Mahāyāna-Sutrālamkāra/Chapitre I

Asanga
Mahāyāna-Sutrālamkāra, exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système yogācāra
Traduction par Sylvain Lévi.
H. Champion (tome 2p. 1-18).

CHAPITRE I

LES PREUVES DU GRAND VÉHICULE

1. Il sait le Sens[1], et il arrange le développement du Sens avec une voix et des mots sans tache, pour sauver du malheur, par pitié du monde malheureux, car il est fait de pitié ; — en montrant, pour les créatures qui vont par le Véhicule suprême, la quintuple méthode d’atteindre au sens de l’Idéal[2] que le Grand Véhicule prêche et prescrit, méthode inhérente à cet Idéal et qui va à l’Insurpassable.

« Il sait le Sens, et il arrange le développement du Sens. » Tel est le point de départ de cet enseignement[3]. Qui est-ce qui orne ? — Celui qui sait le Sens. Quel ornement est-ce qu’il orne ? — Il arrange le développement du Sens. Avec quoi ? — Avec une voix et des mots sans tache. Une voix sans tache, c’est une voix urbaine[4], etc. Des mots sans tache, ce sont des mots bien appliqués, cohérents, etc. Car, sans la voix, sans mots et syllabes, le Sens ne peut pas être développé. Pourquoi ? — Pour sauver du malheur… De quoi fait-il l’ornement ? — De l’Idéal que le Grand Véhicule prêche et prescrit, c’est-à-dire l’Idéal où est prêchée[5] la règle du Grand Véhicule. Pour qui orne-t-il ? Pour les créatures qui vont par le Grand Véhicule. Le locatif sattveṣu est un locatif de Signe[6]… Combien d’espèces d’ornements fait-il ? — Cinq espèces, en montrant la quintuple méthode d’atteindre au Sens, qui est inhérente et qui va à l’Insurpassable. « Inhérente » signifie qu’elle est appliquée à cet Idéal. « L’Insurpassable » signifie la connaissance que rien ne surpasse. Et maintenant il montre cette quintuple méthode dans le second vers.

2[7]. Comme de l’or travaillé, comme un lotus épanoui, comme un bon plat bien à point et qu’on mange de bon appétit, comme une bonne nouvelle qu’on a sue par une lettre, comme une cassette de pierreries ouverte, cet Idéal expliqué ici produit une joie extrême.

Ce vers consiste en cinq comparaisons ; en effet l’Idéal est prêché au point de vue d’un quintuple sens : 1° à établir, 2° à dériver, 3° de réflexion, 4° hors réflexion, 5° absolu, le Sens d’Acquis[8] qu’il faut savoir chacun Quant-à-soi[9], ayant pour Nature propre les Ailes d’Illumination[10]. Ce Sens, expliqué ici par le Sûtrâlaṃkâra, produit une joie extrême, comme fait respectivement l’or travaillé, etc. Puisque cet Idéal est naturellement doué d’avantages, comment donc l’orner ? Le troisième vers répond à cette objection.

3. Comme un modèle[11] qui vaut par la parure et la nature, s’il est reflété dans un miroir, donne aux gens une satisfaction spéciale par sa seule vue, de même l’Idéal uni à la vertu des belles paroles et de la nature donne continuellement un contentement tout particulier quand le Sens en est analysé.

Comme un modèle qui a des vertus par la parure et par la nature, reflété dans un miroir, produit par sa vue un élan de joie tout particulier, ainsi cet Idéal, qui a tant de vertus par ses belles paroles[12] et sa nature, si le Sens en est assidûment analysé, produit un contentement tout particulier et devient alors orné en quelque sorte par le fait du contentement qu’il a donné aux bons esprits. Ensuite il montre, en trois vers, trois Avantages[13] dans cet Idéal en vue d’inspirer le respect.

4. Comme un remède acre à l’odorat et suave au goût, l’Idéal a deux aspects, et le Sens n’en est pas à connaître d’après la lettre.
5. Comme un roi difficile à gagner, tel cet Idéal, étendu, touffu, profond ; mais quand on a gagné ses faveurs, on en reçoit un trésor de vertus.

6. Comme une pierrerie authentique, inestimable[14], ne donne pas de satisfaction si on n’est pas connaisseur ; ainsi cet Idéal, si on n’est pas intelligent ; au cas contraire, il satisfait tout comme la pierrerie.

L’Idéal a trois avantages. En tant qu’il fait rejeter les Obstructions[15], il est comparable au remède. Il a deux aspects, c’est-à-dire la lettre et le Sens. En tant qu’il cause les Maîtrises[16], puisqu’il donne la libre disposition de vertus toutes particulières telles que les Super-savoirs[17], etc., il est comparable à un roi. En tant qu’il cause la sous-Passivité[18] des trésors du Saint[19], il est comparable à une pierrerie authentique et inestimable. Le connaisseur est, dans l’espèce, le Saint[20].

Mais, dira-t-on, ce Grand Véhicule, il n’est pas la parole du Bouddha ! D’où lui tiendraient donc pareils Avantages ? Les mauvais esprits parlent ainsi. Pour établir que c’est bien la parole du Bouddha, il commence par analyser les raisons.

7. Au début, pas de Prophétie[21] ; développement simultané ; hors de portée ; nécessité logique ; en cas d’existence ou de non-existence, pas d’existence ; Auxiliaire[22] ; autre que la lettre[23].

Au début, pas de Prophétie. Si le Grand Véhicule est une menace pour le Bon Idéal, fabriqué par je ne sais qui dans la suite du temps, comment se fait-il que Bhagavat ne l’a pas prédit dès l’origine aussi bien que les Dangers de l’avenir[24] ? — Développement simultané. On constate que le Grand Véhicule s’est développé en même temps que le Véhicule des Auditeurs[25], et non pas postérieurement. Comment reconnaissez-vous donc que ce n’est pas la parole du Bouddha ? — Hors de portée. Cet Idéal à la fois sublime et profond n’est pas à la portée des Dialecticiens, car on ne constate rien de pareil dans les traités des Hérétiques. Il n’est donc pas admissible qu’il ait été énoncé par d’autres, et la preuve, c’est que, une fois énoncé, il ne les convainc pas. — Nécessité logique. Si c’est un autre, arrivé à la Toute-Parfaite Illumination, qui a publié cet Idéal, il est alors nécessairement la parole d’un Bouddha : celui-là même est le Bouddha, qui, arrivé à la Toute-Parfaite Illumination, parle ainsi. — En cas d’existence ou de non-existence, pas d’existence. S’il existe un Grand Véhicule quelconque, celui-ci, étant donné qu’il existe, est alors nécessairement la parole du Bouddha, puisqu’il n’existe pas d’autre Grand Véhicule que lui, ou bien il n’en existe pas, et dans le cas où il n’en existe pas, il n’existe pas non plus de Véhicule des Auditeurs. On ne peut pas dire que le Véhicule des Auditeurs est, à l’exclusion du Grand Véhicule, la parole du Bouddha ; car, sans un Véhicule des Bouddhas, il ne se produira pas de Bouddha. — Auxiliaire. Le Grand Véhicule, quand on le pratique, devient l’Auxiliaire contre les Souillures, puisqu’il est

le Fond[26] de toute connaissance sans différenciation. Donc il est la parole du Bouddha. — Autre que la lettre. Le Sens n’en est pas comme la lettre ; donc on ne peut pas connaître, en s’en tenant au sens littéral, qu’il n’est pas la parole du Bouddha. À propos de l’argument : « Au début, pas de Prophétie », on répondra peut-être que Bhagavat n’a pas prédit cet événement à venir par Impassibilité[27]. Il montre dans un vers que l’Apathie[28] est ici hors de mise.

8. Les Bouddhas ont la vision immédiate ; ils sont les protecteurs de la doctrine ; leur connaissance n’a pas d’Obstruction sur la route du temps ; donc l’Apathie est ici hors de mise.

Par là que montre-t-il ? Il y a trois raisons pour exclure l’Apathie à propos d’une grande catastrophe qui menacerait la doctrine dans l’avenir. Comme la connaissance des Bouddhas fonctionne sans travail, ils ont la vision immédiate ; de plus, ils travaillent de toutes leurs forces à protéger la doctrine ; enfin ils disposent d’une connaissance complète de l’avenir, puisque rien n’arrête leur connaissance dans tous les temps.

À propos de l’argument : « En cas d’existence ou de non-existence, pas d’existence », on répondra peut-être que le Véhicule des Auditeurs est justement le Grand Véhicule, que c’est lui qui mène à la Grande Illumination. Il montre dans un vers que le Véhicule des Auditeurs ne peut pas être le Grand Véhicule.

9. Il est incomplet ; il est contradictoire ; il n’est pas le moyen ; il n’a pas pareil enseignement. Non, le Véhicule des Auditeurs n’est pas ce qu’on appelle le Grand Véhicule. Il est incomplet, quant au Sens d’autrui. Car, dans le Véhicule des Auditeurs, il n’y a pas un Sens d’autrui qui soit enseigné, quel qu’il soit ; il n’y est enseigné aux Auditeurs que les moyens de se dégoûter, se détacher, se délivrer soi-même. Et le Sens de soi, si on vous le fait voir dans autrui, ne devient pas par là le Sens d’autrui. — Il est contradictoire. On a beau se servir d’autrui dans le Sens de soi ; c’est toujours le Sens de soi qu’on met en œuvre. Et ce Sens, employé pour arriver au Parinirvâna du Moi, vous mènerait à la Toute-Parfaite Illumination ! Voilà qui est contradictoire. On aurait beau se servir très longtemps du Véhicule des Auditeurs pour arriver à l’Illumination, on ne deviendrait pas un Bouddha. — Il n’est pas le moyen. Le Véhicule des Auditeurs n’est pas le moyen pour devenir un Bouddha ; or, si on se sert de ce qui n’est pas un moyen, si longtemps qu’on y mette, on n’arrivera pas au but visé. C’est le cas de la corne qu’on veut traire avec un soufflet. Et de plus il est enseigné ici comment le Bodhisattva doit s’y prendre. — Il n’a pas pareil enseignement ; donc le Véhicule des Auditeurs ne peut pas être le Grand Véhicule, car on n’y retrouve pas ce même enseignement.

Le Véhicule des Auditeurs et le Grand Véhicule sont, avons-nous dit, en mutuelle contradiction. Un vers sur cette contradiction mutuelle.

10. Tendance, enseignement, emploi, soutènement, temps, y sont en contradiction. Donc, l’inférieur est vraiment le Petit.

Comment donc en contradiction ? Il y a entre eux cinq contradictions : de tendance, d’enseignement, d’emploi, de soutènement, de temps. En effet, dans le Véhicule des Auditeurs, la Tendance va au Parinirvâṇa du Moi ; l’enseignement va dans le même Sens ; dans le même Sens aussi l’emploi ; le soutènement est réduit, et tient tout entier dans les Provisions de mérites et de savoir ; et il faut peu de temps pour atteindre le but, trois naissances y suffisent. Dans le Grand Véhicule, tout est à l’inverse. Par suite de cette contradiction mutuelle, le Véhicule qui est inférieur est vraiment le Petit ; et il ne peut pas être le Grand Véhicule.

On dira peut-être : l’Indice de la parole du Bouddha, c’est qu’elle figure dans le Sûtra, qu’elle se montre dans le Vinaya, et qu’elle ne va pas à l’encontre de l’Idéalité[29]. Or, il n’en va pas ainsi du Grand Véhicule puisqu’il enseigne que tous les Idéaux n’ont pas de Nature-propre. Donc il n’est pas la parole du Bouddha. — Il montre dans un vers qu’il n’y a pas de contradiction d’Indices.

11. Le Grand Véhicule paraît dans le Sûtra qui lui est propre ; il se montre dans le Vinaya de son ressort propre ; par suite de la sublimité et la profondeur[30], l’Idéalité[31] n’y contredit pas. Que montre-t-il par ce vers ? Il figure dans le Sûtra qui lui est propre, le Sûtra du Grand Véhicule ; il se montre dans le Vinaya[32] de la Souillure qui lui est propre, ce qu’on appelle dans le Grand Véhicule la Souillure des Bodhisattvas. En effet les Bodhisattvas ont comme Souillure la différenciation. Enfin, puisqu’il a la sublimité et la profondeur pour Indices, il ne va pas à l’encontre de l’Idéalité, car il est l’Idéalité qui mène à la Grande Illumination. Ainsi il n’y a pas contradiction d’Indices.

À propos de l’argument : « Hors de portée » [v. 7], un vers pour établir que le Grand Véhicule est hors de la portée de la Dialectique.

12. La Dialectique a un soubassement ; elle n’a rien de définitif ; elle manque d’extension ; elle est contingente ; elle se fatigue ; elle a pour Fond les esprits puérils ; donc le Grand Véhicule n’est pas son domaine.

En effet la Dialectique, ayant pour Fond ceux qui ne sont pas des Voit-vérités[33], a pour soubassement, dans une certaine mesure, la Tradition[34]. Elle n’a rien de définitif, puisque la façon de comprendre varie avec le temps. Elle manque d’extension, puisqu’elle n’a pas pour domaine tout le connaissable. Elle n’a pour domaine que la vérité Contingente ; elle n’a pas pour domaine le Sens Transcendant. Elle se fatigue, car son Brillant[35] s’épuise. Le Grand Véhicule n’a ni soubassement, etc….. ni fatigue. La preuve, c’est qu’il enseigne de nombreux sûtras comme les Cent Mille [lignes de la Prajñâ-Pâramitâ]. Donc, il n’est pas le domaine de la dialectique.

À propos de l’argument : « Il n’est pas le moyen » [v. 9], on a dit que le Véhicule des Auditeurs ne fait pas des Bouddhas. Mais le Grand Véhicule, comment donc est-il un moyen applicable ? Un vers pour l’établir.

13. La sublimité et la profondeur font la permaturation et l’indifférenciation ; ainsi il prêche les deux, et il est le moyen pour l’Insurpassable.

Par ce vers, qu’est-ce qu’il montre ? Par la prédication en sublimité de pouvoirs, les êtres sont per-mûris, puisque la Croyance[36] dans les Pouvoirs[37] y fait travailler. Par la prédication en profondeur, l’indifférenciation se produit. Donc la prédication de ce couple se trouve dans le Grand Véhicule, et il est le moyen pour arriver à la connaissance insurpassable, puisque par l’une et par l’autre respectivement il fait per-mûrir les créatures et il per-mûrit les Idéaux des Bouddhas[38] pour lui-même.

Quant à ceux que cette doctrine effraie, il leur montre en un vers qu’ils ont tort de s’effrayer hors de propos, et pourquoi.

14. Si on s’en effraie hors de propos, il en cuira, puisqu’il en résultera une énorme accumulation de démérites pour un long temps. Qui n’est pas de la Famille[39], qui n’a pas de vrais amis, qui n’a pas l’esprit façonné, qui n’a pas accumulé d’avance les mérites, à celui-là de s’effrayer en présence de cet Idéal : il est déchu d’un grand Sens, étant ici-bas.

(Analyse du composé tadasthânatrâsa.) Il en cuira, dans les états de damnation. Et pourquoi ? Parce qu’il en résultera une énorme accumulation de démérites. Pour combien de temps ? Pour un long temps. Voilà le tort à subir plus tard, et pour quelle cause, et combien de temps. Qu’est-ce donc, s’il y a vraiment lieu de s’effrayer ? En réponse à cette réflexion, il montre les quatre raisons de s’effrayer : 1° si on n’est pas de la Famille ; 2° si on n’a pas de vrais amis ; 3° si on n’a pas l’esprit bien au clair touchant l’Idéalité du Grand Véhicule ; 4° si on n’a pas d’avance accumulé les mérites. « Il est déchu d’un grand Sens », c’est-à-dire du Sens des Provisions de la Grande Illumination. Il montre ainsi un autre tort qui consiste dans la perte par manque de gain.

Il a énoncé les raisons de s’effrayer ; il faut dire aussi les raisons de ne pas s’effrayer. Un vers sur les raisons de ne pas s’effrayer.

15. Il n’y en a pas d’autre qui soit différente de lui ; il est compact par excellence ; il est parallèle ; il expose la variété ; il s’applique à un énoncé constant sous des faces multiples ; il n’a pas le Sens comme la lettre ; enfin l’existence en ce qui concerne Bhagavat y est très abyssale. Donc ceux qui savent ne doivent pas s’effrayer en présence de cet Idéal, s’ils l’examinent à fond.

Il n’y en a pas d’autre qui soit différent de lui » ; il n’y a pas de Grand Véhicule autre que lui. Admettons que le Véhicule des Auditeurs soit le Grand Véhicule ; il n’y aurait pas d’autre, pas d’Auditeur, pas de Bouddha-pour-soi ; car tous deviendraient alors des Bouddhas. « Il est compact par excellence », étant le chemin de la connaissance omnisciente. « Il est parallèle », puisqu’il se développe en même temps. « Il expose la variété » ; il expose en effet le chemin varié des Provisions, et non pas la Vacuité exclusivement ; il faut donc que ce chemin soit intentionnel. « Il s’applique à un énoncé constant sous des faces multiples » ; la Vacuité y est énoncée à maintes reprises, sous des Rubriques[40] multiples, en tel et tel passage des Sûtras ; il faut donc qu’elle y ait une grande importance, autrement il aurait suffi d’une négation faite une fois pour toutes. « Il n’a pas le Sens comme la lettre » ; le Sens n’y est pas comme la lettre ; raison de plus pour ne pas s’effrayer. « L’existence, en ce qui concerne Bhagavat, y est très abyssale » ; l’existence des Bouddhas est très difficile à bien comprendre ; donc il ne faut pas s’effrayer si on ne la connaît pas. Un pareil tri à fond empêche ceux qui savent de s’effrayer.

Il est à la portée d’une connaissance qui a pénétré loin ; un vers sur ce point.

16. Sur le soubassement de l’Audition s’élève l’Acte foncièrement mental[41] ; de l’Acte mental sort la connaissance qui a pour objet le Sens du Positif[42] ; de là provient l’arrivée à l’Idéal ; à ce point, la notion se produit. Et si elle se produit dans le Quant-à-soi, comment donner une solution tant qu’on n’en est pas à ce point ?

Le mot yo, dans le premier quart de vers, représente yoniçaḥ. La connaissance qui sort de l’Acte mental, c’est la Vue-Régulière supra-mondaine. On arrive ensuite à l’Idéal, qui en est le fruit. La notion désigne la connaissance de la Libération. Étant donné que cette notion se produit dans le Quant-à-soi, comment décider, tant qu’on n’en est pas à ce point, que ceci n’est pas la parole du Bouddha ?

Il n’y a pas lieu de s’effrayer ; un vers.

17. « Je ne comprendrai pas ; un Bouddha ne comprend pas ce qui est profond ; pourquoi le profond serait-il inaccessible à la Dialectique ? pourquoi le salut exclusivement pour ceux qui connaissent le sens profond ? » Autant de raisons de s’effrayer qui sont déplacées.

Si on s’effraie en se disant : « Je ne comprendrai pas », c’est un tort. Si on s’effraie en se disant : « Un Bouddha même ne comprend pas une question profonde ; qu’aurait-il donc de profond à enseigner ? », c’est un tort. Si on s’effraie en se disant : « Pourquoi le profond serait-il inaccessible à la Dialectique ? », c’est un tort. Si on s’effraie en se disant : « La délivrance n’est que pour ceux qui connaissent le Sens profond ; elle n’est pas pour les dialecticiens », c’est un tort.

L’incrédulité même apporte une preuve ; un vers.

18. Si l’être qui a une croyance inférieure, qui est d’un Plan[43] inférieur, qui est entouré de pauvres camarades, n’a pas la Croyance dans cet Idéal si bien prêché en sublimité et en profondeur, la preuve est faite.

L’être qui a une croyance inférieure, qui se trouve sur un Plan inférieur, en fait de Pratique de la Sensation du Tréfonds[44], qui est entouré de camarades aussi inférieurs en Croyance et en Plan que lui, si cet être ne croit pas à cet Idéal du Grand Véhicule, bien prêché en sublimité et en profondeur, la preuve est faite : c’est bien là le Grand Véhicule, ce Véhicule éminent !

C’est un tort de repousser des Sûtras sans les entendre ; un vers.

19. Si on est arrivé à être intelligent en se prêtant aux leçons et si on fait le dédaigneux lorsqu’il reste encore tant et tant à entendre, comment prendre un parti ? c’est pure folie !

Admettons qu’on n’ait pas la Croyance ; c’est toujours un tort de rejeter indistinctement des Sûtras qu’on n’a pas encore entendus. Si on est arrivé à être intelligent justement en se prêtant aux leçons, et qu’on affiche le dédain des leçons, on est stupide ; quand il reste à entendre tant et tant, pour quelle raison déclarer avec assurance : Ceci n’est pas la parole du Bouddha ? La seule force qu’on a vient justement des leçons ; c’est donc un tort de rejeter sans entendre.

La leçon entendue, il faut en faire un Acte foncièrement mental, si on n’en fait pas un Acte foncièrement mental, c’est un Dommage ; un vers.

20. Si on se fabrique un Sens d’après la lettre, par confiance en soi on se gâte l’esprit, on insulte à la valeur de l’énoncé, on subit une perte ; pour l’Idéal, Répulsion et obstruction.

La confiance en soi, c’est de prétendre examiner par ses propres vues au lieu de chercher le Sens chez ceux qui savent. On se gâte l’esprit, puisqu’on perd par manque à gagner en fait de connaissance adéquate. On insulte à la valeur de l’énoncé[45] de l’Idéal, et, ceci étant donné[46], on subit une perte, par la prédominance des démérites. Et il s’ensuit aussi Répulsion[47] et Obstruction en ce qui concerne l’Idéal. C’en est l’Acte qui est désastreux pour l’Idéal. Voilà le Dommage.

Un esprit qui n’est pas au fait, qui ne connaît pas distinctement le Sens, ne doit pas avoir de Répulsion ; la Répulsion est déplacée ; un vers.

21. L’esprit de malveillance est naturellement vicieux ; même en cas d’inconvenance, c’est encore une inconvenance[48]. À plus forte raison, en cas de doute touchant l’Idéal. L’Apathie vaut mieux ; elle ne pèche pas.

« Naturellement vicieux » signifie : naturellement condamnable. Pourquoi l’Apathie vaut-elle mieux ? C’est qu’elle ne pèche pas. Et la répulsion est un péché.


  1. Artha. Le premier mot du texte, tout clair qu’il est, est peut-être le plus difficile à rendre uniformément en français. Le mot artha n’a pas moins d’une dizaine de sens : « affaire ; but ; occasion ; profit, intérêt ; rémunération ; besoin ; moyens, fortune ; objet, chose ; objet des sens ; signification ». J’ai réservé exclusivement le mot « Sens » à le traduire, et j’ai tâché de le traduire partout par ce mot. J’écris donc, comme fait l’original : « le Sens du vers », pour : « la signification du vers », et, le « Sens de soi », le « Sens d’autrui » pour « l’intérêt de soi, le profit d’autrui ».
  2. Dharma. En tibétain ćhos, en chinois fa, qui signifient l’un et l’autre « loi, usage, règle ». C’est là, en effet, un des sens courants du mot ; il suffit de rappeler les dharma-çâstra, les dharma-sûtra du brahmanisme qui sont de véritables codes de la vie domestique et publique. Mais, sans prétendre à tracer ici l’histoire des sens si nombreux de ce mot, qui réclame une véritable monographie, il faut constater au moins qu’il est susceptible d’un nombre considérable de valeurs qui se combinent dans l’esprit hindou. Entre autres, et c’est le cas ici, il désigne la projection sur le plan de l’intelligence pure de toutes les manifestations de la vie active ou passive, interne ou externe, contingente ou transcendante. Il répond au manas « esprit, sensorium commune, sens mental », comme la forme (rûpa) répond à l’œil (cakṣus), le son (çabda) à l’oreille (çrotra), etc. Les écoles bouddhiques se sont évertuées à dresser des listes de dharma qui sont comme la carte géographique du monde de l’intelligible, vu par l’esprit hindou. Les Yogâcâras ont compté cent dharma, quatre-vingt-quatorze « élaborés » (saṃskṛta) et six « inélaborés » (asaṃskṛta) ; ils énumèrent d’abord les huit classes de « sensations » (vijñâna) qui sont la « pensée » (citta) ; puis cinquante et un « états d’esprit » (caitasika), répartis en « grande-terre » (mahâbhûmika), « grande terre de bien » (kuçalamahâbhûmika), « grande-terre de souillure » (kleçamahâbhûmika), « terre de sous-souillure » (upakleçabhûmika), « terre non-définitive » (aniyatabhûmika) : puis les onze « formes » (rûpa) qui sont les organes et les objets des cinq sens corporels ; puis vingt-quatre « dharma dissociés de la pensée » (cittaviprayukta), où figurent pêle-mêle tous les dharma qui n’ont pas trouvé place ailleurs, le temps, le lieu, le nombre, la naissance, la vieillesse, etc. Ces quatre-vingt-quatorze dharma sont saṃskṛta. Les six asaṃskṛta sont « l’espace » (âkâça), les diverses sortes de « barrage » (nirodha) et « la quiddité » (tathatâ).

    L’ancienne classification des enseignements du Bouddha en deux catégories, dharma et vinaya, me semble mettre en relief la valeur d’intelligible du dharma, combinée avec l’idée de loi. Le dharma et le vinaya sont à eux deux la Loi ; mais le vinaya est la loi de la vie pratique dans la communauté, tandis que le dharma est la loi de la vie intellectuelle, du monde de la pensée.

    Une interprétation tibétaine du mot ćhos (= dharma), fondée sur une espèce de jeu de mots (avec bcos « préparer, raffiner » marque bien aussi la valeur du mot : « Le ćhos, c’est mettre à la discipline (’dul-bar byed-pa ; le mot ’dul-ba = vinaya) son esprit quand il a été bien préparé » [cité par S. C. Das, s. v. ćhos.]

  3. Prakurute… Tibétain : don çes don ston rab tu byed par źes bya ba la sogs pa ni ci źes bstan pa las brcams pa yin no. La lacune doit donc être comblée ainsi : prakurute (ilyâdi) kopadeçam ârabhya, avec un trait de ponctuation devant : ko’laṃkaroti.
  4. Amalayâ vâceti pa… Tibétain : ṅag dri ma med pas źes bya ba ni groṅ khyer pa la sogs pas so. Il faut donc restituer : paurâdina ou paurâdikayâ. La version chinoise est bien conforme à ce texte. — Pour les expressions employées dans ce passage, cf. XII, 7 et 8. Sur yukta = (bien) « appliqué », cf. yuj et ses dérivés à l’Index.
  5. Deçita. J’ai régulièrement rendu ce verbe et les mots qui en dérivent par « prêcher, prédication », etc. Il signifie au propre « indiquer, enseigner », mais il a pris dans le bouddhisme une acception religieuse et solennelle qui appelle comme équivalent un mot emprunté à la langue sacrée.
  6. Nimittasaptamy eṣâ--gâmi°. Tibétain : la źes bya ba ’di ni chedyin te || thegs pa chen pos ’gro ba’i sems ćan gyi ched du źes bya ba’i tha chig go. La lacune couvre donc le mot mahâyâna ; il faut lire et ponctuer ainsi : Nimittasaptamy eṣâ | mahâyânagâmi°. Sur la nimitta-saptamî, cf. Speijer, Sanskrit Syntax, § 147 et 148. J’ai dans cette expression comme partout ailleurs, rendu nimitta par « Signe », cf. III, 3.
  7. Bu-ston, l’historien tibétain du bouddhisme, passant en revue les cinq çâstras de Maitreya, rapporte cette stance pour définir le but du Sûtrâlaṃkâra. M. Stcherbatzkoi, qui a traduit ce chapitre de Bu-ston Muséon, 1905, II), rend ainsi la stance d’après la version tibétaine : « Cet exposé (du Mahâyâna) évoque en nous une joie suprême, pareil à de l’or ciselé, pareil à une fleur de lotus ouverte, pareil à un repas de mets bien préparés mangé par un homme affamé, pareil à la lecture absorbante d’une lettre, pareil à un écrin ouvert plein de joyaux. » La quatrième comparaison semble avoir été mal saisie. Le tibétain traduit : ’phrin-yig legs pa thos ‘dra « comme une bonne lettre (message) entendue ». La version chinoise qui glose ici comme elle le fait souvent, dit que l’or s’applique à la foi, qui incline et dirige le cœur ; le lotus, à l’enseignement qui l’explique ; le mets à la réflexion, qui obtient la saveur de la Loi ; la lettre, à la pratique, qui n’a plus lieu de réfléchir ; la cassette, à l’évidence, quand les joyaux des Ailes d’Illumination se montrent spontanément.

    Asaṅga reproduit la même série de comparaisons dans un passage curieux de son Yogâcâra-bhûmi çâstra (version chinoise de Hiuan-Tsang, chap. 64 ; éd. Tôkyô XVIII, 4, 16b) où il traite des çâstras au point de vue de la classification des genres, des raisons de composition, etc… Et de plus, quand on y explique exactement le sens des sûtras prononcés par le Tathâgata, c’est ce qu’on appelle Parer les sûtras (sûtralaṃkâra : kouang yen king). Comme le lotus rouge, quand sa fleur n’est pas encore ouverte ; il a beau produire du plaisir, ce n’est pas comme quand il est grand ouvert. Comme de l’or authentique, quand il n’est pas encore ouvré ; il a beau produire du plaisir, ce n’est pas comme quand il a été habilement travaillé. Comme un aliment succulent, quand il n’est pas encore cuisiné ; il a beau produire du plaisir, ce n’est pas comme quand il est cuit. Comme une lettre de bonnes nouvelles qu’on n’a pas eu le temps d’ouvrir encore : on a beau avoir du plaisir à y jeter les yeux, ce n’est pas comme quand on la lit à fond. Comme des joyaux qu’on n’a pas encore pu regarder ; ils ont beau produire du plaisir, ce n’est pas comme quand on a pu bien les regarder et qu’on peut s’en servir. Il en est ainsi du sens des sûtras prononcés par le Tathâgata, tant qu’ils ne sont pas encore expliqués ; ils ont beau produire du plaisir, ce n’est pas comme quand ils sont éclaircis. Voilà pourquoi il dit que composer un çâstra s’appelle « parer les sûtras ».

  8. Sens d’Acquis (adhigamârtha). V. inf. II, 1 et 9.
  9. Pratyâtma-vedanîya. C’est la formule caractéristique du Bouddhisme ; la vérité y est à connaître par chacun en soi individuellement (sayam eva attanâ yeva, glose de paccataṃ [= pratyâtma°] par Buddhaghosa, Sumaṅgalavilâsinî I, 108). La Mahâvyutpatti § 63 donne parmi les Rubriques du Dharma, 13-18 : sâṃdṛṣṭikaḥ . Nous avons ici la série, extraite d’un des Âgamas sanscrits, qui correspond à celle des Nikâyas : sandiṭṭhikâ nijjarâ akâlikâ ehipassikâ opanayikâ paccattaṃ veditabbâ viññûhi (p. ex. Aṅgutt. I, 198 ; Samy. IV, 41-43 ; 339).

    Sur l’apparente antinomie entre cette doctrine et le devoir de la prédication, V. inf. XII, 2 et 3.

  10. Bodhi-paksa-svahhâva. Les Ailes d’Illumination sont le sujet du chapitre XVIII.
  11. Bimba. Le tibétain traduit gzugs « forme » (et de même inf. XI, 20) ; le chinois, mei tche « bonne disposition de nature ». Le mot désigne au propre un disque, puis la rondeur, et spécialement les rondeurs du corps. Opposé à pratibimba, il signifie le modèle, ou, dans la rhétorique, le terme de comparaison, tandis que pratibimba est l’image, ou la comparaison.
  12. Subhâṣita, remplacé dans le vers par le synonyme sûkta, est l’expression propre pour désigner les Paroles du Bouddha.
  13. Anuçaṃsa. Terme spécialement bouddhique ; tib. phan-yon ; chin. kong-tö.
  14. Le tibétain porte : rin thaṅ med « sans prix » ; il faut donc au lieu d’anarthaṃ, lire anarghaṃ. — Même correction, p. 3, l. 2 du texte.
  15. Âvaraṇa, tib. sgrib-pa « obscurcissement », chinois tchang « digue, obstruction ». Le plus souvent on en compte deux : kleçav° « enveloppe de souillure », les fautes de l’ordre moral, et jñeyâv° « enveloppe de connaissable », les fautes de l’ordre intellectuel. Mais notre texte en donne encore d’autres énumérations, p. ex. XII, 20, liste de huit « obstructions » : buddhe ’vajñâv° « mépris pour le Bouddha » ; dharme ’vajnâv° « mépris pour l’idéal » ; kauçîdyâv° « paresse » ; alpamâtra-saṃtuṣṭyâv° « se contenter de trop peu » ; râgacaritâv° « conduite par passion » ; mânacaritâv° « conduite par sentiment personnel » ; kaukṛtyâv° « repentance » ; aniyatabhedâv° « section de ce qui n’est pas définitif ». La liste des cinq sgrib-pa donnée par S. C. Das s. v., d’après les sources tibétaines correspond aux cinq âvaraṇa du pâli : kâmacchando av°, byapâdo âv°, thinamiddham âv°, uddhaccakukkuccam âv°, vicikicchâ âv°, p. ex. Saṃy. Nik. V, 94.
  16. Vibhutva. V. inf. IX, 38-48.
  17. Abhijnâ V. inf. VII, 1.
  18. Upabhoga. Le verbe bhuj s’oppose à kar « faire », et désigne l’aspect passif de l’action. Pour en traduire les dérivés, j’ai adopté autant que possible des mots tirés du latin pati, puisque « souffrir, subir », et les autres mots analogues en français évoquent des associations trop différentes. — Cf. inf. I, 7 la note sur anâbhoga.
  19. Ârya. Ce mot, en sanscrit aussi bien qu’en pâli, désigne « ceux qui comprennent les quatre vérités sublimes et y conforment leur conduite, par opposition aux hommes ordinaires (pṛthag-jana) qui n’ont pas encore réfléchi sur ces importants sujets » (Burnouf, Introd., p. 290).
  20. Le tibétain et le chinois marquent ici la fin de la première section, intitulée en chinois yuen k’i équivalant à nidâna.
  21. Vyâkaraṇa. Le mot, bien connu dans la langue classique, où il a reçu en particulier le sens de « grammaire, science grammaticale » a pris dans la langue bouddhique une valeur spéciale. Il y désigne spécialement les prophéties prononcées par les Bouddhas, et plus spécialement encore les prophéties qui concernent les naissances à venir d’une personne présente. Cf. inf. XIX 35-37. On en distingue quatre classes (M. Vy. § 86). Le verbe vy-âkar d’où dérive le substantif vyâkaraṇa sert à désigner les décisions canoniques promulguées par le Bouddha ; les questions laissées en dehors du dogme sont a-vyâkṛta ; cf. inf. XI, 24. Pour rendre le verbe et le substantif, le tibétain emploie lun hstan « prescription canonique » (luṅ) est l’équivalent d’âgama) ; le chinois emploie ki « noter solennellement, note ».
  22. Pratipaksa. Tib. gñen-po « antagoniste » ; chin. tche « soigner ». L’opposé en est vipakṣa « l’adversaire ». V. ce mot.
  23. Ruta, tib. sgra « son, bruit », chin. wen, « lettre », désigne dans le sanscrit classique la voix inarticulée, les cris des animaux. Le Mahâyâna, qui dédaigne le sens littéral des Sûtras, lui attribue intentionnellement cette dénomination méprisante. Cf. inf. XVIII, 32 où yathoktasya est glosé par yathârutasyârthasya = vyañjanasya « la lettre ».
  24. Anâgatahhaya. Açoka mentionne déjà dans l’édit de Bhabra un texte religieux sous ce titre. L’aṅguttara Nikâya contient, dans la série des Cinquaines Pañcaka, une suite de quatre sûtras ; LXXVII-LXXX où le Bouddha prophétise les dangers de l’avenir, groupés par cinq. M. Rhys Davids (J. P. T. S., 1896, p. 95) a cru pouvoir déclarer que l’édition de ce texte « avait écarté tous les doutes qui pouvaient subsister quant à l’identification des Anâgatabhayâni d’Açoka avec le passage de l’Aṅguttara, déjà signalé par Oldenberg ». L’affirmation est plutôt hardie. La collection de l’Ekottarâgama, qui représente en chinois l’équivalent de l’Aṅguttara, n’a pas incorporé la série des Anâgatabhaya. Mais il en subsiste, dans les versions chinoises, plusieurs recensions apparentées au pâli, et fort différentes. L’une (Nj. 468, Tô, XIII, 10 qui date de 265-316, a été en partie traduite par M. Anesaki (Buddhist and Christian Gospels, p. 174) ; elle est franchement mahâyâniste, et exalte la Prajnâ-Pâramitâ ; deux autres (Nj. 470 ; Tô. XIII, 10, et Nj. 766 ; Tô. XVII, 10) datent des premiers Song (420-479). Il serait facile d’allonger cette liste avec les nombreuses productions apocalyptiques du Canon sanscrit chinois. Asaṅga sans doute a moins en vue ici un texte particulier qu’un groupe de sûtras portant tous sur un thème commun.
  25. Çrâvaka. Ce terme, en honneur dans le Hinayana qui l’applique même aux Arhat, est réservé par le Mahâyana aux sectateurs du « Petit Véhicule ».
  26. Âçraya. J’ai partout rendu ce mot par « Fond » ; mais il est susceptible d’autres valeurs encore ; il signifie « appui, voisinage, attachement, dépendance, rapport, base, soutien, asile, local, contenant ».
  27. Anâbhoga. L’expression, fréquente dans notre texte, me semble manquer au sanscrit classique. Le tibétain la rend ici exceptionnellement par ćhed du ma dgoṅs’nas « parce qu’il [Bhagavat] n’a pas de pensée intéressée » ; mais partout ailleurs il adopte comme équivalent : lhun gyis gruh pa, que le Dictionnaire de S. C. Das rend par « miraculously sprung or grown, formed all at once, self-created, not contrived by human labour ». Le chinois a régulièrement wou kong yong « qui n’a pas été modifié en vue d’un certain usage par le travail ». Les deux traductions prouvent qu’il ne faut pas chercher ici le mot âbhoga de la langue classique, dérivé de la racine bhuj, « plier », et qui a le sens de « inflexion, courbure, extension, variété », mais un dérivé particulier de la racine bhuj « jouir de, utiliser ». Ce verbe â-bhuj qui n’est pas encore attesté signifierait « utiliser en ramenant à soi, adapter à sa propre jouissance ». C’est le même mot âbhoga qui paraît si fréquemment dans la leçon qui conclut les avadâna : ekântaçukleṣv eva karmasv âbhogaḥ karaṇîyaḥ « il ne faut faire d’âbhoga que pour les actes absolument honnêtes », il ne faut « entrer en jouissance » que dans ce cas. L’idée exprimée par bhuj dans la langue philosophique de l’Inde n’a pas, que je sache, d’équivalent exact en français ; bhuj y signifie « participer à, utiliser un acte, éprouver un sentiment » et couvre toutes les manifestations de la personnalité dans sa vie passive, tant au dedans qu’au dehors, comme le verbe kar « faire » couvre toutes les manifestations de sa vie active. La notion d’anâbhoga est rendue plus nette inf. IX, 18-19 ; la prédication anâbhoga des Bouddhas y est comparée à une musique qui sortirait d’instruments sans qu’on les ait battus ; leur activité anâbhoga est comparée à une pierrerie qui sans aucun travail manifeste son éclat. L’une et l’autre ne recueillent ni ne subissent rien du dehors ; elles sont sans passivité ; elles sont donc bien « spontanées », « sans facteur d’appropriation », comme portent le tibétain et le chinois ; leur fonctionnement est libre et autonome. J’adopte la traduction « Impassibilité » d’autant plus volontiers que le texte donne immédiatement après, comme le substitut à anâbhoga le mot upekṣâ que je traduis par « apathie », mot étroitement apparenté par son étymologie à « impassibilité ». Cf. aussi XX, 16 où upekṣaka est glosé par anâbhoga°.
  28. Upekṣâ. V. les textes cités par Lavallée-Poussin, Madhyamaka-vṛtti, p. 369, n. 1. L’ « indifférence » au sens étymologique rendrait bien ce mot, puisque l’upeksâ est définie XVIII, 61 comme « la connaissance sans différenciation » (nirvikalpa-jñâna). Mais le mot a pris dans la langue courante une valeur péjorative si marquée que son emploi risquerait de fausser la notion. J’ai préféré « apathie » mot moins usé et qui, pris dans sa valeur étymologique, exprime bien l’absence de tout sentiment qui caractérise l’upekṣâ, où il n’y a plus ni sympathie, ni antipathie. La traduction tibétaine btaṅ sñoms est bien venue ; elle désigne l’équilibre (sñoms) par rejet (btaṅ). Le chinois dit simplement che « le rejet ».
  29. La définition du Buddhavacana donnée par le Bouddha lui-même dans le Mahâparinibbâna sutta (Dîghanikâya XVI, 4, 8 sqq.) ne contient que les deux premiers termes : tâni ce sutte otâriyamânâni vinaye sandissayamânâni sutte c’eva otaranti, vinaye ca sandissanti, niṭṭhaṃ ettha gantabhaṃ : Addâ idaṃ tassa Bhagavato vacanaṃ… ti. Mais Asaṅga se réfère au Dîrghâgama sanscrit, qu’il cite exactement. La version chinoise de cet Âgama, au passage correspondant (Tôk. XII, 9, 15a) dit : « Si le propos est fondé (yi) sur le Sûtra, est fondé sur le Vinaya, est fondé sur le Dharma, alors il faut dire : Ce propos est vraiment ce qu’a dit le Bouddha. » Le traducteur chinois a fondu dans une expression uniforme les nuances soigneusement marquées par le sanscrit et le pâli, avatarati pour le sûtra, saṃdṛçyate pour le Vinaya. Le pali a négligé ou ignoré le troisième terme ; mais l’expression s’y retrouve dans un texte d’une époque plus basse. Childers (J. R. A. S., n. s. IV, p. 329) cite un passage de la Culla-sadda-nîti qui porte : Bhagavâ pana dhammasabhâvaṃ avilomento tathâ tathâ dhammadesanaṃ niyameti.
  30. Audârya ; gâmbhîrya. Ce sont les caractères par lesquels le Mahâyâna prétend se définir, par opposition au Hînayâna.
  31. Dharmatâ. Le suffixe °tâ correspond par sa forme et sa valeur au suffixe latin °tâs. L’équivalent de Dharmatâ serait donc le barbarisme legitas ; c’est la propriété qu’a le Dharma d’être ce qu’il est, et non autrement ; ou encore c’est la notion abstraite du Dharma, en dehors des dharma où elle se réalise.
  32. Tandis que le Hinayâna désigne sous le nom de Vinaya le recueil des prescriptions touchant la vie monastique, qui sont la règle universelle des couvents, le Mahâyâna classe sous cette rubrique des traités de discipline morale et de discipline mystique. V. p. ex. la liste des ouvrages qui forment le Vinayapiṭaka du Mahâyâna dans le Canon chinois.
  33. Dṛṣṭasatya. C’est un état défini de la vie religieuse, qui suit la simple adhésion par la récitation des trois Refuges. Le dṛṣṭa-satya voit les quatre vérités sublimes enseignées par le Bouddha (cf. inf. XI, 55 sqq.). Mais le tibétain a lu autrement ; il traduit : rtog-ge de kho na ñid ma mthoṅ ba la brten pa ni luṅ ćuṅ zad la rten pa yin no. « Le raisonnement, appuyé sur ceux qui ne voient pas le tattva, est appuyé sur un tout petit peu d’Âgama. » Il a donc lu : adṛṣṭattva ° au lieu de adṛṣṭasatya ° et kiṃcidâyama ° au lieu de kaçcid âgama °. Le chinois dit : « A un appui. C’est que la connaissance se produit en s’appuyant sur renseignement ; ce n’est pas une connaissance d’intuition ». Les deux lectures adṛṣṭasatya et adṛṣṭattva aboutissent en fait au même sens, puisque tattva = satya d’après XI, 78.
  34. Âgama. Ce mot désigne expressément les quatre grands recueils de sûtras admis comme authentiques par les écoles du Hînayâna. Le bouddhisme pâli y substitue la désignation de Nikâya.
  35. Pratibhâna. Le tibétain traduit spohs-pa qui signifie au propre « l’assurance, l’audace ». Le traducteur chinois glose : « la controverse l’épuise et la réduit au silence ». Ailleurs, XVIII, 34, il n’essaie pas davantage de traduire et substitue « la capacité dénoncer par soi-même l’Idéal ). Le même mot paraît en pâli ; Childers l’explique par « l’intelligence ; la présence d’esprit ou l’assurance d’esprit ». Clough le définit comme « la rapidité à répondre à une assertion ». Burnouf (Lotus, 299 et 839) a hésité entre « intelligence » et « sagesse ». Le mot est un exemple de la confusion si fréquente entre le sens de « briller » et celui de « parler » ; il indique à la fois la rapidité de l’esprit et la facilité, le « brillant » de la parole.
  36. Adhimukti. Le mot est spécial à la langue du bouddhisme ; il est étranger au sanscrit brahmanique ; mais il est commun au sanscrit bouddhique et au pâli. Childers le traduit par « inclination, disposition, intention, résolution, volonté, confiance, foi ». Le tibétain le rend toujours par mos-pa qui signifie au propre « inclination, entraînement, respect, adoration ». Le chinois traduit par sin « foi, croyance ». Le mot contient la racine muc, qui implique l’idée de la délivrance, du salut (mukti, moksa, etc.). On serait tenté de considérer comme l’origine de l’expression une formation adverbiale adhimukti, parallèle à adhyâtmaṃ, adhibhûtaṃ, et qui signifierait : « ayant trait à la délivrance, de l’ordre de la délivrance ». La Terre de préparation des Bodhisattvas est appelée « la Terre de Conduite par Croyance » (adhimukticaryâ-bhûmi) ; v. inf. IV, 2 ; VIII, 22, etc. Elle est constituée de quatre éléments qui permettent d’analyser la notion d’adhimukti (M. Vg. § 32) : âlokalâbha « obtenir la clarté » ; [pour l’âloka, cf. inf. XI, 42, et XIV, 24] ; âlokavṛddhi « augmentation de la Clarté » ; tattvârthaikadeçâniipraveça « s’insinuer dans une portion du sens du Positif » [v. inf. I, 16] ; ânantaryasamâdhi « recueillement de l’état sans-interruption » [v. inf. XIV, 26-27].
  37. Prabhâva. Le terme est défini inf. VII, 1 sqq.
  38. Buddhadharma. Ce sont les dharma spéciaux aux Bouddhas, tels que les forces (bala), les bravoures (vaiçâradya), etc. ; ils sont célébrés dans l’hymne final XX-XXI, 43, sqq.
  39. Gotra. V. inf. III, 1.
  40. Paryâya. En tibétain, rnam-graṅs, litt. « numéro d’ordre, énumération ». En chinois men « porte, passage ». Le mot a de nombreuses acceptions ; il signifie « ordre de succession ; synonyme ; thème de développement ; développement littéraire ; énumération consacrée ».
  41. Manaskâra (ou manasikâra ; les deux termes se substituent l’un à l’autre dans notre texte, p. ex. XI, 8-12 ; XVI, 16, vers et commentaire). Le mot est étranger au sanscrit classique ; cependant il est enregistré dans l’Amarakoça I, 1, 4, 11 (où Loiseleur donne comme équivalent manasikâra) ; il y est défini : cittâbhoga. Loiseleur traduit : « réflexion ou considération [acte de l’esprit sur un sujet présent à ses pensées, exercice du jugement ; ou bien action d’explorer les preuves d’une chose] ». Mais Loiseleur n’a pas assez marqué le contraste voulu de ° kâra et ° âbhoga : tandis que l’esprit (manas) travaille activement, la pensée [citta] reste passive, elle subit l’action (cf. sup. I, 7 an-âbhoga) ; elle ne reste pas impassible, désintéressée de l’action de l’esprit. Le tibétain traduit manaskâra et manasikâra par les mêmes mots : yid la byed pa, transposition littérale des deux termes : yid-la = manasi ; byed-pa = kâra. Un passage du Kandjour (cité par S. C. Das s. v.) donne une bonne interprétation : « le manaskâra, c’est fonctionner sur les Intelligibles (ćhos rnams la ’jug pa = dharmeṣu pravṛttiḥ) ». Le chinois, lui aussi, traduit littéralement tso yi « faire pensée ». Le yoniço-manaskâra « l’acte foncièrement mental » est proclamé « le premier signe précurseur des sept Membres de l’Illumination » (Saṃy. N. V, 31 sqq.) ; il précède immédiatement et prépare les quatre Abandons Réguliers (samyakprahâṇa), ibid. Et en effet l’acte qui est foncièrement mental est dégagé de la Forme matérielle (rûpa ; il se passe dans un plan supérieur, celui des dharma, de l’Intelligible. Le Vinaya pâli, commentant la formule initiale du Prâtimokṣa, glose le mot manasikar ° par ekaggacitta ° avikkhittacitta ° avisâhaṭacitta ° nisâme ° « percevoir tandis que la pensée est recueillie, sans dispersion, sans confusion ». Cette explication équivaut à la définition du mot dans l’Amarakoça.
  42. Tattva. En tibétain de kho na ñid « être exactement ceci ». En chinois tchen che « réel, exact ». Le tattva, dans le système Yogâcâra, est défini inf. chap. VI ; il consiste essentiellement à dépouiller les mots de toute valeur concrète, à en éliminer le contenu matériel, à cesser d’en réaliser la signification. Ainsi le tattva se trouve coïncider avec le plan de l’Intelligible (dharma-dhâtu), XI, 14. Mais il est encore à deux compartiments ; il a l’Indice de Toute-Souillure (saṃkleça-lakṣaṇa) et l’Indice de nettoyage (vyavadâna-lakṣaṇa) ; XII, 5.
  43. Dhâtu. Les sens de ce mot sont très variés ; il signifie « élément primordial, métal, racine verbale, région, monde, relique ». Le tibétain le rend par khams qui en a pris toutes les acceptions, mais qui semble signifier spécialement « territoire ». Le chinois a adopté comme équivalent kiai « limite, frontière ». Les listes canoniques des dhâtu montrent la variété des notions attachées à ce mot : Les 2 dhâtu, c’est l’élaboré (saṃskṛta) et l’inélaboré (asaṃskṛta). Les 3 dhâtu, c’est désir (kâma), forme (rûpa), sans-forme (arûpa) [ou barrage (nirodha)]. Les 4 dhâtu, c’est la terre, l’eau, le feu, l’air. Les 6 dhâtu sont les quatre précédents, plus l’espace (akâça) et la sensation (vijñâna). Les 18 dhâtu sont les six organes des sens, leurs six objets, et leurs six sensations. L’idée centrale reste toujours celle de « élément primordial, original, principe ».
  44. Âlaya-vijñâna. C’est une création du Mahâyâna, énoncée déjà dans le Mahâyâna-çraddhotpâda d’Açvaghosa, mais transposée par les Yogâcâras. M. Suzuki a analysé dans le Muséon la théorie de l’Âlaya-vijñâna exposée par Asaṅga lui-même dans le Mahâyâna-saṃparigraha çâstra. « Il est appelé âlaya parce que toutes les créatures et tous les objets souillés y sont déposés en réserve, sous la forme de semences, et parce que ce vijñâna, étant déposé en réserve dans tous les objets, est la raison d’être de leur existence, et parce que tous les êtres pensants, en prenant possession de ce vijñâna, s’imaginent que c’est leur propre moi. » L’âlaya-vijñâna est aussi appelé citta » la pensée » (aussi dans notre texte, XIX, 76) ; il faut bien le distinguer du manas ; le manas n’a rien en soi qui lui suggère l’existence d’un moi par-delà ses activités, sauf la présence du citta, autrement dit, de l’âlaya-vijñâna. L’âlaya-vijñâna est un grenier où toutes les semences sont systématiquement mises en réserve ; il est la cause et l’effet de tous les phénomènes possibles (bîja « semence », XI, 32 ; 44 ; 49). Pour justifier cette conception, Asaṅga cite avec plus d’adresse que de raison un passage de l’Ekottarâgama (Tôk. XII, 1, 70a) parallèle à Aṅguttara Nikâya, Catukka nipâta, n° 128 : âlayarâmâ bhikkhave pajâ âlayaratâ âlayasamuditâ, sâ Tathâgatena anâlaye dhamme desiyamâne sussûyati.

    En fait, l’âlaya-vijñâna était un élément nécessaire du système Yogâcâra. Système de mystique avant tout, il lui fallait opposer à l’activité du manas et de son vijñâna une forme passive qui lui fût supérieure et antérieure. S. C. Das donne sous le mot kun gźi les deux équivalents âlaya-vijñâna et ahamâspada-jnâna « la connaissance qui est le lieu du moi » (et cf. Sarvadarçanasaṃgraha, Anand. ser. p. 15 : tat syâd âlayavijñânaṃ yad bhaved ahamâspadam). L’âlaya-vijnâna est en effet la sensation la plus profonde de l’individu, non pas celle où il affirme son moi, car ici nous serions dans le domaine du manas, mais celle où son moi se pose et s’impose, en dehors de toute modalité et de tout conditionnement. C’est là le germe, bîja, que l’activité du manas entretient et féconde, et qui, sans le vouloir ni y participer, rend possible l’activité du manas en lui prêtant un noyau d’organisation qui le dégage du chaos.

    Le traducteur chinois n’a pas essayé de traduire en chinois le mot âlaya ; il se contente de le transcrire a-li-ye. Hiuan-Tsang, plus hardi, le rend dans ses traductions par tsang « dépôt, réserve ».

    L’âlaya-vijñâna est posé comme identique au dauṣṭhulya-kâya ou « bloc de turbulence » XIX, 51.

  45. Svâkhyâta « bien énoncé » est en effet l’épithète de nature du Dharma dans tout le bouddhisme.
  46. Tannidânam forme ici une locution adverbiale, étrangère au sanscrit classique, et qui correspond à tato nidânaṃ du pâli. En tibétain, dehi gźi las.
  47. Pratigha et pratighâta indiquent également qu’on est repoussé de vive force ou par un sentiment de répulsion. Le tibétain traduit uniformément par khoṅ khro « colère, malveillance, désaffection ».
  48. Je complète d’après le tibétain : mi rigs pa yi gzugs la’ṅ mi rigs na. La restitution sanscrite vient d’elle-même, à peu près garantie par le mètre : hy ayuktarûbe ’pi na yuktarûpah.