Mahāyāna-Sutrālamkāra/Introduction

Asanga
Mahāyāna-Sutrālamkāra, exposé de la doctrine du Grand Véhicule selon le système yogācāra
Traduction par Sylvain Lévi.
H. Champion (tome 2p. 1-28).

INTRODUCTION

ASAṄGA

L’auteur du Sûtrâlaṃkâra, Asaṅga[1], souvent désigné comme « le saint Asaṅga » Âryâsaṅga, est une des grandes figures du bouddhisme indien. Pour tracer sa biographie, nous disposons essentiellement de trois sources :

La « Vie de Vasubandhu[2] » écrite au vie siècle par le moine Paramârtha (499-569). Originaire d’Ujjayinî, le moine Paramârtha arriva en Chine l’an 546 : il y resta jusqu’à sa mort, occupé surtout à traduire les textes sanscrits qu’il y avait apportés. [P.]

La Vie et les Mémoires[3] du pèlerin Hiuan-tsang (599-664) qui visita l’Inde et l’Asie centrale entre 629 et 645. [H.]

L’Histoire du Bouddhisme Indien compilée en 1608 par le lama tibétain Târanâtha. [T.]

La date d’Asaṅga, sans être fixée avec une précision absolue, n’en est pas moins une des données les plus solides de l’histoire littéraire dans l’Inde. Une série de synchronismes bien établis[4] permet d’affirmer que son activité couvre toute la première moitié du ve siècle, en débordant de part et d’autre sur les deux extrémités de cette période. Le témoignage de Paramârtha n’est donc postérieur que d’un siècle ; il mérite à ce titre une attention spéciale. Hiuan-tsang atteste l’état de la légende cent ans plus tard, dans l’Inde même. Târanâtha utilise toute la littérature hagiographique d’un millénaire, enrichie encore par les inventions pieuses des Tibétains.

[P.] Asaṅga est originaire du Gândhâra, de la ville de Puruṣapura, la moderne Péchaver. Il naît sur les confins du monde hindou, à la lisière du monde hellénique, iranien et turc, dans ce carrefour des nations où viennent converger toutes les voies d’accès vers l’Inde. Son père est un brahmane du clan Kauçika. Le futur Asaṅga est d’abord connu sous le nom de Vasubandhu ; ses deux frères puînés reçoivent aussi ce nom ; le cadet était destiné à se l’approprier glorieusement dans la mémoire des hommes. Les trois frères entrent dans les ordres, et adhèrent à l’école bouddhique des Sarvâstivâdins. L’aîné se voue à la méditation et se libère du désir. Mais il scrute en vain la doctrine de la vacuité, il n’arrive pas à la comprendre ; il est déjà près de se tuer quand l’arhat Piṇḍola s’aperçoit de son désespoir et accourt du lointain Pûrva-Videha pour le réconforter. Instruit par Piṇḍola, il pénètre la doctrine du Petit Véhicule, mais il n’y trouve pas de satisfaction. Il utilise alors les pouvoirs surnaturels du Petit Véhicule pour s’élever au ciel Tuṣita où réside le Bodhisattva Maitreya ; il l’interroge, et reçoit de lui la doctrine de la vacuité selon le Grand Véhicule. Revenu sur la terre, il médite sur cet enseignement ; un sextuple tremblement de la terre signale enfin qu’il a compris le mystère. Désormais il porte le nom d’Asaṅga. Il continue à se rendre auprès de Maitreya pour le consulter, avec l’espoir de propager la doctrine ; mais les hommes refusent de se laisser convaincre. Asaṅga supplie alors Maitreya de descendre lui-même sur la terre. Le Bodhisattva descend la nuit, dans des torrents de lumière, fait réunir une grande assemblée, et commence à réciter le sûtra des Dix-sept Terres, en donnant le commentaire au fur et à mesure. La récitation se poursuit nuit par nuit, et s’achève en quatre mois. Seul de toute l’assemblée présente, Asaṅga approchait Maitreya ; les autres ne faisaient que l’entendre. Après chaque séance, Asaṅga passait la journée à reprendre le texte et à l’interpréter. De plus, Asaṅga apprit de Maitreya la méthode de « l’Union de Splendeur-du-Soleil » (sûrya-prabhâ samâdhi), qui lui permit de tout comprendre. Désormais sa mémoire embrassa tous les textes sans défaillance ; il saisit le sens des sûtras les plus abstrus du Grand Véhicule, car Maitreya lui en donnait l’explication intégrale dans le ciel Tuṣita. Asaṅga composa alors de nombreux traités d’exposition (upadeça) sur ces sûtras.

Cependant le cadet d’Asaṅga, Vasubandhu, s’était classé par son intelligence et par sa science au premier rang des docteurs du Petit Véhicule. Il vivait à Ayodhyâ, où le roi Bâlâditya l’avait comblé d’honneurs. Asaṅga, qui était resté à Puruṣapura, lui envoya un messager pour le presser de revenir, alléguant son état de santé. Vasubandhu s’empressa d’accourir. Asaṅga lui confia les soucis qui l’agitaient par affection fraternelle, et lui montra dans le Grand Véhicule la vraie voie du salut ; il lui en donna un exposé concis et substantiel, et réussit à le convaincre. Impatient d’expier les propos malveillants qu’il avait tenus jadis sur le Grand Véhicule, Vasubandhu, dans son zèle de néophyte, voulait se couper la langue. Asaṅga lui demanda de s’employer plutôt à propager la bonne doctrine. Après la mort d’Asaṅga, Vasubandhu écrivit en effet de nombreux commentaires sur les textes du Grand Véhicule, et spécialement sur plusieurs traités d’Asaṅga. Il mourut à Ayodhyâ, à quatre-vingts ans.

[H.] Hiuan-tsang sait bien que le Gândhâra est le berceau d’Asaṅga (I, 83, 117 ; II, 105, 270) ; mais c’est au pays d’Ayodhyâ qu’il rattache les souvenirs hagiographiques du maître, classé désormais parmi les Bodhisattvas. « À cinq ou six li au sud-ouest de la ville, au milieu d’un grand bois de manguiers, il y a un ancien couvent. C’est ici la place où le Bodhisattva Asaṅga demanda un complément de leçons et instruisit la foule. La nuit, il montait au palais des dieux (Tuṣita, I, 114), et recevait de Maitreya Bodhisattva des textes sacrés, Yogâcâryabhûmi çâstra, Mahâyâna-Sûtrâlaṃkâra çâstra, Madhyântavibhâga çâstra, etc. ; le jour, il en développait la bonne explication pour la multitude. » Ainsi la légende a, sans se modifier, changé de scène ; elle s’est transportée à Ayodhyâ, où l’appelait en quelque sorte par sympathie le souvenir vivace de Vasubandhu. L’entrevue décisive des deux maîtres, qui aboutit à la conversion de Vasubandhu, a subi le même transfert. « À environ quarante li au nord-ouest de la salle où enseignait Asaṅga, on arrive à un ancien couvent qui, au nord, est voisin du Gange (c’est-à-dire de la rivière ; il s’agit de la Sarayû). Dans l’intérieur, il y a un stûpa en briques qui a environ cent pieds de hauteur. Ce fut en cet endroit que dans l’origine Vasubandhu eut pour la première fois le désir d’embrasser la doctrine du Grand Véhicule. » Dans le récit de l’entrevue, l’orientation qu’indiquait Paramârtha est renversée : Vasubandhu arrive de l’Inde du Nord ; un disciple d’Asaṅga vient l’accueillir et récite à haute voix pendant la nuit le Daçabhûmi sûtra. C’est au moment où Vasubandhu repentant va se couper la langue qu’Asaṅga paraît. L’épisode se développe ensuite comme chez Paramârtha ; l’histoire était manifestement classique.

Pourtant, dans son ensemble, la tradition était en voie de s’altérer, et de s’enrichir. À Ayodhyâ, Vasubandhu ne passe plus pour le frère d’Asaṅga ; il n’est que son disciple. Asaṅga n’est plus à l’origine un Sarvâstivâdin ; il adhère d’abord à l’école des Mahîçâsakas. Enfin une curieuse légende accentue l’aspect d’Asaṅga comme visionnaire. Asaṅga, Vasubandhu, et un troisième docteur Buddhasiṃha, conviennent entre eux que le premier à mourir viendra instruire les survivants. Buddhasiṃha meurt d’abord, et ne revient pas. Trois ans après lui, Vasubandhu meurt à son tour (contrairement au récit de Paramârtha et à la vérité historique). Six mois se passent encore sans apparition, et déjà les railleries vont leur train. « Quelque temps après, comme Asaṅga enseignait à ses disciples la méthode du Samâdhi, au commencement de la nuit, tout à coup l’éclat des lampes s’amortit, le ciel s’éclaira d’une vive lumière, et un saint ṛṣi descendit du haut des airs. Aussitôt il monta les degrés et entra dans le vestibule ; puis il alla saluer respectueusement Asaṅga. Asaṅga lui dit : Pourquoi venez-vous si tard ? » Le fantôme, qui n’était autre que Vasubandhu, instruit Asaṅga de sa destinée posthume et de celle de Buddhasiṃha ; puis, pour satisfaire la curiosité pieuse du vivant, il lui décrit les charmes ineffables de Maitreya. Un monument marquait encore, au temps de Hiuan-tsang, le lieu de cette entrevue, au nord-ouest de la forêt des manguiers (II, 269-274).

Dans la même région qu’Ayodhyâ, la ville de Kauçâmbî se flattait de posséder dans son voisinage le couvent où Asaṅga avait composé un de ses çâstras, le Hien yang ching kiao loun (I, 122 ; II, 286).

[T.][5]Mille ans plus tard, chez Târanâtha, on retrouve encore quelques souvenirs exacts, mais noyés dans le fatras de l’hagiographie tibétaine. Asaṅga est le fils d’une matrone brahmanique, aussi pieuse que savante, mariée à un kṣatriya. Il reçoit de sa mère une instruction qui embrasse toutes les sciences ; sur le désir qu’elle en exprime, il entre en religion, apprend par cœur une masse de textes pendant cinq années ; puis il s’entraîne à l’extase, dans l’espoir de voir en face la divinité. Il s’installe sur le Kukkuṭapâda, près de Gayâ. Voilà donc Asaṅga transporté cette fois sur les confins du Bengale pour graviter autour du couvent de Nâlanda (près de Gayâ) devenu vers le viie siècle le foyer le plus éclatant de la science bouddhique. Pendant douze ans, il attend en vain la vision souhaitée, réconforté à chaque crise de découragement par une leçon de patience ; une fois il voit la roche usée par le frottement des plumes d’oiseau ; une autre fois, il la voit creusée par les gouttes d’eau ; une autre fois encore, il voit un vieillard qui façonne des aiguilles avec du fer et un polissoir de coton. Enfin il descend de sa montagne pour rentrer dans le monde ; près d’Acintapurî (Ajantâ), il aperçoit une chienne rongée toute vivante par des vers ; ému de compassion, il coupe un morceau de sa propre chair pour nourrir cette vermine et soulager la chienne. Mais tout s’est évanoui ; il n’a plus devant les yeux que Maitreya, l’ange gardien qui ne l’avait pas quitté, tout en lui restant invisible jusqu’au moment de ce sacrifice sublime. « Prends-moi sur tes épaules », dit Maitreya, « et traverse la ville ». Asaṅga obéit ; mais personne n’y vit rien, sauf une marchande d’alcool qui crut voir Asaṅga porter un petit chien, et qui dut au bénéfice de cette vision d’inépuisables richesses, et aussi un porte-faix, qui aperçut un bout de patte, ce qui lui valut l’Union mystique (samâdhi) et les forces magiques (siddhi). Maitreya lui offre alors une faveur à son choix ; il souhaite de propager le Grand Véhicule. « Prends donc le bout de ma robe », reprend le Bodhisattva et Asaṅga monte à sa suite jusqu’au ciel Tuṣita. Il y reste six mois, quinze ans, ou même cinquante ans. Là, il entend tous les textes du Grand Véhicule, et spécialement les « Cinq Enseignements de Maitreya » ; il s’élève successivement à tous les degrés de l’Union. Il revient ensuite sur la terre, doué de pouvoirs merveilleux. C’est ainsi qu’il pouvait avec tout son entourage parcourir en quelques heures un chemin qui demandait d’ordinaire un mois ; c’est ainsi encore qu’il put garder jusqu’à sa mort, à plus de quatre-vingt-dix ans, toute la fraîcheur de la jeunesse. Il s’établit d’abord dans le Magadha ; le couvent où il résidait, situé dans le bois de Pîluvana, reçut le nom de Dharmâṅkura-araṇya ; c’est là qu’il mit par écrit les Cinq traités de Maitreya, et qu’il composa la plupart de ses çastras. Plus tard il se rendit du côté de l’ouest, à Sagari, où il résida dans l’Uṣmapuravihâra ; son enseignement, et surtout les preuves qu’il donna de sa clairvoyance miraculeuse, amenèrent la conversion du roi Gambhîrapakṣa. Sur l’invitation du brahmane Vasunâga, il passa ensuite à Krṣṇarâja, dans l’Inde du Sud. Une autre fois, il alla dans l’Inde du Nord jusqu’à l’Udyâna pour répondre à l’appel du marchand Dhanarakṣita. Vers la fin de sa vie, il demeura douze ans à Nâlanda. Enfin il s’éteignit à Râjagṛha où ses disciples lui élevèrent un monument.

Pour assurer une longue durée à ses doctrines, il avait multiplié les écoles ; dans tous les pays où il avait passé, il avait eu soin de fonder vingt-cinq temples, qui abritaient des maîtres du Grand Véhicule. Mais son plus beau succès reste encore pour Târanâtha la conversion de Vasubandhu. L’épisode s’est transmis sans altération profonde. Vasubandhu est, ici aussi, le cadet d’Asaṅga. Asaṅga lui envoie deux moines qui lui récitent successivement, l’un, pendant la nuit, l’Akṣayamati nirdeça, l’autre, au lever du jour, le Daçabhûmika. Le reste : repentir, intention de se couper la langue, prescription de propager les textes, est identique aux anciens récits. C’était donc là, semble-t-il, l’élément le plus résistant, sinon le plus authentique de toute la tradition.

LE MAHÂYÂNÀ SÛTRÂLAṂKÂRA

Si nous étions réduits au seul témoignage de l’original sanscrit, nous ignorerions encore le véritable auteur de l’ouvrage. Le colophon sanscrit se contente d’indiquer que le texte a été « énoncé » (bhâṣita) « par le grand Bodhisattva Vyavadâtasamaya ». Ce colophon est reproduit par le traducteur chinois et le traducteur tibétain ; il est donc certainement très ancien, s’il ne remonte pas même jusqu’à l’original. Je n’ai pas retrouvé ailleurs un Bodhisattva de ce nom ; il est impossible de dire si cette désignation s’applique à Maitreya, à Asaṅga, ou à tout autre personnage, soit fictif, soit réel.

L’Indien Prabhâkara-mitra, auteur de la traduction chinoise (entre 630 et 633 J. C.), assigne le M. S. A. à Asaṅga, qu’il qualifie expressément de « Bodhisattva ». La préface de la traduction, due à Li Pe-yo (l’auteur du Pe-Tsin chou) répète et confirme cette attribution, sans faire allusion à une révélation surnaturelle. Mais, à cette époque même, Hiuan-tsang apprend dans les couvents de l’Inde à classer le M. S. A. parmi les textes sacrés révélés à Asaṅga par Maitreya. Jusque-là, au témoignage de Paramârtha et des traducteurs chinois du ve siècle, le Saptadaçabhûmi çâstra (ou Yogâcâryabhûmi çâstra) avait seul passé pour révélé.

Un demi-siècle après Hiuan-tsang, Yi-tsing, qui n’est pas comme Hiuan-tsang un adepte de l’école Yogâcâra, continue à classer le M. S. A. parmi « les huit branches » (pa tchi) d’Asaṅga, où il fait entrer pêle-mêle et de son propre aveu plusieurs traités de Vasubandhu.

Chez les Tibétains[6], le M. S. A. est unanimement rangé dans les « Cinq çâstras de Maitreya », et il en ouvre la série. Mais les vers seuls sont attribués à Maitreya ; la prose qui commente ces vers est tenue pour un ouvrage à part, sous le titre de Sûtrâlaṃkâra-bhâṣya, attribué à Vasubandhu. La traduction tibétaine est due à Çâkyasiṃha l’Indien, assisté du Lotsava grand réviseur Dpal brcogs et autres. Je n’ai pas d’informations sur ces personnages ; mais, quelle que soit leur date, Prabhâkara mitra leur est certainement antérieur ; avant le milieu du viie siècle, le Tibet, à peine ouvert à la civilisation, n’avait ni traducteurs, ni traductions. Nous sommes donc fondés à considérer l’ouvrage entier, prose et vers, comme dû à un seul auteur, Asaṅga. Au reste, si le tibétain distingue dans l’ouvrage deux parties, texte et commentaire, avec deux auteurs différents, le Tche-yuen lou chinois (Catalogue comparé des Livres Bouddhiques compilé dans la période Tcheyuen 1264-1294) donne à l’ouvrage entier, en tant qu’œuvre du Bodhisattva Asaṅga, le titre fan (c.-à-d. sanscrit) de : Sou-tan + lo A-leng-kia-lo ti-kia, transcription de Sûtrâlaṃkâratîkâ « Commentaire du Sûtrâlaṃkâra » (Tche-yuen lou, chap. IX, in°.) ; en fait, cette désignation de ṭîkâ ne peut s’appliquer pourtant qu’à la prose explicative qui accompagne les vers ou kârikâs.

Le texte sanscrit est divisé en adhikâras ou « chapitres » régulièrement numérotés jusqu’au quinzième ; à partir de là les chapitres ne portent plus d’indication numérique jusqu’au chapitre final ; mais celui-ci est désigné comme le vingt et unième. Les sections marquées dans l’intervalle sont seulement au nombre de quatre ; il manque donc une unité pour parfaire le chiffre de 21. Il est probable que le dernier chapitre est à partager en deux sections, entre le vers 42 et le vers 43. Les dix-neuf derniers vers, avec leur refrain uniforme, constituent une unité bien nette comme hymne de conclusion.

Le tibétain[7] reproduit exactement les divisions du manuscrit sanscrit. Le chinois[8] représente un autre partage de l’ensemble. Le texte y est divisé en treize grandes sections, découpées d’une manière assez irrégulière en vingt-quatre chapitres.

CHINOIS SANSCRIT
I
1.
nidâna 
I
vers 1-6
2.
siddhi 
vers 7-21.
3.
çaraṇagamana 
II
4. largeurp=0 |titre={{lang|sa-Latn|gotra III
II
5.
cittotpâda 
IV
6.
pratipatti 
V
7. largeurp=0 |titre=tattva VI
8.
prabhâva 
VII
9.
paripâka 
VIII
III
10.
bodhi 
IX
IV
11.
adhimukti 
X
12a.
paryeṣṭi 

XI

vers 1-35.
V
12b.
 
vers 36-fin.
VI
13.
deçanâ 
XII
14.
pratipatti 
XIII

VII 15.
avavâdânuçâsanî 
  
XIV
VII 16.
upâyasahitakarma 
  
XV
VII 17a.
pâramitâ 
  
XVI vers 1-16
VIII 17b.
— 
  
vers 17-fin.
IX 18.
pûjâ 
  
XVII vers 1-8
IX 19.
kalyâṇamitra 
  
— 9-16
IX 20.
brâhmavihâra 
  
— 17-fin
X 21a.
bodhipakṣa 
  
XVIII vers 1-65
XI 21b.
— 
  
— 66-fin.
XII 22.
guṇa 
  
XIX
XII 23.
caryâpratiṣṭhâ 
  
XX-XXI vers 1-42 fin.
XIII 24.
buddhapûjâ 
  
— 43-fin.



Dans l’ensemble, les divisions concordent réellement. La différence des chiffres vient uniquement de ce fait que certains chapitres sont découpés en portions, soit dans un texte, soit dans l’autre. La disposition des matières adoptée par Asaṅga est reproduite presque intégralement dans la Bodhisattvabhûmi, la seule partie du Yogâcârabhûmi çâstra conservée en sanscrit. La table des matières de la Bodhisattvabhûmi, dressée par M. Wogihara, marque l’étroite parenté des deux textes.

BODHISATTVABHÛMI M. S. A.
Yogasthâna. Paṭala. Adhikâra.
I . âdhâra. 1. gotra. 3. gotra.
I . âdhâra. 2. cittotpâda 4. cittotpâda
I . âdhâra. 3. svaparârtha. 5. pratipatti [en chinois : eul li = : arthadvaya].
I . âdhâra. 4. tattvârtha 6. tattva.
I . âdhâra. 5. prabhâva. 7. prabhâva.
I . âdhâra. 6. paripâka 8. paripâka.
I . âdhâra. 7. bodhi. 9. bodhi.
I . âdhâra. 8. balagotra. ?
I . âdhâra. 9. dâna. 16. pâramitâ (1-71).
I . âdhâra. 10. çîla. 16. pâramitâ (1-71).
I . âdhâra. 11. ksânti. 16. pâramitâ (1-71).
I . âdhâra. 12. virya. 16. pâramitâ (1-71).
I . âdhâra. 13. dhyâna. 16. pâramitâ (1-71).
I . âdhâra. 14. prajñâ 16. pâramitâ (1-71).
I . âdhâra. 15. saṃgrahavastu. 16. (72-fin) [saṃgraha vastu].
I . âdhâra. 16. pûjasevâpramâṇa. 17. pûjâsevâpramâṇa.
I . âdhâra. 17. bodhipakṣa. 18. bodhipakṣa.
I . âdhâra. 18. bodhisattvaguṇa. 19. guṇa.

II. àdhârànudharma. III. àdhàranisthâ. INTRODUCTION ’11 1. bodhisattvalinga. 20. (l-2)[linga]. 2 paksa » (3-5) [grhipravrajitapaksa ]. 3. ad hy à ça va. » (6) Tadliyâçaya]. 4. vihâra. » (9-32) [vihâra]. 1. upapatti. 20. , (8) [upapatti]. 2. parigraha. » (7) [parigraha]. 3. blîûmi. )) (32-41) [bhûmi]. 4. caryâ. )) (42) [caryâ]. 5. laksauànuvyanjana. » (49) [laksanànuvyanjana ]. G. pratistlià. )) (43-fm) [pratisthâ].

La correspondance, on le voit, est rigoureuse. Le développement se poursuit dans le même ordre de part et d’autre ; mais le M. S. A. a inséré entre les chapitres IX et XVI tout un bloc de chapitres qui manque à la Bodhisattvabhiimi. Et justement le M. S. A. traite bien ce groupe de chapitres comme un ensemble particulier. En effet, en dehors et au-dessus des divisions que je viens d’indiquer, le texte du M. S. A. est réparti, par des tables des matières espacées dans l’ouvrage même, en trois grands ensembles : de I à IX ; de XI à XIV ; de XV (en tout, quatre vers) à la fin. Et le principe de cette division en trois parties se retrouve encore, quoiqu’appliqué différemment, dans la répartition de la Bodhisattvabhûmi en trois yogasthânas.

Métrique. — Asanga n’est ni un grand poète, ni même un versificateur raffiné. Cependant il manie sans difficulté une assez grande variété de mètres : l’anuṣṭubh et l’âryâ sont les plus fréquents, puis l’indravajrâ, l’upendravajrâ, Tupajâti, la vaṃçasthâ, la vasantatilakâ, la mâlini, la çikhariṇî, le çârdûlavikrîḍita, la sragdharâ, la çâlinî, la puṣpitâgrâ, le mattamayûra.

La métrique d’Asanga est régulière ; il est vrai que pour faire son vers il n’hésite pas, de son propre aveu, à violer les règles de la grammaire (çlokavattvânurodhât XVII, 2 ; vṛttânuvṛttyâ XIX, 69) ; tantôt il se dispense d’appliquer le saindhi : IX, 14 viçiṣtâ api (=°ṣṭâpi) ; 20 yathâkâçe avicchinnâ (=°çe’vi°) ; X, 2 anyâ àmukhà [= anijàmakhà) ; XIII, 27 nispanne adhicitte (=°ne ’dhi°) ; XVI, 3 sthitimuktyâ âtmârtham (=°ktyâtmâ°) ; XVII, 47 vimuklo api (^=^to’pi) ; XVIII, 86 âçrayatva asambhavât, et 88 caramatva asambhavât (= tve’saṃ°) ; XX, 26 bhâvanâ api (= °nàpi) ; tantôt au contraire il contracte les voyelles par un saṃdhi abusif : X, 8, anuçamsàdhimuktiiah {~°çamsà adhi°) ; XVIII, 82 hetutotpatter [=°ia ut) ; XVII, o5, bhogà hahuçuhhataropasarpanti [°tarâ upa°). Il admet, d’accord avec un usag-e courant, des pâdas hypermètres, quand même il serait facile de rétablir la mesure XI^ 66, 71. Il scande /}arf-c.st7a° pour paryesi ^a^XI, 78. La seule incorrection d’ordre métrique se rencontre XIX, 80 (upajàti) où une longue [dhî) est substituée à deux brèves. Enfin je signale l’enjambement hardi dun hémistiche à l’autre, XVIII, 26 samâdhimukhadhârani -|- grhitâ.

La langue du M. S, A. présente, dans les vers, certaines particularités qui méritent d’arrêter l’attention. Elles tiennent le plus souvent aux exigences du mètre, mais le mètre ne suffît pas entièrement à les expliquer. Souvent une retouche facile aurait permis à Asanga d’éviter ou d’effacer l’incorrection. Le retour fréquent de l’irrég^ularité semble au contraire déceler chez Asanga une affectation consciente et voulue ; tout particulièrement, dans le cas de l’adjectif épithète jeté, malgré les règles et l’usage, à la suite du mot qu’il qualifie : III, 10 mahâjhànasainàdhyàrya° ; le comm. rétablit l’ordre suivant : âryasamàdhi ; IV, 12 pranidhânamahâdaça ° ; dans le comm. mahàdaçapranidhàna° ; — IX, 6 , ambuvarsapratafasuvihitasya°… çuklasasyaprasavasumahato, et : dhannaratnapratatasurtiahato ; comm. mahatah suvihitasya... ambuvarsasya..., mahatah çuklasasyaprasava°, et : sumahataḥ pratatasya dharmaratnasya ; — IX, 12 vhayasumahato jñânamàrgàt ; comm. anantajñeyaviṣayajñânamârgàt ; — IX, 56 où le vers tout entier est construit à l’envers :

1 2 3 4 5

sarvadharrnadvayâvâratatJiatâçuddhilakṣaṇaḥ

1 2 3 4 5

vastujnânatadâlambavaçitâksayalakṣaṇaḥ

4 3 1 2 5

comm. kleçajneyâvaranadvayât sarvadharmatathatâviçuddhi-

1 3 2 5 4

lakṣanaç ca | vastutadâlambajnànayor akṣayavaçitâlaksanaç ca ; — IX, 58 dvayâmeya^, comm. dvayena càprameyena ; — XIV, 51 munisatatamahàvavàdalabdho =° lahdhamahàvavàdo — XVII, 30 mahàçanavisàkrântalolàh = vhàkràntamahàçana° . Il semble bien qu’ici on se trouve en présence d’une tendance nouvelle introduite dans le sanscrit par l’imitation d’une langue parlée où l’épithète suivait le nom qualifié.

Dans d’autres cas, la gaucherie ou l’étrangeté de ragencement paraît due surtout à la néij ;ligence : XI, 70 bhàvanàyâmca nâriicih = ruciç ca.. aruciç ca ; — XI. 75, asakâyâ, comm. akâi/â.. sakâyà ; — XIII, 6, vy avasthànàvikalpena jnànena, comm. bhûmivy avasthànaj nânena avikalpena ca ; — XVII, 18 taddeçite dharme^ comm. dhàrnie yatra te deçitàh ; — XVII, 44 duhkhàjnànaniahaughe mahàndhakàre ca, comm. duhkhamahaiighe ajnânamahàndhakàre ca ; — XVIII, 26 samâd hiniukhad hâranî ffrhîtâ, comm. sarnâdhimukhair dhàrammukhaiç ca saingrhîtà. En fait de singularité, la palme revient au composé adjectif pravisrtir-atihhogî XVI, 63 commenté ^slt pravisrtir atihhogaç càsyeti ! ! Auprès de ce monstre, le mot brahmavicarya XII, lo substitué metri causa khrahmacarya est bien pâle. Enfin Asaṅga n’hésite pas à employer deux fois dharama pour dharma XIX, 69 et 70, quatre fois hetuna pour hetiinà XIX, 75-79. Il forme de Janayati, en dépit de la grammaire, Vahsohxtiï j a niy a X, 14. Tous ces manquements, chez un auteur qui manie le sanscrit avec autant de richesse et de souplesse qu Asaṅga, ne sont pas sans signification ; le sanscrit bouddhique fourmille de cas analogues, témoin entre tant d’autres le Divyâvadàna, rédigé par un styliste de génie, et constellé pourtant de solécismes et de barbarismes, si on le juge à la mesure de Pânini. En fait, le sanscrit bouddhique tendait constamment à s’émanciper des règles immuables tracées par les grammairiens pour se rapprocher du parler réel. Deux ou trois siècles après Asaṅga, la grammaire sanscrite de Candragomin marque la capitulation du bouddhisme, assujetti désormais aux lois du purisme brahmanique.

Citations. — Le titre de l’ouvrage en exprime la tendance. Asaṅga a repris, pour l’appliquer au Mahâyâna, une expression révolutionnaire consacrée par un chef-d’œuvre d’Açvaghosa^^1. Le glorieux docteur qui compte parmi les créateurs du Grand Véhicule avait osé traiter en littérateur, avec les ressources d’un art développé, les thèmes un peu frustes des vieux sûtras. Asaṅga ne craint pas d’évoquer une comparaison qui risque d’être écrasante ; créateur d’une doctrine nouvelle, il recourt pour la

1. La version chinoise de cet ouvrage (l’original sanscrit est perdu) a été traduite en français par M. Éd. Huber : Açvaghoṣa, Sûtrâlaṃkâra. Paris, 1908. J’ai étudié cet ouvrage dans un mémoire du Journ. Asiat., 1908, 2, p. 57 sqq. justifier aux sùtras des deux véhicules. Tantôt il les cite expressément, tantôt il se contente d’une référence vague. Voici le tableau des citations :


I. Références expresses :

Aksâràçi III, 2 ;
Aksayamati IV, 20 ;
Bhârahâra XVIII, 102 :
Brahmapariprcchà XI, 76 ; XII, o ;
Çrîniàlà XI, 59 ;
Daçahhûmika VII, 4 ; XIV, 6 ; XVIII, 54 ;
Dhannoddàna XVIII, 101 (dhannoddânesu hi Bhagavatà
deçitam) ;
Gocarapariçuddhi V, 10 ;
Guhy akàdhipatinirdeça XII, 9 ;
Ksàranadi XIV, 26 ;
Màndavya XX, 54 ;
Pancaka XVIII, 101 {Pancakesu) ;
Pancasthàna XVI, 18 ;
ParaTyiàrthaçùni/afà ( ?) XVIII, 101.
Parijnà XVIII, 102 ;
Prajnâpâramità I, [Çatasàhasrikà) ; V, Il ; XI, 77 ;
Ratnakûta XIX, 29.


II. Références générales :

âgama XVIII, 83, 101 ;
çàsfra XVIII, 95 [çàstre Bhagavatoktam) ;
sûtra XVI, 22 [yathoktam sùtre) ; XVI, 68(su^re.... ity ucyate) ;
XVIII, 67 yathoktam sûtre) ;
uktam Bhagavatà XI, 30 (^yat iûkt") ; XIII, 11 [yad «"j ; XVI,
75 (î/a(f «») ; XVIII, 83 [yafhok’^) ; XVIII, 95 (çàstre) ; XVIII,
103 ;
yathoktam XI, 53 ; XVI, 22, 24, 26, 28 ; XVIII, 67, 83 ;
yad uktam XIII, 12 ;
yad àha XII, 18 ;
iti XII, 23 ; XVI, 20 ;
iti vacanàt XVII, 19 ; XX, 33 ;
iti samdarçitam XVIII, 4 ;
iti deçitam. XVIII, 80 ;
ity uktam XIV, 28.

Les sûtras désignés par leur titre sont en général des sùtras du Mahâyâna. Les citations sans référence expresse sont presque certainement tirées des Agamas, qui correspondent dans le bouddhisme sanscrit aux Nikâyas du pâli. J’ai signalé en note, chaque fois que je l’ai pu, l’origine de la citation. C’est le Saniyukta Agama qui paraît avoir fourni à Asaṅga le plus grand nombre de ses textes, peut-être à cause de son caractère composite. Ensuite vient l’Ekottara Agama (= Aṅguttara Nikâya). Je n’ai pas réussi à relever de citation caractéristique empruntée au Dîrgha ou au Madhyama. Le Ksâranadî sûtra, le Parijhâ sûtra et le Bhârahâra sûtra, qui sont cités expressément par Asaṅga, font partie du Saṃyukta ; j’ai eu l’occasion d’observer dans une note, à propos des deux derniers, que l’ordre même où Asaṅga les cite concorde avec leur classement dans le Saṃyukta sanscrit, tandis qu’ils sont classés dans l’ordre inverse en pâli. Le Pañcasthâna sûtra et les Pañcakas font partie de l’Ekottara (Anguttara). Le Mândavya sûtra, que je n’ai pu réussir à identifier, est probablement aussi un texte des Agamas. Je n’ai pas réussi non plus à découvrir la source du vers asâre sâra° (XII, 17, comm.), transposition d’un vers du Dhammapada accommodé à l’esprit mahâyâniste.

Un des ouvrages d’Asaṅga qui ont été rangés plus tard, avec le M. S. A., dans les cinq çastras de Maitreya, le Madhyântavibhâga, est cité dans le commentaire sur XVIII, 44. Si le commentaire est l’œuvre d’Asaṅga lui-même, comme nous croyons l’avoir établi, le M. S. A. est alors postérieur en date au Madhyânta-vibhâga. Wassilieff observe, tout au contraire, que « le Madhyânta-vibhâga est sensiblement plus récent que le Sûtrâlaṃkâra » (Târanâtha, p. 317, note sur p. 123).

Le succès du M. S. A. dans les écoles bouddhiques est attesté par la légende greffée de bonne heure sur l’ouvrage et qui en attribue la révélation au Bodhisattva Maitreya. Li Pe-yo, l’auteur de la préface officielle destinée à présenter au public la traduction chinoise du traité, déclare que, au témoignage dvi « Maître de la Loi, savant dans les trois Pitakas » (c.-à-d. le traducteur Prabhâkara-mitra) « dans les royaumes étrangers (= hors de Chine) l’étude du Grand Véhicule et du Petit prend universellement ce çâstra pour point de départ (litt. pour racine) ». J’ai déjà eu l’occasion (B. E. F. E. 0., 1903, p. 18) d’interpréter, comme une allusion positive au M. S. A. et comme une preuve de sa notoriété, le passage de Vâsavadattâ où Subandhu compare son héroïne à <( bauddhasamgit’un alarp kârabhûsitâm » (éd. de la Bibl. Ind., p. 233). L’éditeur de Vâsavadattâ, F.-E. Hall, avait bien reconnu que « le mot alanikâra doit avoir ici une acception particulière » et il citait à l’appui de son sentiment un vers rapporté par le commentateur Narasimha Vaidya qui définit « alamkâra » par : « çâstra bouddhique ». En fait de castras, l’Alamkâra par excellence ne peut être que le çâstra issu du ciel Tuṣita et révélé par Maitreya. La « saṃgîti » désignerait dans ce cas une autre œuvre d’Asaṅga, Mahâyânâbhidharmasaṃgîti (çâstra) [traduite en chinois par Hiuan-tsang ; Nj., 1199 ; éd. Tôk., XVIII, 8]. L’interprétation est d’autant plus vraisemblable que Subandhu semble réduire le bouddhisme à la doctrine d’Asahga ; il compare (p. 179) l’obscurité à la « doctrine bouddhique, en tant qu’elle dénie le monde sensible » [baudd hadarçanani iva pratyakṣadravyam apahnuvânaṃ fimiram]. Le commentateur Çivarâma observe à ce propos que « les bouddhistes considèrent le monde entier comme fait de connaissance » [cittamayaṃ jagad iti et il rapporte un vers déclarant que « soleil et lune, air, étoiles, terre, fleuves, océans, montagnes, ne sont que fantaisies de la pensée ». C’est la doctrine de notre texte, la doctrine du vijnâna-mâtra.

la doctrine du Mahâyâna Sûtrâlaṃkâra

L’école Yogâcâra^^1 fondée par Asaṅga est une des deux doctrines qui enseignent le Grand Véhicule ; l’autre école est celle des Madhyamakas, qui proclament le néant universel. Si différentes que soient les deux écoles, elles ont un caractère commun qui suffit à les relier intimement et même à les fondre

1. Les Tibétains traduisent littéralement par rnal ‘hyor (= yoga) spyod pa = (car°). Les Chinois ont adopté la forme, moitié transcription, moitié traduction : yu-kia che = maître du Yoga, où le mot che répondrait à âcârya comme si le nom du système était « Yogâcârya ». Hiuan-tsang lui-même conserve cette forme, pourtant inexacte. Mais les Chinois désignent de préférence ce système sous le nom de Wei-chi, ordinairement rendu (aussi dans le Tche-yuen lou) par Vidyâ-mâtra, mais qui a pour correspondant exact le sanscrit Vijñâna-mâtra. Les Japonais désignent cette école sous le nom de Hossô (chin. fu siang) = dharma-lakṣaṇa.

dans une réelle unité : tandis que le Petit Véhicule ne vise à faire que des saints « arhats », impatients de franchir l’océan tumultueux des transmigrations pour s’évanouir à jamais dans l’impersonnalité transcendante du Nirvana, le Grand Véhicule prétend à préparer une infinité de Bouddhas qui ne se contenteront pas de jeter l’ancre paresseusement dans le port du salut, mais qui s’élanceront hardiment de là au secours des misérables égarés ou ballottés dans les tempêtes du monde. Les deux tendances avaient dû s’affirmer de bonne heure dans l’Église. Açoka déclare (8° édit) qu’il est parti pour la « saṃbodhi » ; le canon pâli, qui appartient rigoureusement au Petit Véhicule, a conservé des expressions telles que « sambodhi-pârâyaṇa », appliquées au saint, et la subtilité des interprétations proposées par l’orthodoxie ancienne ou moderne est le meilleur aveu de la difficulté^^1. Toutes les traditions rapportent unanimement au concile de Pâtaliputra, sous le règne d’Açoka et dans sa capitale, des discussions sur la nature et les attributs du saint, sur l’Arhat et le Bodhisattva. La séparation définitive des deux Véhicules s’accomplit dans la période féconde que le nom du souverain indo-scythe Kaniska symbolise, dans les environs de l’ère chrétienne : Acvaghosa, qui passe pour un conseiller de ce prince, trace à la nouvelle doctrine son programme essentiel dans le Mahâyâna-çraddhotpâda castra ; Nâgârjuna crée et organise la doctrine Mâdhyamaka. En fait, la naissance du Grand Véhicule marque une étape nécessaire du Bouddhisme. Le Bouddha avait institué, au milieu d’une Inde monastique et théologique, une nouvelle communauté de moines, à l’écart du siècle et sévèrement en garde contre lui ; l’idéal de la vie sainte, c’était la lutte interne, l’apaisement et la mort des passions ; le couvent n’était guère que l’ermitage brahmanique, désormais ouvert à toutes les bonnes volontés. Mais l’Inde au temps du Christ n’était plus l’Inde du Bouddha ; trois siècles de contact avec la pensée grecque, le mouvement des étrangers, l’essor du commerce, le progrès des arts et des sciences suscitaient des exigences nouvelles. L’Église a beau affirmer son dédain du monde ; elle vit avec lui, elle le reflète, elle s’en inspire, elle s’y accommode en dépit d’elle ou à son insu par une élaboration constante. La discipline du Vinaya

1. V. p. ex. Rhys Davids. Dialogues of the Buddha, p. 190 sqq.

avait longtemps suffi à régler la vie ; les récits et les contes édifiants, à charmer les loisirs et à bercer l’imagination. Désormais on voulait comprendre. Ce n’est point un hasard si la métaphysique du bouddhisme se dégage pour la première fois au cours d’une controverse entre un docteur de l’Église et le Grec Ménandre, roi de Bactriane. Le livre fondamental du Grand Véhicule, c’est la Perfection de la Sapience (Prajñâ-pâramitâ) sœur jumelle de la Sophia et de la Gnose de l’Asie grecque. La doctrine des Trois Corps des Bouddhas, dogme essentiel de la nouvelle église, qui surgit tout à coup sans antécédents, semble aussi trahir des influences étrangères. La conversion des envahisseurs barbares, l’expansion impétueuse de la foi imposent alors d’autres devoirs ; l’Église est devenue une force active ; elle n’a plus rien à faire des reclus, héritiers attardés d’un passé disparu. Agir est l’unique mot d’ordre. On assiste à ce spectacle, contradictoire comme la vie et en harmonie avec elle, d’une religion fondée sur le néant et qui porte au paroxysme les vertus pratiques.

La raison cependant proteste contre une solution trop illogique. Asaṅga. pour la satisfaire, tente un nouvel effort. Les temps sont favorables. L’Inde s’est ressaisie ; elle a dégagé de son anarchie chronique un grand empire national, sous la dynastie des Guptas. et maintenant, des apports étrangers qui l’avaient fécondée, elle dégage un art national, une littérature nationale. Un siècle classique s’ouvre. Et c’est aussi, si l’on peut dire, une doctrine nationale qu’Asaṅga vient lui offrir. Non qu’il répudie les influences du dehors ; né et formé au Gândhâra. il est en contact direct avec le monde iranien qu’une révolution religieuse agite et bouleverse. Du zoroastrianisme restauré par les Sassanides, du judaïsme et du christianisme propagés par un apostolat incessant. Manès vient de tirer une religion véritablement séduisante, qui vise et atteint la raison comme l’imagination. Il est permis de penser que le rôle des souillures et du nettoyage chez Asaṅga est un reflet du manichéisme. Et d’autre part, la doctrine des dharmas, caractéristique de l’école d’Asaṅga, évoque nécessairement le souvenir des Intelligibles enseignés par les néo-platoniciens à partir du iiie siècle et accueillis avec tant de faveur par l’hellénisme asiatique.

Mais c’est au plus profond du sol indien que le fondateur du Yogâcâra va chercher le principe de sa doctrine. Hardiment il se réclame du Yoga et par là il est vraiment le continuateur du bouddhisme primitif. Le Yoga est d’origine inhérent à l’esprit hindou ; il représente les premiers essais de la spéculation qui s’exerce sur les données de la magie, de la vision et de l’extase ; il a toujours conservé dans son bagage les vieilles recettes des sorciers en quête de pouvoirs surnaturels ; mais l’Inde y affirme de bonne heure son génie d’observation interne par l’analyse et la classification des états mystiques. Tous les systèmes philosophiques sont solidaires du Yoga ; ils partent des données immédiates de l’intuition pour les accorder vaille que vaille avec la réalité sensible. Le chef-d’œuvre de la poésie et de la pensée brahmanique, la Bhagavad-gîtâ, procède expressément du Yoga. La biographie du Bouddha est toute pénétrée du Yoga ; ses deux maîtres professent des théories du Yoga ; avant d’atteindre à la suprême Illumination, il passe lui-même par les quatre extases classiques du Yoga. On a signalé souvent l’évidente parenté d’une quantité de termes techniques dans le bouddhisme et dans le Yoga[9]. Le Petit Véhicule n’a jamais cessé de prescrire et d’enseigner des exercices mystiques directement empruntés au Yoga.

Mais si le Bouddhisme et le Yoga s’étaient sans cesse pénétrés, pour opérer leur fusion intime il ne fallait pas moins qu’une révolution. L’union mystique, et le Yoga en est une comme son nom l’exprime, suppose nécessairement deux termes apparentés de nature, quoique différents de degré ; dans une effusion qui ressemble aux transports de l’amour, et qui leur emprunte volontiers leur langage, l’un se livre, l’autre possède, et dans ce mariage symbolique l’Être se perçoit dans sa plénitude, sa totalité, son éternité, source de bonheur ineffable et d’inépuisable activité. Le dogme du Vide, admis par l’Église, n’opposait qu’un obstacle apparent à la solution mystique ; en fait, il mettait sur la voie. Il représentait une expérience mystique déjà poussée, mais arrêtée encore trop tôt ; il répondait à ce stage d’entraînement où la conscience et la volonté ont graduellement aboli tous les signes, juste avant l’irruption éblouissante de l’absolu agissant. Asaṅga n’a donc point à renier le passé ; il trouve même dans les sûtras du Petit Véhicule des textes qu’il peut utiliser sans les fausser. Mais sur l’édifice déjà presque millénaire il élève un couronnement qui en transforme l’aspect. La tradition avait consacré une liste de six organes, les cinq organes du corps et le manas, « sens interne », véhicules de six sensations « vijñâna ». L’analyse d’Asaṅga découvre sous le flux incessant des phénomènes, une nouvelle sensation, la sensation du tréfonds « âlaya-vijñâna » réservoir permanent où viennent s’emmagasiner les effets acquis, en attendant l’heure de se transformer en causes. Ce n’est pas la personne, puisque le bouddhisme nie la personnalité ; ce n’est pas le moi, puisque le moi est illusoire ; c’est l’affirmation de l’être qui se trouve enveloppée dans tous nos jugements et toutes nos sensations et ramenée à la mesure de la conscience. Asaṅga ici confine à Descartes ; il ne dit pas : « Je pense, donc je suis » ; mais sous la sensation du manas que traduit : « Je pense », il isole la sensation plus profonde qui déclare : « Je suis ». Ainsi, sans être vraie au sens absolu puisqu’elle est liée au moi. la sensation de l’Alaya contient une somme de réalité supérieure ;i toutes les autres : elle recueille de chacune d’elles sa part de vérité et par lit elle participe de la permanence dans l’univers impermanent ; elle s’imprègne. pour employer la métaphore en usage dans l’école, du parfum de tous les actes, mais pour le dégager au temps venu, sans en rester autrement affectée. Elle est donc susceptible d’affronter l’union mystique. Une fois transformée par la révolution interne, la sensation du tréfonds se confond avec le « plan sans-écoulement » où toute différenciation cesse ; au moi fictif qui est aboli se substitue la conscience universelle où le moi et autrui se donnent comme égaux et identiques.

L’agent de cette révolution, l’absolu qui envahit et sublime l’âlaya-vijñâna, c’est la Bodhi, l’Illumination abstraite et concrète à la fois puisqu’elle est la vérité une et puisqu’elle se réalise d’autre part, uniforme et immuable, dans la multitude infinie des Bouddhas : par eux, on communie avec elle ; par elle, on communie avec eux. Elle est ineffable, et par suite elle échappe au raisonnement discursif ; on ne saurait dire qu’elle est être ni non-être ; révélation universelle, elle contient tout et ne se montre pas partout : elle est ininterrompue et ne se manifeste que par intervalles. Son caractère essentiel et fondamental, c’est qu’elle exclut la dualité, puisqu’elle est l’absolu. Pleine d’être comme elle l’est, elle apporte en se donnant une béatitude qui surpasse l’ancien Nirvâṇa de cessation totale ; la pensée à qui elle s’est donnée jouit du Nirvâṇa-qui-n’est-pas l’arrêt (apratiṣṭhita), elle y a puisé des énergies extraordinaires qui s’écoulent désormais en actions de passivité, où la causalité du karman n’a plus de prise

Mais la Bodhi ne se donne pas du premier coup tout entière au praticien du yoga, au « yogâcâra » ; c’est par un entraînement graduel qu’il s’achemine vers elle pour devenir un « être de Bodhi », un Bodhisattva. Et devenu Bodhisattva il lui faut patienter encore et pâtir d’incalculables périodes avant d’arriver à l’identité définitive, qui est l’état de Bouddha. La carrière du Bodhisattva est répartie en dix étapes, désignées par une antique métaphore mystique sous le nom de « terres » (bhûmis). Les données caractéristiques de ces dix étapes sont dispersées dans le M. S. A. ; il me semble utile de les réunir ici dans un tableau d’ensemble qui aidera à comprendre l’exposé d’Asanga. [V. ci-contre.] Les dix Terres s’encadrent entre une sorte de préface, la Terre de Conduite-par-Croyance (adhimukticaryâ), et une conclusion, la Terre de Bouddha (buddhabhûmi). La Terre de Conduite-par-Croyance est l’entraînement préalable de l’aspirant à l’illumination. À la première Terre, la Joyeuse, il obtient l’intuition, mais une intuition qui s’arrête au vide. Il reconnaît que l’individu apparent est en réalité sans personnalité, et qu’il n’y a pas non plus de personnalité dans les dharma « Idéaux » qui sont les phénomènes du monde spirituel constituant l’objet propre de l’esprit jñanas). Du même coup il saisit leur caractère commun, la dharmatâ ou « Idéalité ». Le voilà donc au-dessus du phénomène, entré dans la généralisation, en route vers l’universel absolu. La discipline ecclésiastique se transfigure aussitôt pour lui ; dès la seconde Terre, l’Immaculée, il se dégage du péché et commence ainsi la série des « évasions » (niryâṇa) qui doivent l’amener au but. La pensée, émancipée des souillures morales est perpétuellement aux extases (dhyâna) et à l’union mystique (samâdhi). C’est alors la troisième Terre, la Clarifiante ; il peut rentrer dans le « Plan (monde) du désir » sans courir de risque, étudier l’Idéal rendu désormais impersonnel, l’éclairer pour autrui, et entreprendre son œuvre propre, la permaturation des créatures. Il passe ensuite à la « sapience » (prajñâ), et s’y forme tout d’abord, dans la quatrième Terre. la Radieuse, par l’exercice des vertus, des puissances et des savoirs qui constituent les Ailes de l’illumination (bodhipakṣa) grâce à elles il consume l’obstruction de souillure et l’obstruction de connaissable, et il peut alors librement dévier par « perflexion » (pariṇâmana) ces Ailes d’illumination vers la transmigration, mettant ainsi au service des créatures ses mérites déjà prodigieux. La cinquième Terre, la Dure-à-gagner. marque un degré de sapience encore supérieur ; il est au stage où l’Idéal confine à l’universel, où tous les développements des Idéaux se réduisent au groupe des Quatre Vérités sublimes enseignées parles Bouddhas (douleur, origine, voie, suppression), et il les explique aux autres. Un stage encore, et sa pensée ne voit plus que l’enchainement circulaire de la causalité, la production-par-rencontre (pratitiasamutpâda) aux douze termes ; dans la nécessité transcendante il n v a plus ni bien ni mal, puisque tout sentiment personnel est éliminé ; tout y est naturellement tout pur. C’est la sixième Terre, la Droit-en-face, car elle est droit-en-face du Nirvâṇa comme de la transmigration.

L’étude de sapience, et avec elle l’étude tout entière est achevée. La septième Terre, la Va-loin, est une Terre critique : elle achève l’œuvre des six autres et amorce une nouvelle et dernière série, celle du sentier au passage uniforme où tous les Bodhisattvas sont appelés à se répéter indéfiniment les uns après les autres. Plus de sujet d’étude ; rien que les fruits des études antérieures. Donc, plus de signes : mais il reste encore des sur-opérants (abhisaṃskâra), des agents d’une activité mentale d’ordre supérieur qui affectent la passivité de la pensée.

La huitième Terre, l’Immobile, marque une révolution complète. Son œuvre de permaturation des créatures dispose désormais de moyens extrêmes ; son infatigabilité, d’achevée, devient parachevée ; ses moyens d’apostolat (saṃgrahavastu), qui échouaient encore parfois, ne sont plus aucunement stériles : ses formules (dhâraṇî), de moyennes, deviennent extrêmes ; son étude embrasse au complet le corps des Idéaux et n’a pas de sentiment-personnel ; il est sorti définitivement des suropérants, il est maître absolu de l’indifférenciation ; ni signe, ni sans-signe ne s’ébranlent. Il n’a plus qu’à nettoyer son « champ » son domaine futur de Bouddha, car il sait où et quand il deviendra un Bouddha ; en effet, il reçoit alors la prophétie (vyâkaraṇa) d’un Bouddha qui lui fixe le terme dans le temps et l’espace, dans les myriades de myriades d’éons et de « plans » (dhâtu). Il est entré dans la définitive Impassibilité ; même la production de la pensée d’illumination, cet acte initial de chacune des Terres, s’accomplit en dehors de lui, par le seul jeu de la « concoction » (vipâka). Dans cet état d’égalité immuable, l’idée même de production s’évanouit (anutpâda-dharma-kṣânti) ; les Idéaux, monde phénoménal de l’esprit, rentrent pour lui dans leur Pari-Nirvâṇa éternel. Dès lors, possesseur de toute science dans son détail et son intégralité, il parachève la permaturation des créatures ; c’est la neuvième Terre, de Bon-Esprit. À la dixième, du Nuage-ldéal, il reçoit de tous les Bouddhas l’onction qui le sacre pour la Bouddhaté, car il a au complet les unions et les formules mystiques qui sont le corps de l’Idéal ; il est en état d’exhiber les merveilleuses métamorphoses qui marquent la fin de la carrière du Bodhisattva. Et il devient un Bouddha quand rien n’obstrue (anâvaraṇika) ni ne repousse (apratighâta) son illumination (bodhi) absolument pure.

Telles sont les données fondamentales d’où Asaṅga dégaine son système. Il ne se soucie pas d’exposer la carrière du Bodhisattva dans toute la suite de son développement ; il prétend en expliquer l’esprit et la raison d’être, par une interprétation coordonnée. Il commence (I) par défendre le Grand Véhicule contre ses détracteurs ; puis, dans une série de huit chapitres, il expose la marche à l’illumination. La prise de refuge (II) marque de quatre points de vue la supériorité delà doctrine, par l’universalité, l’adhésion, l’acquis et la suprématie. Par elle, on entre dans la famille (III) des Bodhisattvas, famille distincte des Auditeurs et des Pratyekabouddhas, définie, caractérisée et classée. La pensée de l’illumination se produit (IV) variée dans ses circonstances, son origine, sa tendance. Elle mène à l’initiative (V) pour le bien d’autrui. Mais pour agir il faut une connaissance exacte (VI) ; il faut se dégager de la personnalité, reconnaître l’identité du Nirvana et de la transmigration ; au sens absolu, il n’y a ni être, ni non-être, ni croissance, ni diminution, etc. Pour le comprendre, il faut partir du sens (réalisé dans l’objet), réduire ce sens au verbe mental tout seul, et s’installer dans l’ordre de la pensée seule ; c’est là le « plan de l’idéal » (dharmadhâtu) dégagé de la dualité du sujet et de l’objet. Ce procédé est le chemin de vue ; le chemin de pratique, qui vient ensuite, consiste à rejeter tous les éléments de turbulence par le moyen de la connaissance indifférenciée. La connaissance indifférenciée, au quatrième et dernier stage de l’extase, quand la discussion et le jugement se sont définitivement tus, se réalise dans les pouvoirs magiques des super-savoirs ; aucune activité d’intrusion ne vient paralyser ou gêner la pensée, maîtresse des unions mystiques, des stations brahmiques (bonté, pitié, joie, apathie) ; le Bodhisattva se joue à son aise dans les miracles édifiants. Ces forces nouvelles, il les applique à se mûrir lui-même et à mûrir autrui (VIII) dans l’exercice des six perfections cardinales (don, morale, patience, énergie, extase, sapience) ; mûrir, c’est pacifier les idéaux qui sont contraires au salut et mettre en service ceux qui aident au salut. Cette tâche définitivement achevée, la pensée est prête pour l’illumination (IX). J’ai déjà signalé (sup., p. xx) les caractères essentiels de l’illumination ; Asaṅga emploie toutes les ressources de son génie à enserrer la définition. Etant la connaissance universelle, elle est identique à l’univers, puisque toute connaissance est identique à son objet ; elle est donc tous les idéaux, et pourtant elle n’est pas un idéal elle-même. Elle est la quiddité (tathatâ) suprême, et le « summum quid » tout pur, mais elle n’est pas pourtant le total des quiddités inférieures ; elle les contient sans y être absorbée. La pensée n’y parvient que par une révolution intégrale qui la transforme et la sublime, jusque dans la notion d’espace, la plus pure cependant et la plus universelle, et qui en élimine tout élément de différenciation, L’illumination a une sorte d’hypostase dans « le plan sans-écoulement » (anâsrava-dhâtu) où résident les Bodhisattvas et qui n’est autre que la quiddité des idéaux (dharmatathatâ). Mais l’illumination une fois posée avec les étapes de l’ascension qui y conduit, comment s’expliquer qu’elle réagisse en sens inverse dans la direction des phénomènes ? Le Grand Véhicule qui a créé la difficulté en admettant l’activité éternellement bienfaisante des Bouddhas, la résolue par la doctrine des trois corps : le corps d’idéal, qui est le corps essentiel : le corps passionnel, qui sert aux actes de passivité de l’idéal au milieu des fidèles ; le corps métamorphique, qui sert aux manifestations d’apparence concrète. Mais, au fond, toutes ces distinctions ne sont que le jeu de l’illusion par quoi l’imagination différenciée trouble la paix originelle de la pensée. Il n’y a ni unité, ni pluralité des Bouddhas ; il n’y a que l’illumination elle-même occupée à une fonction unique, uniforme et constante.

La seconde partie du M. S. A. est comme une suite de monographies ou Asaṅga reprend les attributs essentiels du Bodhisattva pour les interpréter dans le sens de sa doctrine. La croyance (X) ne fait pas de difficulté : mais l’étude de l’idéal touche (XI) au cœur même du système. Asaṅga définit d’abord l’idéal comme phénomène dans ses trois divisions canoniques (Sûtra, Abhidharma, Vinaya). Mais comment faire pour transporter la vie phénoménale dans l’idéal, pour faire de l’idéal le phénomène de la pensée ? On y arrive par la méthode indiquée déjà au chapitre du Positif (VI) : l’esprit en état d’union garde tout limpide le sens énoncé, et qui est réduit à un simple parler mental ; la réflexion, opérant sur les données de l’audition, identifie le sens (et l’objet correspondant ! au verbe mental lui-même ; enfin la pratique arrête l’intellect sur le mot seul, vidé de son sens. Des actes mentaux de dix-huit espèces concourent à ce but. On tient alors le positif de l’idéal (dharmatattva), qui embrasse les trois essences ; l’imaginaire, qui est la dualité, le relatif qui est le signe (l’occasion) de la dualité, et l’absolu qui est ineffable, n’étant pas susceptible de multiplicité. Mais les idéaux eux-mêmes ne sont qu’un mirage. La dualité fondamentale réside dans la pensée, qui croit à la réalité des idéaux qu’elle se fabrique elle-même, et qui se dédouble en sujet et en objet (vijñaptimâtra). Pour ramener à l’unité les deux prétendus termes, il faut étudier leurs rapports logiques. La pensée, en prenant une conscience analytique de soi. se définit indirectement soit dans l’imaginaire, en tant que verbe, notification verbale et sens correspondant, soit dans le relatif, en tant que mot, corps, esprit, perception, etc., soit dans l’absolu, en tant que Quiddité. En fait, ces définitions indirectes supposent sous-entendue la notion des idéaux qui peut seule justifier une relation entre la pensée et ses définitions ; l’opération mentale qui introduit et explique ce lien est d’ordre mystique ; elle va de la dualité à l’unité en cinq étapes : elle restreint la causalité en réduisant l’effet à reproduire identiquement la cause ; elle ramène l’activité mentale au plus profond de l’esprit (yoniçomanasikâra) ; elle arrête la pensée sur son plan, en état d’union ; elle confond en une vision l’être et le non-être ; elle opère la révolution du fond qui tire du moi particulier le moi universel et absolu. Tout rentre alors dans le Parinirvâna.

Asaṅga étudie ensuite (XII) la prédication parfaite, son rôle, ses qualités, ses thèmes, ses procédés d’expression. Puis il revient à l’initiative (XIII) qui fait du Bodhisattva un héros. Les unions de vacuité, sans vœu et sans signe ne sont toutes trois qu’un prélude : elles mènent à la connaissance supra-mondaine, elles n’en sont pas. C’est avec la première terre seulement que cette connaissance s’ouvre ; c’est à partir de là que le Bodhisattva est au « niveau » (sâmîci) des Bodhisattvas. Il a deux obstructions à vaincre, le connaissable et la souillure. Du connaissable, il triomphe par la pratique ; de la souillure, par la souillure même. Transportée dans l’ordre de la pensée pure, la souillure perd le caractère d’une passion pour être une idée, et se neutralise dès lors. Ici encore, la tâche du Bodhisattva est de lutter contre la dualité qui n’existe pas dans la transcendance, mais qui pratiquement doit cesser d’exister.

La leçon et le conseil (XIV) définissent la carrière spirituelle du Bodhisattva après l’initiative. Le Bodhisattva prend pour thème le nom d’un sûtra auquel il s’attache, critique les mots et leurs sens, les condense dans l’idéal, et forme le souhait de comprendre. Il fait appel à l’union ; sa pensée se met alors à couler de son propre flux, avec des suropérants d’abord, puis sans eux. et elle est ramenée par la rémission subséquente à la parfaite souplesse des extases ; elle y gagne les pouvoirs magiques qui lui permettent d’aller adorer les Bouddhas et les entendre dans les mondes où il s’en trouve. À cet enseignement, le Bodhisattva gagne la souplesse parfaite de l’intellect, la rémission intégrale du corps et de la pensée, la dissolution des éléments de turbulence. Il est prêt pour la pureté ; il traverse alors la série des états de l’ordre de fixité (nirvedhabhâgîya) qui le mènent à une connaissance libérée de dualité, supra-mondaine, indifférenciée ; c’est le chemin de la vue. Sa pensée reste constamment égale ; il connaît toute la vacuité, celle de non-existence, celle de quiddité, celle de nature, et sort ainsi des signes, puis du vœu, gagne les « ailes d’illumination » et arrive à la « grande vue du moi » où le moi et autrui se posent identiques. Il ne lui faut plus que réaliser sa connaissance par la pratique, traverser l’« union de diamant » que rien n’entame plus, et il aboutit à l’omniscience qui le met en état de représenter aux créatures le spectacle édifiant de l’illumination et du Nirvana.

L’acte (XV) est traité en quelques vers, comme l’introduction nécessaire aux perfections. Pour être digne d’un Bodhisattva, l’acte ne doit comporter aucune différenciation d’agent, d’acte ou d’action. C’est dans cet esprit que le Bodhisattva accomplit les perfections (XVI). Asaṅga les étudie avec les minuties raffinées de la scolastique, les dénombre, les combine en groupes divers, leur invente d’amusantes étymologies. Il passe rapidement (XVII) sur le culte des Bouddhas, sur la fréquentation des amis-de-bien, aborde les « hors-mesure » et s’arrête longuement à la pitié ; pour exalter ce sentiment qui est vraiment l’âme du bouddhisme. Asaṅga trouve des accents qui viennent du cœur et vont au cœur. Les « ailes d’illumination » (XVIII) passent en revue les qualités qui préparent le salut ; le thème de l’impermanence conduit Asaṅga à une discussion vraiment serrée et vigoureuse de l’instantanéité des opérants et de l’absence d’individualité. Sous la rubrique des « vertus » (XIX), Asaṅga examine et définit quelques traits complémentaires du Bodhisattva. Enfin, dans le chapitre final, qui est double (XX-XXI) il marque les étapes du Bodhisattva dans la suite des dix terres, et il achève par un hymne au Bodhisattva devenu Bouddha, où il énumère et adore les perfections des Bouddhas.


Un dernier mot. Je ne suis pas philosophe ; les hasards de la recherche m’ont conduit à étudier un texte de philosophie. J’ai seulement essayé de le traduire en philologue honnête. Je laisse à d’autres, mieux préparés et plus compétents, l’analyse interne et l’appréciation de la doctrine. J’ai pu, j ai dû plus d’une fois rendre les termes techniques par des équivalents malvenus. Je m’en excuse d’avance, en plaidant les circonstances atténuantes. Dans le monde de la pensée, on passe difficilement d’une civilisation à une autre ; la conception des phénomènes spirituels, leur représentation, leur analyse, leur classement comportent trop d’arbitraire pour fournir des coïncidences rigoureuses. Je me suis du moins appliqué à conserver uniformément les équivalents une fois adoptés ; je me suis attaché aussi à rendre les termes issus d’une racine commune par des formations apparentées, en allant même jusqu’à fabriquer sur des types connus des mots nouveaux. La méthode rigoureusement littérale des traducteurs tibétains m’a paru un modèle à imiter ; en traduisant un à un tous les éléments qui entrent dans la composition du mot original, ils n’en éclaircissent pas le sens à coup sûr, mais ils permettent de le retrouver avec précision. La méthode m’a paru se recommander plus particulièrement encore dans l’ordre de la langue mystique où les phénomènes se donnent comme supérieurs aux phénomènes correspondants de la vie ordinaire. J’ai affecté d’une majuscule tous les mots employés dans un sens spécial, et qu’il faut se garder de prendre dans leur sens courant ; on n’aura qu’à se reporter aux Index et aux notes pour s’en former une notion plus précise. Enfin j’ai tâché de préserver fidèlement les expressions métaphoriques reçues dans la langue technique : l’imagination risque toujours d’être ébranlée par les images que les mots évoquent, si usés qu’ils puissent être, et chez l’Hindou plus encore que chez nul autre peuple, la démarche de la raison est soumise aux perturbations de la suggestion verbale.


    Sarvaçikṣâsthitanâmârtha çâstra (Nj. 1315) traduit par Che-hou entre 980 et 1000]. Le cas du Mahâyânasaṃparigraha çâstra offre un intérêt tout particulier. Le premier en date des trois traducteurs chinois, Buddhaçânta, en 531, présente l’ouvrage comme une « œuvre d’A-seng-kia », dans le texte de l’édition de Corée ; mais les éditions proprement chinoises ont remplacé cette mention par « composition de Wou-tcho p’ou-sa = Asaṅga bodhisattva ». La préface qui accompagne la traduction de Paramârtha, en 563, déclare que « le çâstra original (pen loun) a été composé par A-seng-kia, maître de la loi (fa che). » Hiuan-tsang, enfin, qui donne une traduction en 648, traduit fidèlement un colophon qui dit : « Moi, A-seng-kia, j’ai fini d’expliquer brièvement le Mahâyâna-saṃparigraha çâstra dans les sûtras du Grand Véhicule de l’Abhidharma », mais il présente le texte comme « la composition de Wou-tcho p’ou-sa = Asaṅga bodhisattva ».

    Wassilieff (Notes sur Târanâtha, p. 315 sq.) a tort de dire que « les cinq textes de Maitreya manquent tous [sämmtlich] chez les Chinois ». J’ai déjà signalé la traduction chinoise du M. S. A. et celle du Madhyânta-vibhâga. La version chinoise de l’Uttaratantra a échappé jusqu’ici aux recherches, parce qu’elle ne porte pas de nom d’auteur. C’est le Mahâyânottaratantraçâstra (Nj. 1236 ; éd. Tôk. XIX, 2) des catalogues chinois, traduit par Ratnamati en 508. Restent le Dharmadharmatâ-vibhaṅga et l’Abhisamayâlaṃkâra qui n’ont pas de correspondant connu ou reconnu en chinois. À propos des œuvres d’Asaṅga conservées en chinois, j’ajoute encore que le Choun Tchong louen (Nj. 1246 ; Tôk. XIX, 2), dont le titre sanscrit est restitué par Nanjio sous la forme : Madhyântânugama çâstra, est en fait — comme le titre chinois l’exprime exactement — un commentaire sur le Madhyamakaçâstra de Nâgârjuna, interprété au point de vue de la doctrine Yogâcâra.

  1. En chinois wou tcho « sans attachement » ; en tibétain thogs (pa)med « sans obstruction ».
  2. Cette biographie, résumée par Wassilieff, Buddhismus, p. 235 sqq., a été traduite intégralement par Takakusu : The life of Vasubandhu by Paramârtha, dans le T’oung-pao, 1904. Les questions qu’elle soulève et qu’elle résout en partie ont été discutées par le même savant : A Study of Paramârtha’s Life of Vasubandhu and the date of Vasubandhu, dans J. R. A. S. 1905. Cf. aussi, du même, La Sâṅkhya-kârikâ, etc. dans B. E. F. E. O. 1904, 1-65.
  3. Je cite Hiuan-tsang, d’après la traduction de Stanislas Julien : I = Vie ; II et III = Mémoires ; — et Târanâtha d’après la traduction allemande de Schiefner.
  4. M. Wogihara (Asaṅga’s Bodhisattvabhûmi, ein dogmatischer Text der Nordbuddhisten nach dem Unikum von Cambridge im allgemeinen und lexikalisch untersucht. Inaugural Dissertation … zu Strassburg. Leipzig. 1908). [— Je désignerai dans la suite ce travail par Wogihara (1908)] — signale et résume (p. 14) les principaux travaux. Il montre avec raison que certaines œuvres d’Asaṅga, portées dans les catalogues chinois sous le nom de Maitreya (cf. inf. p. VII) ont échappé par là aux critiques les plus récents. Une de ces œuvres a été partiellement traduite en chinois entre 414 et 421.
  5. M. Pelliot a trouvé au Ts’ien fo tong de Touen-hoang un plan du Wou-t’ai chan, la montagne consacrée en Chine à Mañjuçrî, où figure un stûpa élevé en l’honneur d’Asaṅga. Ce plan paraît être du ixe siècle, au plus tard de la première moitié du xe. (Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou, dans B. E. F. E. O. 1908, 4.)
  6. Outre Târânâtha, v. aussi Bouston traduit par Stcherbatzkoï, La littérature Yogâcâra d’après Bouston, Muséon, 1905, II. Il est assez surprenant de voir que les Tibétains comptent comme l’œuvre personnelle d’Asaṅga le (Saptadaça-)bhûmi çâstra, le seul ouvrage que la tradition ancienne assigne à Maitreya. En dehors de cet ouvrage et, naturellement, des sections détachées qui en ont été traduites à part : Nanjio 1170, 1083, 1086, 1096, 1097, 1098, 1200, 1235), le Canon chinois n’attribue à Maitreya que le Madhyânta-vibhaṅga (Nj. 1245, traduit par Hiuan-tsang), également compté comme une œuvre de Maitreya par les Tibétains (Je laisse en dehors l’insignifiant opuscule :
  7. La traduction tibétaine se trouve dans le Tanjour, Mdo, vol. XLIV (phi), le texte en vers va de 1 à 43b ; le « bhâṣya » termine le volume, de la page 135 à la fin.
  8. La traduction chinoise porte le no 1190 dans le Catalogue de Nanjio ; dans l’édition du Tripiṭaka de Tôkyô, elle se trouve boîte XIX, vol. 4. Elle forme la première moitié du volume ; le Sûtrâlaṃkâra d’Açvaghoṣa forme l’autre moitié.
  9. V. spécialement Senart, Bouddhisme et Yoga, dans Rev. Hist. Relig., 1900, nov.-déc., et Conférences du musée Guimet, 1907 : Origines Bouddhiques.