Mahāyāna-Sutrālamkāra/Chapitre IV

Asanga
Mahāyāna-Sutrālamkāra, exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système yogācāra
Traduction par Sylvain Lévi.
H. Champion (tome 2p. 32-43).
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CHAPITRE IV

PRODUCTION DE LA PENSÉE.

Indice de la Production de Pensée, en un vers.

1. Un État de pensée[1] de grande énergie, de grande entreprise, de grand Sens, de grand résultat, à double sens ; telle est la Production de Pensée des Bodhisattvas.

Grande énergie, puisqu’il est prêt à l’Initiative[2] pour longtemps malgré la difficulté des épreuves, grâce à la vigueur de son équipement. Grande entreprise, grâce à la vigueur de l’emploi en rapport avec l’équipement. Grand Sens, puisqu’elle a trait au salut de soi et d’autrui. Grand résultat, puisqu’elle aboutit à la Grande Illumination. C’est là sa triple vertu, qui est illustrée respectivement : quant à la vertu d’héroïsme, par deux termes ; quant à la vertu de faire le Sens et à la vertu de recueillir le fruit, ensemble, par deux termes. Double Sens, en tant qu’elle a pour Phénomène[3] la Grande Illumination et l’accomplissement du Sens des créatures. Ainsi la Production de Pensée est définie comme un État de pensée qui a trois vertus et deux Phénomènes.

Division de la Production de Pensée, en un vers.

2. La Production de Pensée est de Croyance, ou d’Archi-Tendance[4] pure, ou de Concoction[5] dans les Terres, ou libre d’Obstruction.

La Production de Pensée chez les Bodhisattvas est de quatre espèces : de Croyance dans la Terre de Conduite par Croyance ; d’Archi-Tendance dans sept Terres ; de Concoction dans la huitième et les suivantes ; sans Obstruction dans la Terre de Bouddha.

Quatre vers pour déterminer la Production de Pensée.

3. Sa racine, c’est la compassion ; sa Tendance, c’est constamment le salut d’autrui ; sa Croyance, c’est l’Idéal ; son Phénomène, c’est les questions touchant la connaissance afférente.

4. Son Véhicule, c’est un Zèle toujours croissant ; son Assiette, c’est l’Astreinte à la Morale ; son achoppement, c’est l’encouragement ou l’approbation donnée à l’Adversaire.

5. Son Avantage, c’est la croissance du Bien, car elle est faite de Mérite et de connaissance ; son Évasion, c’est l’Application constante aux Perfections.

6. Elle finit, à chaque Terre, par l’Application à cette Terre ; telle est la détermination de la Production de Pensée chez les Bodhisattvas.

Voici comme se fait la détermination. Quelle est la racine de la Production de Pensée chez les Bodhisattvas dans les quatre espèces énoncées ? Quelle la Tendance ? Quelle la Croyance ? Quel le Phénomène ? Quel le Véhicule ? Quelle l’Assiette ? Quel le Dommage ? Quel l’Avantage ? Quelle l’Évasion ? Quelle la fin ? Il répond : La racine, c’est la compassion ; la Tendance, c’est constamment le salut d’autrui ; la Croyance, c’est l’Idéal du Grand Véhicule ; le Phénomène, c’est la connaissance afférente, sous l’aspect de questions touchant cette connaissance ; le Véhicule, c’est un Zèle toujours croissant ; l’assiette, c’est l’Astreinte à la morale des Bodhisattvas ; l’achoppement veut dire le Dommage ; et quel en est le Dommage ? c’est l’encouragement ou l’approbation donnée à l’Adversaire, c’est-à-dire à la pensée d’un autre Véhicule ; son Avantage, c’est d’augmenter les Idéaux de Bienfaits de Mérite et de connaissance ; l’Évasion, c’est l’exercice constant des Perfections ; la fin, à chaque Terre, résulte de l’application à cette Terre. La Production de Pensée, une fois appliquée à une Terre, est finie quant à cette Terre.

Un vers sur la Production de Pensée contingente par Réception.

7. Par la force d’un ami, par la force d’une cause, par la force des Racines, par la force de l’audition, par l’exercice du bien, la Production de Pensée sur avis venu d’ailleurs a un lever ferme ou non.

La Production de Pensée sur avis venu d’ailleurs, c’est-à-dire à la suite d’un avertissement étranger, est « contingente par Réception ». Elle arrive, soit par la force d’un ami, c’est-à-dire par la complaisance d’un bon ami ; soit par la force d’une cause, c’est-à-dire par l’efficacité de la Famille ; soit par la force des Racines de bien, c’est-à-dire par le renforcement de la Famille ; soit par la force des leçons entendues, quand la récitation de tel ou tel texte de l’Idéal suscite la Production de Pensée chez beaucoup de personnes ; soit par l’exercice du bien, quand on écoute, recueille, retient constamment. Si elle résulte de la force d’un ami, le lever n’en est pas ferme ; de la force d’une cause, etc…, le lever en est ferme.

Sept vers sur la Production de Pensée transcendante.

8. Si un Bouddha a été bien honoré, si les Provisions de connaissance et de Mérite ont été bien accumulées, elle est transcendante, puisqu’elle enfante une connaissance sans différenciation quant aux Idéaux.

9. Comme on y suscepte l’Égalité de Pensée quant aux Idéaux, aux créatures, à leurs affaires, à la suprême Bouddhaté, la joie y est excellente.

10. Il faut y connaître la naissance, la sublimité, l’endurance, la pureté de la Tendance, l’habileté au reste, et l’Évasion.

11. La Croyance à l’Idéal est la semence ; les Perfections sont la meilleure des mères ; le bonheur de l’Extase est la matrice ; la Compassion est la nourrice qui l’élève.

12. La sublimité tient à la réalisation[6] des dix grands Vœux[7] ; l’endurance, à une résistance qui dépasse la longue durée des épreuves.

13. La pureté de la Tendance vient de l’Illumination reconnue prochaine et de la connaissance acquise des moyens afférents ; l’habileté s’applique aux autres Terres.

14. L’Évasion est à connaître par l’Acte mental en rapport avec la situation, puisqu’on reconnaît que l’une est pure Imagination, et que l’autre est sans différenciation.

Le premier vers montre la transcendance de la Production de Pensée par la doctrine, l’Initiative, l’Acquis tout-particuliers. Et, comme la Production de Pensée transcendante s’accomplit à la Terre Joyeuse, il montre à ce propos la raison de cette joie toute particulière. L’Égalité de pensée quant aux Idéaux vient de ce qu’on reconnaît l’Impersonnalité des Idéaux un à un. L’Égalité de pensée quant aux êtres vient de ce qu’on admet l’égalité de soi et d’autrui. L’Egalité de pensée quant aux affaires des êtres vient de ce qu’on souhaite la suppression des douleurs pour eux comme pour soi. L’Égalité de pensée quant à la Bouddhaté vient de ce qu’on ne reconnaît plus de différence en soi par rapport au Plan des Idéaux. Et de plus il faut connaître six Sens quant à cette Production de Pensée transcendante : naissance, sublimité, endurance, pureté de Tendance, habileté au reste. Évasion. La naissance tient à l’excellence de la semence, de la mère, de la matrice, de la nourrice. La sublimité tient à la réalisation des dix grands Vœux. L’endurance tient à une résistance qui dépasse la longue durée des épreuves. La pureté de la Tendance tient à la connaissance de l’Illumination toute proche et à l’acquisition de la connaissance des moyens afférents. L’habileté au reste, c’est l’habileté aux autres Terres. L’Évasion se fait par l’Acte mental en rapport avec la situation. Comment donc ? Par l’Acte mental, on reconnaît la situation dans telle ou telle Terre comme une Imagination, et on se dit : Ce n’est rien qu’une Imagination ; et on ne différencie plus cette connaissance d’Imagination.

Six vers de comparaisons magnifiantes.

15. Une Production est pareille à la terre ; une autre ressemble à de l’or honnête ; une autre à la lune nouvelle de la quinzaine blanche ; une autre est analogue au feu[8].

16. Puis une autre est comme un grand dépôt ; une autre, comme une mine de joyaux, ou comme l’Océan, ou comme le diamant, ou comme une grande montagne,
17. Ou comme le Roi des remèdes ; ou encore comme un grand ami ; une autre paraît comme la Pierre-philosophale ; une autre, comme l’astre du jour.

18. Une autre est comme le son harmonieux des Gandharvas ; une autre ressemble à un roi, ou encore à un grenier ; une autre encore, à une grande route.

19. Une autre, à un véhicule ; une autre Production de Pensée est pareille à un Gandharva[9] ; ou encore, à un bruit de joie ; ou bien au courant d’un grand fleuve.

20. Une autre Production de Pensée, chez les fils des Vainqueurs, est comparée au nuage. Il faut donc produire joyeusement une Pensée si riche de vertus.

La première Production de Pensée chez les Bodhisattvas est comparée à la terre parce qu’elle est la base sur laquelle doivent pousser tous les Idéaux des Bouddhas et les Provisions afférentes. Accompagnée par la Tendance, la Production de Pensée est pareille à de l’or honnête, parce que la Tendance au salut et au bonheur n’y est pas susceptible d’altération. Accompagnée par l’emploi, elle est comparable à la lune nouvelle de la quinzaine blanche, parce que les Idéaux de Bien y vont en croissant. Accompagnée par l’Archi-Tendance, elle est pareille au feu, parce qu’elle a de plus en plus un Acquis tout particulier, comme un feu qui a un amas tout particulier de combustible. L’Archi-Tendance, c’est la Tendance à un acquis tout particulier. Accompagnée par la Perfection du Don, elle est comparable à un grand dépôt, parce qu’elle rassasie, sans s’épuiser elle-même, d’innombrables êtres en leur fournissant des Amorces[10]. Accompagnée par la Perfection de Morale, elle est comparable à une mine de joyaux, parce que tous les joyaux des vertus en naissent. Accompagnée par la Perfection de Patience, elle est pareille à l’Océan, parce que toutes les calamités en tombant sur elle ne sauraient l’ébranler. Accompagnée par la Perfection d’Énergie, elle est comparable au diamant, parce qu’elle est trop ferme pour être entamée. Accompagnée par la Perfection d’Extase, elle est comparable à une grande montagne, parce qu’elle est immuable, n’ayant pas de dispersion. Accompagnée par la Perfection de Sapience, elle est comparable au Roi des remèdes, parce qu’elle calme toutes les souffrances des Obstructions de Souillure et de Connaissable. Accompagnée par les Démesurés, elle est comme un grand ami, parce qu’elle n’a pas d’Apathie pour les êtres, en toute situation. Accompagnée par les Super-Savoirs, elle est comme une Pierre-philosophale, puisqu’elle donne des fruits en rapport avec la Croyance. Accompagnée par les Matières-de-Rapprochement, elle est comme l’astre du jour, parce qu’elle fait mûrir la moisson des Disciplinables[11]. Accompagnée par les Pleins-Savoirs-Respectifs, elle est comme le son harmonieux des Gandharvas, parce qu’elle prêche l’Idéal qui gagne les Disciplinables. Accompagnée par les Ressources, elle est pareille à un grand roi, parce qu’elle empêche la perte. Accompagnée par une Provision de Mérite et de connaissable, elle est comme un grenier, parce qu’elle est un dépôt de Provisions de Mérite et de connaissable en grand nombre. Accompagnée par les Ailes de l’Illumination, elle est comme une grande route, parce que tous les Individus saints y passent les uns après les autres. Accompagnée par la Pacification et l’Inspection, elle est comme un véhicule, parce qu’elle transporte le bonheur. Accompagnée par la Mémoire et la Présence-d’esprit, elle est comme un Gandharva puisqu’elle contient et répand sans s’épuiser le sens des Idéaux entendus ou non, tout comme un Gandharva contient et répand l’eau sans s’épuiser. Accompagnée par les Sommaires de l’Idéal[12], elle est Dhammapada comme un bruit de joie, puisqu’elle est plaisante à entendre pour les Disciplinables qui désirent la Délivrance. Accompagnée par le chemin au Passage-uniforme, elle ressemble au courant d’un fleuve, puisqu’elle coule d’elle-même au moment d’obtenir la Patience des Idéaux Sans-production. Le Passage-uniforme reçoit ce nom parce que tous les Bodhisattvas, quand ils se trouvent dans la Terre afférente, ont à accomplir exactement la même tâche. Accompagnée par l’habileté aux moyens, elle ressemble à un nuage, puisque l’accomplissement du Sens de toutes les créatures dépend d’elle, étant donné qu’elle leur exhibe le séjour au ciel Tuṣita, etc., comme du nuage dépendent les plénitudes du monde entier des Récipients[13]. Et il faut bien comprendre que ces vingt et deux Productions de Pensée sont d’accord avec la doctrine de l’Inépuisement dans l’Akṣayamati sûtra.

Un vers pour condamner le manque de Production de Pensée.

21. Penser au Sens d’autrui, atteindre les moyens afférents, voir le grand Sens d’arrière-Pensée, voir bien le Positif : les gens à qui manque le lever de la précieuse Pensée iront à la Pacification sans avoir ce bonheur !

Les créatures dépourvues de cette Production de Pensée ne recueillent pas quatre sortes de bonheur que les Bodhisattvas possèdent : bonheur qui vient de penser au Sens d’autrui ; bonheur qui vient d’atteindre les moyens afférents au Sens d’autrui ; bonheur qui vient de voir pleinement le grand Sens d’arrière-Pensée, c’est-à-dire de comprendre le Sens d’intention des Sûtras[14] profonds du Grand Véhicule ; bonheur qui vient de voir pleinement le Positif par excellence, qui est l’Impersonnalité des Idéaux.

Un vers pour vanter la Production de Pensée, en tant qu’elle échappe à la crainte des Mauvaises Destinations et du surmenage.

22. Dès que s’est élevée l’excellente Pensée, la pensée du Sage est bien en garde contre les mauvaises actions sans fin ; il se réjouit du bonheur et du malheur, toujours, ayant du bien et de la pitié, double accroissement.

Dès que s’est élevée l’excellente Pensée, la pensée du Bodhisattva est bien en défense contre les mauvaises actions qui gouvernent le nombre infini des créatures ; par suite il n’a plus la crainte des Mauvaises Destinations. Et, comme il va en accroissant son Acte de bien et sa pitié, il devient perpétuellement possesseur de bien et compatissant, et par là il est constamment joyeux, car le bonheur lui donne du bien, et le malheur, étant un Signe pour faire le Sens d’autrui, lui donne la pitié. Par suite, il n’a plus à redouter d’être surmené par un excès de besogne.

Comment on arrive à se garder de l’inertie ; un vers.

23. Alors que, sans regarder à son corps ni sa vie, il accepte un excès de fatigue pour le Sens d’autrui, comment pareil être se mettrait-il à faire le mal au détriment d’autrui ? Voici le sens global de ce vers : Celui qui préfère autrui à soi-même jusqu’au point de ne pas regarder à son corps ni à sa vie pour le Sens d’autrui, comment se mettrait-il à faire le mal au préjudice d’autrui ?

La pensée n’a pas de Régression ; deux vers.

24. Il regarde tous les Idéaux comme des illusions, et les Renaissances comme une promenade dans un bosquet ; ainsi il n’a pas peur de la Souillure ni de la douleur, au temps de la prospérité comme au temps de l’infortune.

25. Leurs vertus propres, la joie que donne le salut des créatures, la Naissance-par-préméditation[15] et les transformations magiques sont la parure, l’aliment, la terre excellente, l’amusement de ceux qui sont toujours compatissants.

Le Bodhisattva qui voit que tous les Idéaux ressemblent à des illusions n’a pas à craindre les Souillures au temps de la prospérité ; il voit que les Renaissances ressemblent à une promenade dans un bosquet, et il n’a pas à craindre la douleur au temps de l’infortune. Quelle crainte ferait donc reculer chez lui la Pensée de l’Illumination ? De plus leurs propres vertus sont l’ornement des Bodhisattvas ; la joie qu’ils ont au salut d’autrui est leur aliment ; la Renaissance-par-préméditation est une terre de bosquet ; les transformations magiques sont leurs jeux d’amusement. Pour les Bodhisattvas seulement, et non pas pour d’autres que les Bodhisattvas. Comment donc leur Pensée reculerait-elle ?

Un vers pour exclure la peur de la douleur.

26. Si par esprit de compassion il travaille tant au Sens d’autrui que l’enfer Avîci même lui semble aimable à ce prix, comment lui arrivera-t-il d’être effrayé par les douleurs qui s’élèvent dans l’existence sur le Fond d’autrui ?

Si dans son effort pour le sens d’autrui l’Enfer même paraît aimable à ce Compatissant, comment donc se laissera-t-il intimider dans l’existence par des douleurs qui ont pour Signe le Sens d’autrui ? En effet, s’il avait peur de la douleur, la Pensée reculerait !

Un vers pour exclure l’Apathie quant aux êtres.

27. Si le grand maître de la Pitié habite constamment son âme, si son cœur est brûlé par les douleurs d’autrui, en présence d’un service à rendre à autrui, il rougit de se laisser exciter par d’autres.

Quand le grand maître de la Compassion habite constamment son âme, quand son cœur est brûlé par les douleurs d’autrui, se présente-t-il un service à rendre à autrui ? S’il lui faut être stimulé par d’autres, par des Amis-de-Bien[16], il en rougit extrêmement.

Un vers pour condamner la nonchalance.

28. L’être d’élite qui a pris sur sa tête la haute charge des créatures n’a point d’éclat si son allure est molle. Lié à fond par les liens variés de soi-même et d’autrui, il lui faut une vigueur centuple.

Le Bodhisattva qui a mis sur sa tête la grande charge des créatures n’a pas d’éclat quand il marche mollement. Il lui faut en effet cent fois plus de vigueur qu’à un Auditeur, car il est, lui, lié excessivement par les liens multiples de soi et d’autrui, qui consistent dans les Souillures, l’Acte, la naissance.


  1. 1. Cetanâ. Le mot est en rapport d’origine avec citta, pensée pure, inerte ou passive. La cetanâ est un mode du citta, quand il entre en contact avec le monde pratique. Elle est désignée comme l’Auxiliaire contre la dépression et l’exaltation de l’esprit, XVIII, 53, et réunie à ce titre avec l’apathie (upekṣâ).
  2. À la ligne 1 du comm. au lieu de dîrghakâlapralipakṣotsahanât, lire °pratipattyut­sahanât, garanti par le tibétain sgrub-pa et que le tracé même du manuscrit semble aussi attester.
  3. Âlambana. Ce terme admis par le bouddhisme entier (pali : ârammaṇa) n’est pas connu dans les systèmes brahmaniques. Il est tiré de âlamb « être suspendu à », et par suite « dépendre de ; tenir à ; avoir de l’attachement pour ». Le tibétain traduit par dmigs-pa « l’imagination, la fantaisie » ; le chinois par cho-yuen « ce qui est rencontré » (yuen = pratyaya, cf. sup. III, 2). C’est tout ce qui, en rencontrant la pensée pure, fait qu’elle jette une lueur ; l’âlambana disparu, le citta s’éteint. Ainsi l’âlambana est la souillure (kleça) même, XVII, 19. Au reste, l’âlambana est un des quatre pratyaya (M. Vy. § 115) ; il y est classé entre « la rencontre par consécution » (samanantarap°) et « la rencontre par influence » (adhipatip°). « Quand le citta a une apparence de bleu, son air bleu lui vient d’une rencontre d’âlambana qui est le bleu ; la notion qui s’en forme vient d’une rencontre de consécution qui est la sensation antérieure, etc. » (Sarvadarçana saṃgraha, Anand. ser. p. 16). Ainsi, comme les dharma seraient la projection des choses sur le plan de l’intelligence active (manas), l’âlambana en serait la projection pour ainsi dire à la seconde puissance, sur le plan de la pensée pure (citta) où elles se manifesteraient non pas en produisant une modification interne, comme les dharma dans le manas, mais comme un reflet superficiel et glissant. Cf. inf. XI, 1-8.
  4. Adhyâçaya. L’adhyâçaya est défini inf. IV, 15 comm. la tendance à un Acquis tout-particulier ». L’Acquis tout-particulier (visesâdhigama en pali) est défini ainsi par Childers, j’ignore sur quelle autorité : « Quand dans la méditation extatique une pensée spéciale a été saisie avec succès et que l’extase (dhyâna) a été induite, c’est là l’atteinte spécifique (vis°) » Childers explique la phrase : adhigatavisesâ hîyanti par : « ils sont déchus du degré d’extase (dhyâna) déjà atteint ». Dans le Vinaya (Cullavagga, VII, 4, 7) le Bouddha donne comme une des raisons qui doivent faire de Devadatta un damné : oramattakena visesâdhigamena antarâ vosânam âpadi « il s’est arrêté avant la fin, parce qu’il a eu un Acquis tout-particulier de mesure trop petite ». La même formule revient Mahâparinibbâna sutta I, 7, appliquée d’une manière analogue. Donc le véritable « Acquis tout-particulier » en faisant comprendre le salut (une des formes-du Nirvâṇa) y fait de plus tendre ; il se confond bien avec l’archi-tendance, la tendance capitale, adhyâçaya.

    Buddhaghoṣa (Visuddhimagga, III, fin, analysé dans J.P.T.S., 1891-3, p. 90) donne une liste de six classes de Bodhisattvas distribués d’après leur ajjhâsaya (= adhyâçaya) de alobha, adosa, amoha, nekkhamma, paviveka, nissaraṇa.

  5. Vaipâkika, vaipâkya. Le bouddhisme compte cinq espèces de « fruits » c’est-à-dire d’effets (M. Vy., § 116, et cf. les textes de Lavallée-Poussin, Madh. V. 335, n. 1) : niṣyanda-phala, adhipati°, puraṣakâra°, vipâka°, visaṃyoga°. Le niṣyanda-phala « fruit de coulée » [ni-syand « tomber goutte à goutte »] est traduit en tibétain par rgyu mthun « égal à la cause », et en chinois par yi kouo « fruit correspondant » ; ces traductions répondent bien à l’explication du Bodhisattvabhûmi (Lavallée, l. c.) : pûrvakarmasâdṛçyena va paçcâtphalânuvartanatâ « le fruit ultérieur est conforme par ressemblance avec l’acte antérieur ». Inf. XVII, 23, Asaṅga énumère les cinq « fruits » des stations brahmiques » (brâhmya vihâra) ; le niṣyandaphala, c’est que le Bodhisattva renaît partout en possession des stations brahmiques. Et XVIII, 8-9, il énumère les cinq fruits de la « bonne honte » (lajjâ ; le niṣyanda-phala, c’est que dans toutes ses naissances le Bodhisattva ne se sépare pas des Auxiliaires qui favorisent la « bonne honte ». Dans ces deux cas, le niṣyanda-phala s’oppose au visaṃyoga° « le fruit de séparation » (tibétain bral ba’i’ bras bu, chinois siang li kouo, même sens) qui consiste en ce fait que le Bodhisattva est perpétuellement séparé, dépourvu des Adversaires afférents. Ainsi le niṣyanda-phala consiste dans le prolongement des avantages (ou des désavantages) déjà réalisés dans la cause. Le chinois et le tibétain, par leurs équivalents, expriment parfaitement cette propriété de correspondance et d’identité.

    Le vipâka-phala est rendu littéralement en tibétain par rnam par smin pa « mûrir tout-particulièrement ». Le chinois le rend par pao kouo « fruit de paiement en retour ». C’est le fruit recueilli svasaṃtâne « dans la série-personnelle propre » ; dans les deux passages cités XVII, 23, le vip° ph° des brâhmya vihâra, c’est de « naître parmi les créatures de désir » (kâmiṣu sattveṣu jâyate) ; et XVIII, 8 le vip° ph° de la lajjâ, c’est de « naître toujours parmi les dieux et les hommes » (deveṣu ca manujeṣu ca nityaṃ saṃjâyate). Dans les deux cas, il s’agit bien d’un avantage de naissance dans une vie ultérieure, svasaṃtâne.

    L’adhipati-phala est en tibétain bdag po’i ’bras bu « le fruit de maître » en chinois chang kouo « fruit de supérieur ». Dans les deux exemples déjà cités, il consiste à « remplir les provisions de l’Illumination » (sambhârân pûrayati).

    Enfin le puruṣakâra-phala, tibétain skyes bu byed pa’i ’bras bu « fruit d’acte mâle », chinois tchang fou kouo « fruit de mâle », consiste à « per-mûrir constamment les créatures » (sattvân paripâcayati.)

    Le verbe pac signifiant « cuire » et « mûrir » j’ai préféré adopter comme traduction le mot « concoction » pour bien séparer le mot de « mûrir, per-mûrir, etc. », qui ont un sens tout différent dans ce texte.

  6. Abhinirhâra. Mot bouddhique. Böhtlingk le donne dans son supplément final avec une référence à la Jâtaka-mâlâ et propose comme traduction « Anweisung, indication ». Le tibétain traduit régulièrement sgrub pa qui sert aussi régulièrement à traduire sâdh, sidh « accomplir ». Le chinois le traduit sans uniformité, mais généralement avec le sens de « produire ». En pali, sous la forme abhinihâra, Childers le rend par « sérieux désir, aspiration ». Les éditeurs du Divyâvadâna, Index, s. v. proposent comme traduction « obtenir ». Mais le sens de « produire, réaliser » (c’est ce dernier mot que j’ai partout adopté) est garanti par de très nombreux passages ; p. ex. XIV, 17, et surtout XVIII, 53, liste des six abhinirhâra (où le chinois traduit bien par tcheng tsiou « accomplir »).
  7. Les dix grands vœux du Bodhisattva sont vraisemblablement ceux que le Dictionnaire numérique (chap. 56) énumère d’après l’Avataṃsaka : vœu de saluer les Bouddhas ; de glorifier les Tathâgatas ; de multiplier les offrandes ; de confesser les fautes pour écarter les obstructions ; d’approuver joyeusement (anumodanâ) les mérites ; de demander la mise en branle de la Roue de la Loi ; de demander aux Bouddhas de demeurer dans le monde ; de se conformer toujours à l’enseignement des Bouddhas ; de prendre toujours l’initiative en faveur des créatures ; de perfléchir universellement ses mérites.
  8. Au lieu de ’parocchrâyaḥ, lire ’paro jñeyaḥ, d’après le tib. gźan n me daṅ’drar çes bya.
  9. Gandharva. La lecture n’est pas douteuse, et le même mot reparaît dans le commentaire. Le chinois le traduit ts’iuen « source », et ce sens convient bien à l’explication donnée plus bas dans le commentaire : « comme un gandharva contient et répand l’eau sans s’épuiser ». Le tibétain traduit bkod ma ; ce mot manque aux dictionnaires. D’après une obligeante communication du Dr  Palmyr Cordier, bkod ma’i lan cha correspond dans la traduction de l’Aṣṭâṅgahṛdaya au sanscrit audbhida « sulfate de soude efflorescent ». Lan-cha signifie « le sel ». Ainsi bkod ma correspond ici à udbhid « sourdre, source », le même mot qui paraît dans la glose udbhedasâdharmyeṇa. Il faut donc admettre ce sens pour le mot gandharva.

    Au lieu de vetasagaprabhavaḥ, lire cetasaprahhavah, d’après le tib. sems bskyed bkod ma’dra ba yin.

  10. Âmiṣa, au sens propre « la viande », désigne aussi, et particulièrement dans le bouddhisme « les jouissances matérielles ». Tib. zan zin.
  11. Vineya (de vi-nî « discipliner » ; vinaya = la discipline) désigne dans le bouddhisme « les êtres bons à convertir ».
  12. Dharmoddâna. Notre texte confond systématiquement, semble-t-il, deux mots que le sanscrit et le pali différencient d’ordinaire : 1° udâna « exclamation, mouvement lyrique » ; les udâna du Bouddha, avec les sûtra qui les encadrent, forment un recueil particulier dans la collection palie, classé dans le Khuddaka-nikâya. Ni le chinois, ni le tibétain n’ont de recueil correspondant ; mais le tibétain possède, sous le titre de Udâna-varga (ćhed du brjod pa’i choms), une collection de sentences en vers, recueillies par Dharmatrâta ; c’est en fait une recension indépendante du pada ; le canon chinois qui conserve plusieurs traductions de diverses recensions sanscrites du même recueil lui assigne comme auteur ce même Dharmatrâta. Il est donc possible que dans l’énumération traditionnelle sûtra-uddâna-gâthâ-nipâta (inf. XI, 9), uddâna (au lieu de l’ordinaire udâna) se réfère au correspondant sanscrit du Dhammapada (aujourd’hui connu grâce aux découvertes de l’expédition allemande à Tourfan). — 2° uddâna « sommaire, résumé ». Les deux mots, complètement séparés par leurs origines (udâna, de ud-an ; uddâna, de ud-dâ), ont pu arriver assez facilement à se confondre, car certains des apophtegmes (udâna) du Bouddha ont paru contenir en résumé (uddâna) toute la doctrine. Ces apophtegmes sont au nombre de quatre (inf. XI, 68, et XVIII, 80 : dharmoddâna-catuṣṭaya) ; ils affirment l’impermanence (anityâḥ sarvasaṃskârâḥ), la douleur (duḥkhâḥ), l’impersonnalité (sarvadharma anâtmânaḥ), le Nirvâṇa (çantam nirvânam). — Il faut bien les distinguer d’un autre udâna fameux, qui contient aussi quatre termes où la doctrine est résumée d’un autre point de vue : anityâ bata saṃskârâḥ, etc… La forme pâlie se rencontre à la fin du Mahâsudassana (Dîgha N. XVII) et dans le Mahâparinibbâna (ib. XVI, 6, 10). La forme sanscrite a été retrouvée sur un rocher du Svat (Ep. Ind. IV, 134).
  13. Bhâjana-loka. Asaṅga désigne ainsi « le monde inanimé », par opposition à sattva-loka « le monde des vivants ». Cf. VII, 7 ; XIX, 49, 55, 56.
  14. Au lieu de °svatobhiprâyikârtha° lire °sûtrabhi°, d’après le tib. theg pa ćhen po’i mdo zab mo dgoṇs pa ćan.
  15. Saṃcintyajanma, saṃcintyopapatti. Tib. bsam bźin (skye ba) « (naissance selon la volonté » ; chin. « accomplir son intention ». Saṃcintya° est employé au gérondif. Cf. pali sañcicca, et aussi l’emploi de avetya° (= avecca°) inf. VIII, 3.
  16. Kalyâṇa-mitra. C’est à la fois un ami et un conseiller spirituel. Cf. inf. XVII, 9-15.