Mahāyāna-Sutrālamkāra/Chapitre III

Asanga
Mahāyāna-Sutrālamkāra, exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système yogācāra
Traduction par Sylvain Lévi.
H. Champion (tome 2p. 25-31).
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CHAPITRE III

LA FAMILLE

Résumé des sections de la Famille[1], en un vers.

1. Existence, primauté, nature, Signe, division, Dommage, Avantage, double comparaison ; quatre par quatre.

Ce vers résume les sections de la Famille : existence, rang capital, Nature-propre, marque, classement, Dommage, Avantage, double comparaison. Et chacune de ces sections se subdivise en quatre.

Existence de la Famille, un vers.

2. L’existence de la Famille se constate à la diversité de Plan, de Croyance, d’Initiative, de Susception des fruits.

En raison de la multiplicité des Plans des êtres, la classification des Plans n’a pas de limite ; comme il est dit dans l’Akṣa-râçi sûtra[2]. Puisqu’il faut donc admettre que la division des Plans est de pareille espèce, il en résulte que la Famille est diverse dans les trois Véhicules. La diversité de la Croyance se constate aussi chez les êtres ; tel ou tel croit dès le début à tel ou tel Véhicule ; le fait ne se produirait pas sans la diversité de Famille. Puis, une fois que la Croyance a été provoquée par une Rencontre[3], on constate la diversité d’Initiative : un tel avance, un tel n’avance pas ; le fait ne se produirait pas sans la diversité de Famille. La diversité de fruit se constate aussi : l’illumination est inférieure, médiocre, supérieure ; le fait ne se produirait pas sans la diversité de Famille ; car le fruit correspond à la semence.

Un vers sur le rang capital.

3. Le rang capital de la Famille est établi parce qu’elle est Signe[4] de poussée, de totalité, de grandeur de Sens, de durée à jamais du Bien.

Quatre signes servent à montrer que la Famille a un rang capital. La Famille est en effet Signe de poussée, de totalité, de grandeur de Sens, de durée à jamais des Racines de Bien. Chez les Auditeurs, les Racines de bien n’ont pas une pareille poussée ; elles ne sont pas non plus totales, puisqu’il y manque les Forces[5], les Assurances[6], etc. ; elles n’y ont pas la grandeur de Sens, puisque le sens d’autrui y manque ; enfin elles n’y durent pas à jamais, puisqu’elles cessent définitivement au Nirvâṇa Sans-reste-Matériel[7].

Un vers sur l’Indice.

4. Naturelle, fortifiée, Fond, fondée, être, non-être, la Famille doit son nom à sa fécondité en vertus.

Ce vers montre quatre divisions de la Famille : elle est respectivement à l’état de nature, en parfait achèvement, à l’état de Fond, ou à l’état de chose fondée. En tant que cause, elle est ; en tant que fruit, elle n’est pas. Le nom de la Famille (gotra) s’explique par guṇa « vertu » et uttârana « faire sortir », car elle est féconde en vertus.

Un vers sur la Marque.

5. La Marque[8] qui se constate dans la Famille, c’est la comparaison, la Croyance, la Patience, par emploi initial, et l’accomplissement du bien.

Quatre Marques se constatent dans la Famille des Bodhisattvas ; par suite de leur emploi dès le début : la compassion pour les êtres, la Croyance à l’Idéal du Grand Véhicule ; la Patience aux épreuves, c’est-à-dire l’énergie à les supporter ; l’accomplissement du bien, lequel consiste dans les Perfections. Un vers sur le classement.

6. La Famille est définitive, pas définitive, imperdable, perdable au gré des Rencontres ; voilà en résumé les quatre divisions de la Famille.

En résumé, la Famille a quatre divisions : elle est définitive ou non, et respectivement imperdable ou perdable au gré des Rencontres. Un vers sur le Dommage.

7. Exercice des Souillures, mauvaises amitiés, indigence[9], dépendance ; tels sont en résumé les quatre Dommages de la Famille.

Dans la Famille des Bodhisattvas, il y a quatre Dommages qui vous poussent, fût-on de la Famille, en dehors des vertus : la répétition fréquente des Souillures ; des amitiés qui ne sont pas bonnes ; l’indigence de bons offices ; la dépendance.

Un vers sur l’Avantage.

8. Aller lentement à l’Enfer, s’en dégager vite, n’y éprouver qu’une douleur légère, mûrir avec empressement les créatures. Il y a quatre Avantages dans la Famille des Bodhisattvas : on va lentement aux états de damnation ; on s’en dégage vite ; si on va y renaître, on n’éprouve qu’une douleur légère ; le cœur ému de pitié pour les créatures qui vont y renaître, on les permûrit.

Comparaison avec une grande Famille d’or, en un vers.

9. Comme une Famille d’or[10], c’est un Fond de biens sans mesure, la base du savoir, de l’Application à la pureté, des Pouvoirs.

Une grande Famille d’or est, en effet, un Fond d’or de quatre espèces : abondant, éclatant, sans tache, ouvrable. Par analogie, la Famille des Bodhisattvas est un Fonds de Racines de bien sans mesure, un Fond de savoir, un Fond de pureté que les Souillures ne tachent pas, un Fond de Pouvoirs tels que les Super-savoirs. Elle est donc comparable à une grande Famille d’or.

Comparaison avec une grande Famille de pierreries, en un vers.

10. Elle est comme une grande Famille de pierreries, puisqu’elle est le Signe de la Grande Illumination, puisqu’elle est la base du grand savoir, de la grande Union sainte, du grand Sens des créatures.

Une grande Famille de pierreries est, en effet, un Fond de pierreries de quatre espèces : authentiques, colorées, de bonne conformation, de bonne dimension. De même la Famille des Bodhisattvas, puisqu’elle est le Signe de la Grande Illumination, puisqu’elle est le Signe du grand savoir, puisqu’elle est le Signe de l’Union sainte (en effet, l’Union est une conformation de la Pensée), puisqu’elle est le Signe de la grande Per-maturation des créatures (étant donné qu’elle fait per-mûrir des créatures en grand nombre).

Un vers sur ceux qui ne sont pas de la Famille.

11. Tel vit dans l’inconduite absolument ; tel a ruiné tout Idéal de bien ; tel encore ne possède aucun bien de l’ordre de la délivrance ; tel a des Blancs[11] infimes ; tel enfin manque de la cause.

Cette stance vise l’individu dépourvu des Idéaux du Parinirvâṇa qui n’est pas dans la Famille. On peut le classer sommairement en deux catégories, selon qu’il manque ou momentanément, ou indéfiniment, des Idéaux du Parinirvâṇa. S’il manque momentanément des Idéaux du Parinirvâṇa, on a encore quatre subdivisions : son inconduite est absolue ; — ses Racines de bien sont tranchées ; — il n’a pas de Racines de bien de l’ordre de la délivrance ; — il a des Racines de bien infimes, il n’a pas des Provisions pleines. S’il manque indéfiniment des Idéaux du Parinirvâṇa, alors il lui manque la cause, puisque la Famille du Parinirvâṇa n’est pas pour lui.

Éloge de la Famille à l’état de nature ou fortifiée, en un vers.

12. Le long Idéal, doctrine de profondeur et de sublimité, né pour faire le salut du monde, — s’ils lui donnent, même sans avoir appris, une Croyance intégrale, avec la Patience dans l’Initiative, et s’ils y trouvent à la fin une plénitude qui surpasse celle des deux autres, c’est qu’ils le doivent à la Famille des Bodhisattvas, si riche de vertus à l’état naturel, et encore fortifiée.

L’Idéal du Grand Véhicule affirme la profondeur et la sublimité ; il a été énoncé pour faire le salut d’autrui. S’il se trouve des gens pour lui donner leur Croyance intégrale, sans avoir même appris le Sens de profondeur et de sublimité, pour être infatigables à l’Initiative[12] et pour avoir à la fin une plénitude, c’est-à-dire une Grande Illumination, supérieure à la plénitude qui se trouve dans les deux autres, c’est là même la grandeur de la Famille des Bodhisattvas, riche de vertus par sa nature, et encore fortifiée. Les deux autres, c’est les gens qui vivent dans le Monde et les Auditeurs.

Éloge de la Famille au point de vue du fruit, en un vers.

13. Pour faire pousser l’arbre de l’Illumination aux vertus si grandes, pour recueillir la Pacification[13] des plaisirs et des douleurs en masse, enfin puisque son fruit fait le salut et le bonheur de soi et d’autrui, cette Famille a vraiment de bonnes racines[14].

Ce vers montre que la Famille des Bodhisattvas est la racine propice de l’arbre de l’Illumination qui a pour fruit le salut de soi et d’autrui.

    Au lieu d’anupadhiçeṣa, le pâli dit : anupâdisesa. Les commentateurs considèrent le mot upâdi comme un dérivé du verbe upâdâ « s’attribuer, tirer à soi » et ils l’interprètent comme un nom des cinq skandha. Leur interprétation concorde donc exactement avec celle du mot upadhi (dans anupadhiçeṣa) chez les traducteurs tibétains, dociles eux-mêmes à la tradition des écoles indiennes. Le Nirvaṇa anupadhiçeṣa est précédé par le Nirvaṇa sopadhiçeṣa ou upadhiçeṣa « avec un reste de matériel » ; c’est le stage où l’Arhat, sorti définitivement du péché et de l’erreur, épuise encore le reste de vie corporelle que lui impose son arriéré de karman.

  1. Gotra. Le gotra est l’ensemble des individus descendus d’un même ancêtre éponyme, et qui porte le même nom ; il est analogue à la gens romaine. La notion du gotra des Bouddhas n’est pas entièrement étrangère au Hînayâna. Le gotrabhû est nommé deux fois dans l’Aṅguttara IV, 373 et V, 23 parmi les neuf ou dix personnes honorables ; il occupe dans les deux listes la dernière place, la plus humble, après le candidat au fruit de la srotâpatti dans l’une, et dans l’autre après le simple croyant (saddhânusârî). La Puggala-paññatti nomme le gotrabhû dans sa classification des individus, et le classe à côté et au-dessus du profane (puthujjano) ; elle le définit : « l’individu qui possède les dhamma qui font qu’on entre immédiatement dans la hiérarchie sainte » (ariya dhamma). Il est à remarquer que ce terme, de caractère si technique, conserve en pâli la forme sanscrite, tandis que le mot gotra, dans sa valeur courante de « nom de famille » a régulièrement la forme gotta en pâli.

    On compte cinq gotra (M. Vy. § 01) ; trois ont respectivement l’intuition du véhicule des Auditeurs (çrâvakayânâbhisamayagotra), des Pratyekabuddha (pr°), des Tathâgata (tath°) ; les deux autres sont : le gotra qui n’est pas définitif (aniyatag°), et l’absence de gotra (agotraka).

  2. Akṣarâçi sûtra. Le tibétain dit : Ba ru ra’i mdo ; le chinois : Tokiai siuto-lo. La traduction tibétaine précise la valeur du titre sanscrit. Ba-ru-ra est l’équivalent tibétain de akṣa ou vibhîtaka ; c’est le nom d’une plante de la famille des myrobalans. Le chinois d’autre part précise le sujet du sûtra « le sûtra des dhâtu nombreux ». Le Majjhima Nikâya (115) et le Madhyama Âgama (181 ; chap. 47, n° 10) contiennent un sûtra identique intitulé Bahu-dhâtuka ; ce sûtra donne de nombreuses classifications des dhâtu, et il pourrait sembler le texte visé ici ; mais il n’y est aucunement question d’un « tas de myrobalans ». Le pâli parle d’une maison d’herbes ou de roseaux ; le chinois, d’un « tas de roseaux ». La mention de l’akṣa doit se référer aux fruits du myrobalan qui servent de dés à jouer.
  3. Pratyaya. Sans entrer dans un exposé détaillé de la théorie de la Causalité dans le bouddhisme, il faut cependant marquer la valeur des termes. Le pratyaya est l’exposant commun des rapports de causalité, rapports répartis sous quatre rubriques (M. Vy. 115) : hetu pr°, samanantara pr°, âlambana pr°, adhipati pr°. Pratyaya, par son étymologie même, indique simplement la rencontre de deux termes : hetum anyaṃ praty ayate gacchâtiti itarasahakâribhir milito hetuḥ pratyayaḥ. (V. les textes réunis ou rappelés par Lavallée-Poussin, Madh. v. 76 sq. n. 7.)

    Le tibétain le rend bien par rkyen qui signifie exactement « rencontre, occurrence » avec tous les sens secondaires qui s’en développent. L’équivalent chinois yuen a aussi la même valeur initiale, avec le même développement de sens.

  4. Nimitta. Le mot signifie au propre « la cible » et ensuite « signe, présage et aussi « cause déterminante » ou « cause efficiente ». La traduction tibétaine rend parfaitement la double idée contenue dans ce mot : rgyu-mchan ; rgyu signifie « la cause » (hetu), mchan « le signe » (lakṣaṇa). En effet nimitta est bien le signe en tant que cause. Le chinois n’a pas d’expression particulière ; il substitue à nimitta le mot yin qui désigne au propre la cause « hetu ». Le signe est par excellence une cause d’erreur, puisqu’il implique dualité ; le signe suppose la chose signifiée. Aussi les états transcendants sont-ils en dehors des signes, animitta ; p. ex. XIV, 35 ; XVIII, 47.
  5. Bala. Symétriquement aux dix bala des Boudhas (cf. inf. XX, 51), le Mahâyâna attribue aux Bodhisattvas dix forces, à savoir (M. Vy., § 26) : âçayabala « force de tendance » ; — adhyâcaya b° « force d’archi-tendance » ; — prayogab° « force d’emploi » ; — prajñâb° « force de sapience » ; — pranidhânab° « force de vœu » ; — yânab° « force de véhicule » ; caryâb° « force de conduite » ; — vikurvaṇab° « force de transformation » ; — bodhib° « force d’illumination » ; — dharmacakrapravartanab° « force de mise en branle de la roue de la Loi ».
  6. Vaiçâradya. En tibétain mi’jigs-pa « sans peur ». En chinois wou wei, « sans crainte ». Les Bouddhas ont quatre vaiçâradya (v. inf. XX, 52). Le Mahâyâna attribue en outre quatre vaiçâradya aux Bodhisattvas. La M. Vy. (§ 28) en donne une liste fort obscure ; je préfère en emprunter une autre au Dictionnaire numérique chinois, chap. 19 : « Pouvoir retenir. Les Bodhisattvas, en entendant tous les dharma, peuvent constamment les retenir, parce que leur mémoire n’a pas de défaillance, et par suite ils peuvent exposer le dharma dans les assemblées sans éprouver aucune crainte. — Connaître les organes. Les Bodhisattvas connaissent les organes de toutes les créatures, tranchants ou émoussés, et ce qui leur convient en fait d’exposé du dharma, et par suite ils peuvent exposer le dharma dans les assemblées sans éprouver aucune crainte. — Trancher les difficultés, c’est-à-dire trancher et résoudre les difficultés de toutes les créatures. Toutes les questions difficiles qui peuvent se produire, les Bouddhas savent les résoudre selon le dharma et y répondre ; par suite ils peuvent exposer le dharma dans les assemblées sans éprouver aucune crainte. — Répondre, c’est-à-dire répondre aux questions posées en termes correspondants. Toutes les créatures sont libres de leur poser des questions difficiles ; les Bodhisattvas peuvent toujours y répondre selon l’intention, conformément au dharma ; par suite ils peuvent exposer le dharma dans les assemblées sans éprouver aucune crainte. »
  7. Anupadhiçeṣa nirvâṇa. Pour le sens du mot upadhi = « substantiel, matériel », v. XVI, 16. Le tibétain, qui rend upadhi par dṅos « chose, objet » lui substitue dans l’expression anup° un autre mot ; il traduit phuṅ po’i lhag ma med par mya ṅan las ‘das pa « Nirvâṇa sans reste de skandha (phuṅ-po). L’anupadhiçesa nirvâṇa est le Nirvâṇa définitif dans le Hinayâna. Le Mahâyâna lui a ajouté une nouvelle catégorie de nirvâṇa : apratiṣṭhita nirvâṇa « le Nirvâṇa qui n’est pas l’arrêt », parce qu’au lieu de se dissoudre dans la vacuité finale, d’être annulé à tout jamais, on rentre alors délibérément dans la transmigration, dans l’activité, en vue de sauver les autres, mais sans courir désormais aucun risque de contamination dans l’ordre de la connaissance ou de la morale.
  8. Liṅga « marque extérieure, insigne, emblème ». On connaît bien ce mot comme l’équivalent indien du phallus, « l’emblème de la virilité ». Le liṅga se différencie ainsi du lakṣaṇa, que je rends par « Indice » et qui désigne les caractères intimes, inhérents par définition à l’être et attachés au fond même de sa nature.
  9. Vighâta. Ce sens, inconnu à la lexicographie sanscrite et pâlie, est garanti concurremment par la traduction tibétaine phoṅs-pa « indigence, extrême pauvreté » et la traduction chinoise pin-k’ioung, qui a le même sens. Cf. VIII, 16 ; XVI, 4 ; XVII, 39.
  10. Suvarṇa-gotra. Le mot gotra ici doit signifier « une mine » ; le tibétain et le chinois le traduisent littéralement « famille, espèce ». Cf. cependant le nom du royaume de Suvarṇa-gotra « d’où l’on tire de l’or d’une qualité supérieure ; c’est de là que vient son nom » (Hiuan-Tsang, Mém. I, 232 : le pays, situé dans l’Himâlaya, au S. de Khotan, serait identique au Strirâjya).
  11. Çukla. Le blanc et le noir sont les couleurs des dharma de pureté et de souillure respectivement.
  12. Au lieu de pratipattau cotsâhaḥ, comm. l. 2, lire pr° câkhedaḥ, d’après le tibétain mi skyo « pas de fatigue ». La lecture du ms. câṣadhaḥ n’est qu’un cas de plus de la confusion fréquente du et du kh.
  13. Çama. J’ai uniformément rendu le verbe çam et ses dérivés par « paix » et les mots apparentés. Le tibétain a adopté comme équivalent régulier źi-ba « calme » ; le chinois mie « éteindre ». Le mot exprime à la fois l’idée de suppression et d’apaisement.
  14. Rétablir, au quatrième pâda : bhavati sumûlam udagra° conformément au tibétain : rig mćhog de ni rca ba hzan po lta bu yin « cette famille excellente est comme une bonne racine ».