsard :


la douceur n’est ici que le ton calme, raisonnable et posé qui succède à l’ardeur lyrique, aux ambitions pindariques et à tous les enthousiasmes de la Pléiade. Les nouveaux écrivains ne sont plus des vates inspirés ; le poète à leurs yeux est même, après réflexion, assez peu de chose : Malherbe ne le place guère au-dessus du bon joueur de quilles, et je n’oserais dire à quoi le comparait Vauquelin[60] — car les Normands bravent parfois l’honnêteté. Qu’on ne parle pas pour lui de mission sociale ou de sacerdoce ; et, pour entendre à merveille l’histoire et la vie, que le poète ne s’imagine pas être le prophète et le mage de son époque. Amuseur patenté, mouleur de vers et de périodes, l’écrivain, pas plus qu’il ne doit étaler sa propre âme au public, ne peut prétendre à le conduire. L’art est son but à lui-même. Malherbe fait de beaux vers pour toutes les causes, comme un bon tapissier fait de beaux décors pour toutes les fêtes ; Corneille dit tout au long que le drame n’a pour but que l’amusement du spectateur, et sa tragédie, on l’a montré[61], n’est que la peinture de la volonté en soi — comme Melaenis ne sera que l’évocation du passé romain, comme Salammbô ne sera que la description de Carthage :

La foule a ses transports, ses amours et ses haines ;
Ne mêlons point notre âme à ce tumulte humain :
Aux convives joyeux le choc des coupes pleines,
À nous la lyre d’or au pilier du festin[62].

Mais, cet art qu’on sépare de la mêlée de la vie comme des passions personnelles, l’écrivain habile peut le polir en bon ouvrier[63] ; les esprits raisonnables peuvent devenir profonds, et s’ils se montrent « faibles d’inventions », comme Régnier le reproche aux ennemis de son oncle, ils ont le sens du vrai, de la clarté, de l’ordre, et de l’art littéraire fait de ces qualités Ils savent l’importance du mot propre, ils ne tolèrent pas l’à peu près ; ils veulent, comme le voudra un Normand du XIXe siècle, qu’on « trouve, à force de chercher, l’expression juste qui était la seule et qui est, en même temps, l’harmonieuse[64] ». L’inspiration est peut-être moins nécessaire encore que la réflexion, la méthode, le travail, la patience : « on doit arriver enfin, à force d’étude, de temps, de rage, de sacrifices de toute espèce, à faire bon[65] ». L’expression juste a une importance capitale, la forme doit être châtiée, chaque mot doit être pesé ; aussi Malherbe épluche chaque vers de Desportes pour « regratter un mot douteux au jugement », comme dit Régnier indigné, et Flaubert fait « des remarques de pion[66] » aux vers de Maupassant. Malherbe qui ne se lasse pas de refaire ses pièces, qui « est six ans à faire une ode », comme le lui reproche Berthelot, Corneille qui corrige et retravaille ses vers, ont déjà un peu de ce qui deviendra chez Flaubert, plus nerveux et plus fébrile, « les affres de la phrase, les supplices de l’assonance, les tortures de la période[67] ». « Il faut admirer, il faut vénérer cet homme de beaucoup de foi, qui dépouilla par un travail obstiné et par le zèle du beau ce que son esprit avait naturellement de lourd et de confus, qui sua lentement ses superbes livres et fit aux lettres le sacrifice méthodique de sa vie entière[68] » : c’est ainsi que M. Anatole France parle de Flaubert ; et cela ne rappelle-t-il pas singulièrement ce que Nisard dit de Malherbe : « Je ne sache pas de plus bel exemple dans l’histoire des littératures que celui de cet homme[69]… » Cette peine et ce labeur, dont on peut, si l’on veut, leur être reconnaissant, c’est aux yeux des écrivains comme Malherbe le signe et la condition du génie. L’art, la poésie, est un métier à apprendre, à perfectionner, et aussi à laisser là quand un autre le remplit mieux (ainsi fit Duperron devant Malherbe, qui lui ressemblait en le surpassant), à ne pas entreprendre quand on n’y est pas habile (Malherbe dit à un amateur, comme Alceste dira à Oronte, qu’il ne faut commettre de mauvais vers que sous peine de mort[70]). Mais ce métier, où « tout doit se faire à froid, posément[71] », on peut le définir, en chercher les recettes : et plusieurs Normands ont voulu codifier l’art, depuis Fabri, auteur du Grand et vrai art de pleine rhétorique, jusqu’à Vauquelin, qui devance Boileau dans son Art poétique ; Chapelain, critique normand, crut même qu’avec des recettes on pouvait faire une épopée. Dieu sait ce qu’elle valait, et Boileau nous l’a dit ; mais quel système littéraire n’a pas ses erreurs, et quel écrivain n’a pas les défauts de ses qualités ?

Les Normands se montrent habiles, entreprenants et actifs dans le métier des lettres. Ils les avaient toujours cultivées, et déjà ils avaient accueilli avec empressement la poésie française, dès la période épique ; le « puy de Rouen » était encore fameux au XVIe siècle, et pendant tout un temps le théâtre de cette ville se rangea immédiatement après celui de Paris[72]. À la cour de Henri IV, qu’il va falloir dégasconner, nous les voyons en nombre et en bonne place : Duperron, qui prêche[73], écrit, rime, négocie, est là pour introduire, comme on a dit, le Béarnais dans l’Église et Malherbe dans la littérature ; Bertaut y est aussi, et tous s’entr’aident ; le fils du poète normand des Yveteaux est précepteur des enfants royaux ; Duperron et des Yveteaux[74] recommandent Malherbe, qui comptera parmi ses disciples son concitoyen et parent Colomby et aura pour imitateur un autre de ses concitoyens, Sarasin[75]. Plus tard, dans la société des cinq auteurs de Richelieu, trois sont normands ; les Normands forment une bonne partie des premiers académiciens ; ils sont encore un parti puissant sous la direction de Thomas Corneille[76]. S’ils ne s’enrichissent pas tous à faire des vers, Scudéry — qui d’ailleurs n’est pas un Normand de vieille souche — se montre le plus habile des entrepreneurs de romans, et est prêt — comme Malherbe dans un autre ordre d’idées — à soutenir toutes les causes. Enfin Chapelain restera le dispensateur des faveurs royales. Ces Normands réussissent partout par leur talent et leur souplesse.

Ils ne sont jamais paresseux
À louer les vertus des hommes,


comme dit Malherbe de lui-même[77], — nul ne l’était d’ailleurs en ce temps-là —. Ils font l’éloge des puissants du jour, et le font parfois en termes grandioses. Duperron vantait Catherine de Médecis presque comme Malherbe fera Henri IV, et il complimentait si bien le nouveau monarque que Régnier ne dédaigna pas d’imiter ses Stances sur la venue du roi à Paris[78]. Malherbe s’élèvera plus haut encore, et il arrivera au chef-d’œuvre du genre dans la Prière pour le roi allant en Limousin.

Les contemporains n’ont pas laissé de remarquer la place prise par les Normands au commencement du XVIIe siècle et déjà dès la fin du XVIe. Un rimailleur d’alors s’écriait :

Ô Can fertile en beaux esprits
..........
Ô que tu dois être superbe,
Produisant trois soleils nouveaux,
Mon Bertaut et des Yveteaux,
Et l’incomparable Malherbe[79].

Un peu plus tôt, en 1598, un inconnu — qui ne mentionne pas encore Malherbe — attribuait à l’invention « de Du Perron ou de Bertaut » les stances qui, dit-il, se répandent de plus en plus, et remplacent le sonnet qui était autrefois en honneur. Ni Du Perron ni Bertaut n’étaient les inventeurs ; mais l’erreur même que commet un contemporain[80] nous montre en eux les représentants notoires de la poésie du temps, et dans la stance une forme favorite de cette poésie. Cette forme, Malherbe la reprendra — Racan nous a dit l’importance qu’il y attachait — et il est frappant de voir les chœurs des tragédies de Montchrestien développer les grands lieux communs exactement dans le moule que les Stances à du Périer ont illustré. Ce n’est sans doute pas un pur hasard que les pièces aujourd’hui les plus populaires de la Pléiade soient des sonnets, tandis que les vers de Malherbe connus de tous sont des stances : le sonnet suffit à l’expression d’un sentiment délicat, à une impression artistement notée ; le raisonnement se développe plus aisément en stances régulières et nombreuses. C’est ainsi qu’il se développa chez Malherbe[81], en attendant qu’il reçût le cadre mieux préparé, plus majestueux et plus large, de la tragédie cornélienne et des discours pleins de l’esprit romain. Les Normands travaillèrent de toutes leurs forces à son élaboration, et l’on estimait tant les recrues qu’ils donnaient à la littérature française, qu’un Angevin de 1635, au lieu d’évoquer le gracieux souvenir de son compatriote du Bellay, disait d’un ton d’excuse : « Comme autrefois, pour être estimé poli dans la Grèce, il ne fallait que se dire d’Athènes,… maintenant pour se faire croire excellent poète, il faut être né dans la Normandie[82] », En ce temps-là tout le monde en France était un peu de Normandie. Mais, quand la société du XVIIe siècle sera définitivement constituée, quand l’œuvre de Henri IV sera reprise et consolidée, et que la royauté aura dompté la Fronde, les velléités d’indépendance et les coups de force, un monde élégant, instruit et poli se formera autour de la Cour, et l’Ile-de-France fournira alors, avec les provinces de l’Est, les plus grands écrivains de la seconde moitié du siècle, et les vrais classiques. Entre le pays du soleil, de l’exaltation et de la Renaissance, et cette terre de sapience où l’on trouve qu’il y a encore « trop de fantaisie et trop peu de raison en France[83] », le Centre prononcera en dernier lieu, et montrera comment s’accordent le cœur et l’esprit.

Les Normands, en possession d’administrer la poésie française, ne pouvaient se dispenser des pensées fleuries et des images que le public attend des poètes ; et, plutôt secs de nature, ils devaient, aussi bien que leurs devanciers, puiser aux sources traditionnelles. Ils vont parler de la nature comme on en parle dans les recueils de poésie et notamment chez les Anciens, de l’amour comme les Italiens, de Dieu comme les Livres Saints, et ils passeront sans peine de l’un à l’autre sujet. Ce n’est pas qu’ils n’aient, en fait d’imitation, des préférences et des répugnances bien marquées. Positifs, sensés, raisonneurs, ils sont fort éloignés du mysticisme. Fides quaerens intellectum est la formule de l’un d’eux au moyen-âge[84] ; au XVIe siècle des Normands obscurs en sont encore à faire « plaider[85] » la Vierge ou à lui faire « réfuter une disjonctive improbable[86] » ; et, quand le Normand Richard Simon s’appliquera à l’étude de la Bible, au XVIIe siècle, il sera le précurseur de l’exégèse moderne. Des hommes aussi pratiques et aussi judicieux sont donc mal préparés à « chanter et pleurer intérieurement aux sons de la harpe de David[87] ». Sans doute un prêtre poète comme Bertaut pourra rendre en vers souples et parfois attendris les psaumes dont il s’est nourri ; Corneille pourra, dans sa piété, mettre en belles strophes des textes édifiants ; mais les Normands restés frustes sont peu enclins au lyrisme religieux : parfois seulement une foi sincère ou la grandeur de la pensée élève la paraphrase à la haute poésie. Ils n’admettent pas non plus indifféremment tout dans l’antiquité profane. Ils goûtent peu les Grecs, du moins celui que le XVIe siècle avait tant admiré, c’est-à-dire Pindare. Malherbe ne voit que du « galimatias » dans le grand lyrique ; Fontenelle parlera de même du « galimatias philosophique » de Platon[88] ; et Flaubert nous dit encore que « Pindare lui est absolument fermé[89] ». Saint-Évremond va même jusqu’à refuser toute qualité à Sophocle, et l’on a remarqué que les sujets grecs avaient toujours mal réussi à Corneille. Sous le ciel riant de l’Hellade, la poésie chantait, enthousiaste et vive, légère et subtile : les muses normandes sont de vieilles filles graves et raisonneuses ; à se mettre à l’école des Grecs elles auraient forcé leur talent. Tout, au contraire, les attirait vers les Romains. Il y avait des affinités électives entre l’esprit normand, pratique, utilitaire, codificateur, et l’esprit législateur, administratif et bourgeois de ces Latins qui aimaient de trouver dans leur plus beau poème un manuel d’agriculture, et qui se plaignaient parfois encore de voir Virgile plus poète qu’agronome[90]. Des deux côtés règne le même goût de l’éloquence raisonneuse, et c’est aux plus raisonneurs et aux plus verbeux qu’iront souvent les sympathies normandes : à Sénèque — nous allons le voir —, à Lucain (Corneille scandalise Boileau en égalant Lucain à Virgile[91]), à des écrivains de la décadence. Avec quelques nuances que ce soit, tous admirent les Romains : « Je hais, dit Saint-Évremond, les admirations fondées sur des contes, ou établies par l’erreur des faux jugements. Il y a tant de choses vraies à admirer chez les Romains, que c’est leur faire tort que de vouloir les favoriser par des fables[92] ». Il y a surtout chez eux une littérature pleine de sagesse et de majesté dont les modernes peuvent faire leur profit. Le plus grand des écrivains normands est en même temps le plus romain des poètes français :

Corneille est à Rouen, mais son âme est à Rome[93] ;


et déjà les modèles de Malherbe sont surtout latins.

Ces modèles ne seront pas les seuls chez Malherbe ; en ce temps-là on ne parlait guère d’amour sans avoir d’abord étudié Pétrarque, on ne faisait pas de pastorale sans le Tasse. Malherbe, appelé souvent à exprimer des sentiments qu’il n’éprouvait guère, s’est efforcé de faire comme les autres : le poète le plus raisonnable, tout en ayant des mouvements d’impatience contre les Italiens, peut tomber dans le précieux.

Après avoir rappelé par quels milieux il a passé, nous rechercherons ce que Malherbe a pensé et ce qu’il a fait des Psaumes, des Grecs et des Latins, des Italiens et aussi des Français ses prédécesseurs.




  1. Ce chapitre a déjà été, en grande partie, publié dans la Zeitschrift für französische Sprache und Litteratur, t. XXVI. — Je ne puis évidemment déterminer ici de façon complète et définitive le type social littéraire de la région normande (ce qui serait sans doute prématuré) ; j’entends seulement montrer que Malherbe est bien de la province comme de son pays, comme de son temps. Il est vrai que les traits « normands » sont aussi bien « des traits humains, et des traits collectifs de classe et de condition », comme me l’a fait remarquer M. Lanson (Revue universitaire, 15 février 1904) ; beaucoup sont même des traits de l’esprit français, dont les qualités d’ordre, de précision, de clarté sont à la fois normandes et françaises, comme l’a dit Gaston Paris (La littérature normande avant l’annexion, 1896, discours prononcé à la Société des Antiquaires de Normandie). — Il m’a semblé toutefois que les caractères étudiés dans ce chapitre étaient plus fréquents en Normandie qu’ailleurs : ils sont généralement donnés comme tels par ceux qui ont parlé des Normands.
  2. M. Lanson (Hist. de la litt. fr.) a très bien dit de Malherbe : « S’affranchissant des doctrines aristocratiques et pédantesques de la Pléiade, ce gentilhomme normand, qui avait le sens pratique d’un bourgeois, trouvait la conciliation du rationalisme et de l’art ». — V. aussi Brunetière, L’évolution des genres. 2e  éd., p. 58.

    L’esprit normand a souvent été défini en France depuis Michelet (Histoire de France, t. II) jusqu’à Taine (Hist. de la litt. angl., t. I), M. Chéruel et surtout Gaston Paris, La litt. normande avant l’annexion (1896), et aussi L’esprit normand en Angleterre (Poésie du moyen âge) ; en Allemagne, depuis Schlegel jusqu’à M. Hermann Suchier, le savant fondateur de la Bibliotheca normannica. Je me suis appliqué ici à laisser parler les Normands eux-mêmes, et j’ai surtout tenu compte de ceux qui ont assez longtemps vécu avec leurs compatriotes pour prendre un pli décisif. Je n’ai pas allégué, par exemple, le poète sur commande Benserade, ni l’impassible Mérimée, qui appartiennent à des familles normandes, mais sont nés et ont toujours vécu à Paris. — Déjà Michelet et Sainte-Beuve et, plus récemment, M. Basset (peut-être avec excès), Gaston Paris (l. l.), M. Arnould (Malherbe et son œuvre, dans la Quinzaine, 16 oct. 1902, p. 438) et d’autres, ont vu en Malherbe le Normand ; M. Morillot a écrit, à propos de Duperron : « Il n’y en a décidément plus que pour les Normands, dans la poésie française, pendant près d’un siècle » (Petit de Julleville, III, 252), et M. Grente (Jean Bertaut, Paris 1903, p. IX sqq.) a rappelé la série des écrivains normands, que Hippeau avait essayé de grouper dans Les Écrivains normands au XVIIe siècle (Caen, 1858). — Cf. Mme de Sévigné, Lettres, IX, p. 42 ; Segrais. II, 30-34 ; Vigneul-Marville, Mélanges, I, 185-186 ; Lotheissen, Geschichte der französischen Litteratur im XVII. Jahrhundert, II, 127-128 ; A. Mennung, Sarasin’ Leben und Werke (Halle, Niemeyer, 1902), I, p. 13. — Les écrivains normands du XVIIe siècle ont été remarqués depuis Sainte-Beuve jusqu’à M. Georges Renard, La méthode scientifique de l’histoire littéraire. — Les poètes normands du XVIe siècle ont fait l’objet d’un concours et d’un travail dont on verra le résultat dans le Rapport de M. Souriau sur le mouvement littéraire en Normandie de 1898 à 1902. — Scarron appelait Malherbe « Prince de la rime normande » : Malherbe devait à son pays beaucoup plus que ces rimes normandes qu’il essaie d’ôter de ses œuvres dans sa vieillesse.

  3. Préface par Flaubert (Œuvres de Bouilhet, éd. Lemerre, p. 290).
  4. Vauquelin de la Fresnaye, Épître à Baïf (éd. Travers, I, p. 288), traduisant ainsi « per ben » de Sansovino (Vianey, Mathurin Régnier, p. 76). Cf. aussi Bouilhet (éd. Lemerre), p. 104.
  5. Duperron, cité par Racan, Vie de Malherbe (Malh., éd. Lalanne, I, p. XLV).
  6. Bouilhet, (éd. Lemerre), p. 64.
  7. Malherbe, cité ibid., p. LXX.
  8. Rapprochement fait par M. Suchier (Suchier & Birch-Hirschfeld), Geschichte der frz. Litteratur). Cf. aussi G. Paris, La littérature normande avant l’annexion.
  9. Il est curieux de voir, par exemple, que Guillaume le Clerc, dans son Bestiaire divin, parle déjà « de Sire Raul sun seignur » comme Malherbe parlera de Henri IV dans ses lettres à Peiresc.
  10. Philippe de Thaon Compost.
  11. Ce sont des Normands qui ont produit au moyen âge ces sortes d’œuvres : voy. G. Paris, La litt. franç. au moyen âge, 2e  éd., et La littérature normande avant l’annexion.
  12. Vauquelin de la Fresnaye a parfois encore cette préoccupation (voy. t. I, p. 101). Cf. aussi Lemercier, Étude littéraire et morale sur les poésies de Vauquelin de la Fresnaye (Nancy, 1887), p. 202.
  13. Malherbe, I, 139.
  14. Flaubert, à G. Sand, 3 juillet 1874 (Corresp., 4e  s., p. 195).
  15. Id, Corresp., 2e s., p. 157.
  16. C’est ainsi que le Normand Boisrobert juge son pays (Épître à M. de Césy. Recueil de 1659, p. 17 cité par Hippeau, Écr. norm. au 17e s., p. 141). Pour vanter Bourgeuil, Bertaut (éd. elzév., p. 98) dit qu’il est fertile non en citre et poiré, mais en vin d’Anjou.
  17. A. Cognet, Antoine Godeau (thèse, Paris 1900), p. 62.
  18. Mot de Malherbe. Sur l’amour chez Malherbe, voy. Souriau, L’évolution du vers français au XVIIe siècle.
  19. Jean le Houx (éd. Gasté). Flaubert nous dit de Bouilhet : « Il lisait Rabelais continuellement » (Bouilhet, éd. Lemerre, p. 302).
  20. Bouilhet, p. 36.
  21. Déjà un Anglo-Normand du XIIe siècle célébrait la cervoise (v. Romania, XXI, p. 260-262).
  22. Malherbe, I, 134. cf. Corneille, Le Cid, I, i :

    Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

  23. Malherbe, Consolation à du Perier.
  24. Maupassant, Fort comme la mort (8e  éd.), p. 252.
  25. Corneille, Polyeucte, III, i.
  26. Flaubert, Corresp., 2e  s., p. 81.
  27. Ibid., 3e  s., p. 80.
  28. Ibid., 2e  s., p. 72.
  29. Ibid. p. 75.
  30. Bouilhet, p. 37. La séparation de la personnalité de l’auteur et de son œuvre ne peut naturellement jamais être complète : de là vient peut-être en partie que Malherbe se contredit si souvent, que Corneille n’a pas toujours « l’esprit de suite », et que Flaubert « a en lui littérairement parlant deux bonshommes distincts » (Corresp., 4e  s., p. 69).
  31. Flaubert, Corresp., 2e  s., p. 138.
  32. Corneille, Polyeucte, II, 2.
  33. Ibid., II, 2. Le mot de raison (comme aussi celui de jugement) revient assez souvent dans les vers de Malherbe (Malh., I, 39, v. 7 ; 276, v. 9 ; 309, v. 10).
  34. Flaubert, Corresp., 2e  s., p. 189.
  35. Mot de Racine recevant Thomas Corneille à l’Académie.
  36. Vers écrits par un Normand en tête des Tragédies de Montchrestien (éd. elzév., par Petit de Julleville, notice, p. XIX).
  37. Montchrestien, Épître au prince de Condé (ibid.).
  38. Brunot, La doctrine de Malherbe, p. 49.
  39. Boileau, Épître II, Satire XII, fin, et Lutrin, I, 31 et 32.
  40. La Fontaine, Fables, III, 11 et VII, 7 « Répondre en Normand », qu’emploie La Fontaine, était déjà proverbial chez Math. Régnier (Satire III, éd. Courbet, p. 28) et même plus tôt (v. Leroux de Lincy, Livre des proverbes français, I, 241). Voltaire dit encore, à propos de la longévité de Fontenelle, que Fontenelle était Normand et avait trompé la nature. — Cf. aussi Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques, 243 : « Les Normands me font toujours l’effet de ce renard si fort en sorite dans Montaigne… »
  41. Tartufe, V, 4
  42. Voy. Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française, II, 374-5.
  43. Préface de sa trad. de l’Imitation.
  44. Flaubert, l. c., 2e  s., p. 107.
  45. A. Héron, Trouvères normands (Rouen 1885), p. 23. G. Paris, La litt. norm. avant l’annexion, p. 31, et L’esprit normand en Angleterre (dans la Poésie du moyen âge).
  46. Oraison funèbre de Jean Rouxel, professeur d’éloquence et de droit à Caen, prononcée en latin par Jacques de Cahaignes, traduite par Vauquelin de la Fresnaye (Cf. Gasté, La jeunesse de Malherbe, p. 18).
  47. Vauquelin de la Fresnaye, Art Poétique, III (éd. Travers, I, p. 105)
  48. Ibid., II (éd. Travers, I, 71). De même Corneille dit de ses
    premières comédies qu’il apprit à y faire « un sot en vers d’un
    sot en prose » (À Mr D. L. T., v. 54).
  49. Cf. Grente, Jean Bertaut, p. 284, et ibid., le chap. VII : Le poète orateur (p. 171 et sq.).
  50. Casimir Delavigne, dans les Messéniennes de 1827, appelle Corneille :

    Des demi-dieux rocelui dont l’éloquence
    Des demi-dieux romains releva les autels.

  51. Flaubert, Corresp., 2e  s., p. 107.
  52. Flaubert, Corresp., 2e  s., p. 81.
  53. Cf. notamment Nisard, Hist. de la litt. franç.; Taine, La Fontaine et ses fables et Origines de la France contemporaine, I.
  54. Mme  de Staël, De l’Allemagne, 2e  p., chap. XVIII.
  55. Pascal.
  56. Brunetière, Revue des deux mondes, 15 déc. 1900 et janv. 1901.
  57. Mathurin Régnier, Satire V.
  58. G. Le Vavasseur, À Bertaut (Aux Poètes normands, Soc.
    Antiq. de Norm., 27 nov. 1884, cité par Grente, Jean Bertaut, p. 412).
  59. Racan, Vie de Malherbe (Malh., t. I, p. LXIX). Malherbe parait en outre estimer ses oraisons funébres (Malh., t. III, p. 202). Il n’a pas laissé, d’ailleurs, de trouver ses stances « nichil-au-dos ».
  60. Épître à Baïf (Vauquelin, éd. Travers, t. I, p. 289).
  61. M. Brunetière.
  62. Bouilhet, p. 37.
  63. C’est le nom que Vaugelas donne à Malherbe, comme on sait ; et M. Maurice Bouchor dit d’un poète normand plus récent, M. Charles Frémine, qu’il « a su traduire les fraîches impressions de la jeunesse en ouvrier consciencieux et habile ».
  64. Flaubert, Corresp., 4e  s., p. 225.
  65. Ibid., 2e  s., p. 203.
  66. Ibid., 4e  s., p. 362. — Déjà Madame de la Fayette disait qu’« une période retranchée d’un ouvrage vaut un louis d’or, et un mot vingt sous ».
  67. Flaubert, Corresp., 3e  s., p. 112.
  68. La vie littéraire, 2e  s., p. 27.
  69. Histoire de la littérature française (17e éd.), I, 415.
  70. Cf. Arnould, Racan, p. 66, et Anecdotes inédites sur Malherbe. Remarquons ici que ce n’est pas le seul trait de Malherbe qu’on retrouve dans Molière : le jeu de mot « sonnet et sonnettes » (à la fin des Précieuses ridicules) en est un autre. Comme Alceste à la poésie amoureuse du temps, Malherbe avait préféré à toutes les œuvres de Ronsard une chanson populaire.
  71. Flaubert, Corresp., 2e  s., p. 175. — C’est par la méthode que Flaubert s’expliquait les grands classiques : « Nous nous étonnons des bonshommes du siècle de Louis XIV, mais ils n’étaient pas des hommes d’énorme génie ;… non ! mais quelle conscience ! comme ils se sont efforcés de trouver pour leurs pensées les expressions justes ! quel travail ! quelles natures ! comme ils se consultaient les uns les autres, comme ils savaient le latin ! comme ils lisaient lentement ! Aussi toute leur idée y est, la forme est pleine, bourrée et garnie de choses jusqu’à la faire craquer ». (Corresp., 2e  s., p. 194.)
  72. De 1566 à 1630, les libraires de Rouen n’avaient pas imprimé moins de soixante-six tragédies. Monchrestien, s’il fut joué quelque part, ce qu’on ignore, dut l’être à Rouen, où fut publié son théâtre » (Petit de Julleville, dans la préface de son édition de Nicomède. p. 6.). On sait maintenant que l’Écossaise fut représentée à Orléans en 1603 (Auvray, dans la Revue d’histoire littéraire de la France, 1897, p. 89-91).
  73. Voy. G. Grente, Quae fuerit in cardinali Davy Du Perron vis oratoria (Paris, 1903).
  74. Malherbe paraît n’avoir pas toujours méprisé les vers de des Yveteaux ; dans la pièce que celui-ci a mise en tête des œuvres de Desportes, et que Malherbe corrige dans son exemplaire, il trouve beaucoup moins à reprendre qu’en moyenne dans les œuvres mêmes.
  75. Cf. A. Mennung, J.-Fr. Sarasin’s Leben und Werke, 2 vol. (1902-1904).
  76. Voyez Morillot, La Bruyère (Collection des grands écrivains), p. 46.
  77. Malherbe, I, 286 (Ode à Lagarde). Le même aveu est aussi bien, d’ailleurs, chez Desportes (éd. Michiels, p. 516, et encore chez Balzac (lettre du 27 novembre 1645).
  78. Vianey, Mathurin Régnier, p. 266.
  79. Paranymphes. À M.  de Malherbe (cité par Brunot, La doctrine, de Malherbe, p. 530, et Grente, J. Bertaut, p. 371). Plus tard Mme de Sévigné (t. IX, p. 42, lettre du 5 mai 1689) appelle Caen « la source de tous nos plus beaux esprits » ; — « Monsieur *** disoit que l’on faisoit des vers dans les autres endroits de la France, mais qu’on en tenoit boutique à Caen. » (Œuvres de Segrais, II, 33-34.) — Il y a une restriction à faire sur la ville natale de Bertaut (voy. Grente, o. c.).
  80. Manuscrit (Bibl. nat., ms. fr. 881) décrit par P. Paris, Manuscrits français, VII, 95 sqq. cité par Rathery, De l’influence de l’Italie, p. 111, n. 1, par Allais, Malherbe et la poésie française, p. 412 (appendice). Cf. Allais, ibid., p. 250, et Grente, Bertaut, p. 346 et 347 : Pierre Delaudun d’Aigaliers (Art poétique publié en 1598) dit que « les stances ne laissent pas maintenant d’être en vogue »; Colletet} (Discours sur le sonnet) constate que « le cardinal du Perron, Jean Bertaut, évéque de Sées et François de Malherbe ne composèrent que fort peu de sonnets ». — Cf. aussi Cognet, Godeau, p. 2-3. — Pour l’histoire du sonnet, cf. H. Vaganay, Le sonnet en Italie et en France au XVIe siècle (Lyon 1902 ; Bibliothèque des facultés catholiques).

    Un poète normand, M. Albert Glatigny a même voulu (de façon téméraire, d’ailleurs) voir l’invention d’un poète normand dans l’emploi de l’alexandrin,

    Ce vers souple et lier aux belles résonnances,
    Où l’idée est à l’aise et prend les contenances
    Qu’il lui plait, ce grand vers majestueux et doux,
    Et que Pierre Corneille, un autre de chez nous,
    A fait vibrer si clair et si haut.

    (À Alexandre de Bernai, dans Gilles et Pasquins.)
  81. Le même passage du sonnet à la stance s’est accompli aussi en Italie un peu plus tôt (voy. Vianey, dans la Revue d’hist. litt. 1904, p. 159).
  82. La Pinchère, préface de la tragédie d’Hippolyte (cité par Hippeau, Les écrivains normands au XVIIe siècle, p. 114, n. I, et par Grente, Bertaut, p. IX).
  83. Saint-Évremond, t. V, p. 19 (Histoire de la langue et de la littérature française sous la direction de Petit de Julleville, t. V, p. 212).
  84. Saint Anselme (cf. G. Paris, Litt. norm. avant l’annexion).
  85. Advocacie Notre-Dame, ou la Vierge Marie plaidant contre le diable, poème du XVIe siècle en langue franco-normande (éd. A. Chassant, 1855).
  86. Rondeau ou la Vierge réfute
    Une disjonctive improbable.

    (voy. éd. Mancel, et Malh., éd. Lalanne, I, p. CXVI.)
  87. Expression de Lamartine, Entretien avec le lecteur, VI, en tête des Recueillements poétiques.
  88. Fontenelle, Dialogues des morts anciens avec les modernes, dial. IV (Platon à Marguerite d’Écosse) : « Je couvrais ces matières-là d’un galimatias philosophique. »
  89. Flaubert, Corresp., 4e  s., p. 225 (lettre à Georges Sand). Il est assez curieux que Flaubert se soit senti attiré par Carthage, et Louis Bouilhet par la Chine, plutôt que par l’Athènes antique.
  90. Sénèque, Épître LXXXVI, 2 (cf. Malh., II, 671).
  91. Art poétique, IV, éd. Gidel. Voy. surtout la préface de Pompée, où Corneille explique son admiration pour Lucain. Huet, Origine de Caen, 1706, 366, chap. XXIV : « Le grand Corneille n’a avoué, non sans quelque peine et quelque honte, qu’il préféroit Lucain à Virgile ». V. aussi le Huetiana, p. 177. Montausier jugeait comme Corneille : « Montausier traduisit Lucain, qu’il déclarait supérieur à Virgile » (Gérard du Boulan, L’énigme d’Alceste, Paris, Quantin, 1879, p. 9). — Le paraphraste ampoulé de Lucain, Brébeuf, est un Normand. Cf. Bataillard, Lucain, son poème et ses traducteurs (Extrait des Mémoires de la Soc. d’agric., sciences, arts et belles-lettres de Bayeux, 1861), p. 15. — On a souvent remarqué aussi que les Latins que Corneille admire le plus se trouvent être de verbeux Espagnols. — Flaubert nous dit de Bouilhet (Œuvres de Bouilhet, p. 302) (et ce pourrait être vrai d’autres plus anciens et plus illustres) : « Ce qu’il préférait chez les Grecs, c’était l’Odyssée d’abord, puis l’immense Aristophane, et parmi les Latins, non pas les auteurs du temps d’Auguste (excepté Virgile), mais les autres qui ont quelque chose de plus roide et de plus ronflant, comme Tacite et Juvénal. Il avait beaucoup étudié Apulée ».
  92. Saint-Évremond, Réflexions sur les Romains (éd. 1795, Paris, Renouard), p. 3.
  93. V. Hugo, Les Contemplations, liv. I, IX (éd. Hachette, 1884, t. I, p. 44). De même Casimir Delavigne, cherchant quel poète français il pourrait mettre à côté de Virgile et du Tasse, songe tout d’abord à Corneille, chantre de Pompée et de Cinna, et s’écrie :

    Chantre de ces guerriers fameux,
    Grand homme, ô Corneille, ô mon maître,
    Tu n’as pas habité comme eux
    Cette Rome où tu devais naître ;
    Mais les dieux t’avaient au berceau
    Révélé sa grandeur passée,
    Et, sans fléchir sous ton fardeau,
    Tu la portais dans ta pensée.

    (Messéniennes de 1827.)