F. Rieder et Cie (p. 214-238).



XII


À cette époque, l’Algérie était encore peu connue ; aussi la Martille, qui avait vu tant de choses étranges, devint presque un personnage à Fontagnac. Il fallait l’ouïr pérorer sur la place Mage, lorsqu’elle venait aux provisions, le jour du marché hebdomadaire, et, avec sa verve de soubrette périgourdine, décrire aux bonnes gens de Fontagnac et d’alentour le pays d’Afrique, ses mœurs et ses habitants. On faisait cercle pour l’écouter, et ces paysans et ces ouvriers, tout étonnés qu’il y eût des pays différents du Périgord, poussaient des exclamations en l’oyant parler des Mauresques en pantoufles jaunes, habillées tout de blanc et masquées comme les pénitents de Fontagnac ; des Juives coiffées de bonnets de police chamarrés et cuirassées de corsages brodés d’or ; des Espagnoles aux yeux noirs, la mantille de dentelle sur la tête, qui balançaient leurs courtes jupes en se tortillant. Puis, c’étaient les hommes : de grands diables basanés, avec des dessins bleus sur les tempes, comme ceux que Liberté, le maréchal ferrant, avait rapportés sur ses bras, du tour de France. Ce qui excitait surtout la curiosité des écoutants, c’était cette chose étonnante, qu’on connaissait par ouï-dire, mais qui n’avait jamais été vérifiée par aucun Fontagnacois, à savoir qu’il y avait des hommes tout noirs, plus que Falcon, le charbonnier des Brandes, avec des cheveux comme de la laine, de grosses lèvres comme des bords de pot de chambre, et la figure tailladée de cicatrices.

— Et tu n’en avais pas peur, Martille ?

— Ils ne sont pas méchants, répondait-elle avec un sourire, charmée de jouer un rôle.

Et puis, elle parlait de la faune du pays et décrivait à sa façon les chameaux, les lions, les panthères, les hyènes, les chacals, les gerboises… Et, lorsqu’elle affirmait qu’il y avait des espèces de lézards qui changeaient de couleur à volonté, tout le monde se récriait d’admiration. Mais ce qui excitait surtout l’intérêt des écoutants, c’était ce fait qu’elle avait rapporté à Guersac des bêtes enfermées dans des coquilles si dures qu’une charrette pouvait passer dessus sans les écraser…

Quelques personnes qui pouvaient se permettre cela, comme M. Boyssier et le docteur Bernadet, descendirent jusqu’à Guersac pour voir les tortues, et, un dimanche, cédant à des sollicitations générales, la Martille les apporta à Fontagnac, où leur exhibition excita la curiosité de toute la population.

La Douceur, qui passa une quinzaine de jours dans le pays, eut aussi sa part de succès ; seulement, sa grande barbe et son air rude imposaient aux gens. Il n’y avait guère que les anciens troupiers et le maréchal des logis de gendarmerie pour l’accoster et l’emmener à l’auberge ou au café. Mais, en ces occasions, ce n’était pas tant des singularités du pays d’Afrique qu’on l’entretenait que de la guerre qui s’y faisait. Les récits pittoresques du vieux soldat étaient écoutés avec intérêt par ses auditeurs et coupés de réflexions qui n’étaient pas celles de conscrits ; non.

Un soir que, pour la dixième fois, peut-être, La Douceur narrait la mort de son officier, le brave maréchal des logis, un peu ému par des rasades répétées d’un bon petit vin blanc, cogna un grand coup de poing sur la table :

— Tonnerre de Dieu ! et c’est moi qui en suis la cause !

— Hé ! fit l’ancien sergent Tarrade, c’est le mauvais sort ! Que j’en ai vu tomber, des officiers et des hommes, en 1813 et 1814 ! Je vois encore Poniatowski sauter dans la rivière de Leipsick, avec son cheval blanc courtaudé et se noyer dans une eau sale, comme un chien qui a la pierre au cou. Moi, pauvre grenadier, alors, je m’en suis sorti, les culottes mouillées, c’est vrai, mais je m’en suis sorti ; et un maréchal de France, et tant d’autres qui avaient été cent fois au feu, y sont restés : c’est le sort, que voulez-vous !

Mlle  de La Ralphie avait aussi voulu savoir, de La Douceur, la vie de Damase. C’était une existence bien simple, presque austère, que celle du lieutenant. En expédition, il vivait comme les autres officiers, excepté qu’il ne buvait pas d’absinthe. En garnison, il se levait de grand matin, et, lorsqu’il n’était pas de service, allait faire un tour à cheval. Une fois rentré, il lisait et travaillait jusqu’au déjeuner. Revenu de la pension, il faisait une heure de sieste et puis se remettait au travail. Le soir, après dîner, il se promenait quelque peu avec un autre officier, tranquille comme lui, et puis rentrait se coucher. Jamais de noces, comme quelques-uns, qui, des fois, chambardaient tout, la nuit, une fois allumés… et puis, on ne lui avait pas connu de femmes.

Lorsque La Douceur fut parti, généreusement récompensé, il sembla à Mlle  de La Ralphie qu’un lien de plus se brisait de ceux qui l’avaient attachée à Damase. Ne pouvant plus interroger l’ordonnance du lieutenant, elle recherchait les objets qui avaient été à son usage et se plaisait à manier ses armes. Quelquefois, flattant de la main « Kébir », elle lui parlait de son maître, comme si le bel étalon eût pu la comprendre. C’était pour elle un plaisir très grand que de le monter et de se sentir emportée par la noble bête qui, lorsque son maître était tombé frappé à mort, s’était arrêtée et l’avait flairé, hennissant comme pour appeler du secours.

Elle feuilleta ses livres, qui étaient comme une attestation de sa vie. Il y avait des ouvrages d’histoire, de sciences, des mémoires, des travaux relatifs à son état. Puis, des livres purement humains : Tacite, Plutarque, Sénèque, Marc-Aurèle, Épictète, Montaigne, marqués de fiches de papier en de nombreux endroits. Sur ces indications, elle recherchait les passages qui l’avaient frappé et elle les trouvait souvent soulignés d’un coup d’ongle, à défaut de crayon, et se mettait ainsi en communication avec la mémoire de son ami perdu.

Il y avait aussi des papiers, quelques cahiers où le défunt officier avait consigné des observations, pris des notes, et des morceaux, où il avait étudié diverses questions relatives à la guerre d’Afrique.

En parcourant ces livres, en feuilletant ces papiers imprégnés de la pensée de Damase, Mlle  de La Ralphie avivait le chagrin que lui causait la perte de son amant. Ses regrets, très vifs, revêtaient souvent la forme positive d’une souffrance physique éveillée par l’admiration présente et les réminiscences du passé. Les quelques jours de bonheur qu’elle lui devait lui rendaient plus pénible cette idée qu’elle n’avait fait qu’effleurer de ses lèvres une félicité qu’elle eût voulu épuiser.

Elle était seule à Guersac, en ce moment-là. Le commandeur, retenu à Fontagnac par la goutte, ne bougeait plus de la maison de la rue de la Barbecane, où cette nouvelle attaque l’avait surpris. Une vieille servante le soignait, surveillée par Valérie, qui, presque chaque jour, venait voir son vieil ami.

— Sans vous, ma chère, lui disait-il un jour, je serais à l’hôpital. C’est un lieu comme un autre, et je m’y serais fait, ajoutait-il avec sa légèreté philosophique ; pourtant, je vous avoue que j’aime mieux finir sous le vieux toit des La Ralphie,

Ils causaient un peu de tout, durant ces visites ; et, quoique Valérie ne fût pas très expansive de sa nature, elle laissait parfois entrevoir à son confident le vide qu’avait laissé dans son existence la mort de son amant.

Lui la comprenait bien.

— Le temps, ma chère enfant, lui dit-il peu avant sa mort, le temps guérit toutes les douleurs, comble tous les vides. Vous êtes trop jeune, trop complètement femme, et d’une nature trop puissante pour vous éterniser dans les regrets. Un jour viendra où l’apaisement se fera dans votre cœur, et, ce jour-là, vous serez reprise du besoin d’aimer.

Elle ne protesta pas, sentant qu’il disait vrai.

— Ce jour-là, poursuivit-il, que deviendrez-vous ici ? Il n’y a pas dans tout ce pays un seul homme digne de baiser vos ongles roses. Sous peine de n’être qu’un grossier commerce, indigne d’une femme telle que vous, l’amour veut être relevé par les qualités aimables ou graves, sérieuses ou légères de l’homme aimé. La vulgarité de l’un déteint sur l’autre presque toujours, ou bien le dégoûte… Si vous m’en croyez, vous partirez, au moins pour quelque temps. Voyager, sortez de ce cercle étroit où vous ne pouvez être appréciée à votre valeur. Peut-être rencontrerez-vous sur votre chemin, le mortel fortuné qui fera refleurir votre cœur…

« Il se peut, reprit-il après une pause, il se peut que vous vous trompiez quelquefois, mais ne vous en désolez pas trop, c’est chose humaine que de se tromper. N’auriez-vous trouvé que quelques mois de félicité dans une liaison, que vous devez vous en réjouir. Ainsi faisait-on dans ce charmant dix-huitième siècle, tant calomnié par les folliculaires et les hypocrites de l’école anglaise. Le bonheur, voyez-vous, n’est pas tout d’une pièce. Ces haltes dans l’amour sont les étapes de la vie ; de l’une on gagne l’autre…

« Seulement, ma chère Valérie, attendez, avant de partir que je sois parti moi-même : je ne tarderai guère, où je me trompe fort… »

Et, en effet, quelques jours après ces propos, d’une morale talon rouge, M. de Lussac se sentit plus mal : la goutte remontait au cœur.

— Ma chère, dit-il à Mlle  de La Ralphie qu’il avait mandée, appelez la Bersac, afin qu’elle aille quérir un prêtre. Ce n’est pas que je croie à la vertu de leurs patenôtres, mais je veux être enterré décemment, comme tous les Lussac, avec les cérémonies requises en tel cas. Seulement, ajouta-t-il, je ne veux pas de ce cafard de Turnac. Il y a son vicaire, un grand, gros, fort diable, qui, je crois, n’a pas volé le Saint-Esprit, comme on dit, mais qui me paraît rond en affaires : faites-le appeler, je vous prie.

Le vicaire vint une heure après. C’était une espèce d’hercule en soutane que la Bersac introduisit dans la chambre du commandeur. Assurément, si le mourant avait dû raconter toutes ses peccadilles, la confession eût été longue ; mais il se borna au strict nécessaire, de quoi l’abbé Sagnol se contenta aisément.

Deux jours après, muni des derniers sacrements, sauf le viatique, qu’il refusa sous le spécieux prétexte d’une obstruction du pharynx, le commandeur Rufin de Lussac passa de vie à trépas avec sa philosophie ordinaire.

— Puisqu’il faut en venir là, nécessairement, dit-il à Valérie, faisons-le de bonne grâce. J’aurais tort de récriminer, d’ailleurs ; ma jeunesse a été bien remplie et je l’ai fait durer cinquante ans. Dans mes dernières années, j’ai trouvé en vous une amie véritable, ce qui n’est pas peu de chose et ce sur quoi je ne devais raisonnablement pas compter. L’amour a réjoui l’homme, l’amitié a consolé le vieillard ; tout est pour le mieux : adieu, ma chère enfant !

Le lendemain, le vieux gentilhomme fut déposé en grande pompe dans le caveau des La Ralphie, où Valérie lui donna l’hospitalité dernière.

Un peu moins de quatre mois s’étaient écoulés lorsqu’il fallut rouvrir la sépulture de famille. Un soir, le petit Gérard fut pris d’un accès de ces convulsions terribles, si redoutées des mères. Tandis qu’on courait à Fontagnac chercher M. Bernadet, les crises redoublaient d’intensité ; et, lorsque le docteur arriva, vers onze heures, son état était désespéré. Les remèdes et les soins furent inutiles, et, sur les trois heures du matin, une dernière convulsion l’emporta. Il se tordit dans les bras de sa nourrice ; ses yeux devinrent vitreux, ses traits se contractèrent, sa bouche se crispa horriblement et il resta immobile, mort.

Après les épouvantables angoisses de cette nuit, Valérie, folle de douleur, tomba comme foudroyée et ne reprit ses sens que pour se livrer à des actes qui accusaient une éclipse passagère de sa raison. Elle voulut se jeter par la fenêtre, et il fallut les efforts réunis du docteur, de la Martille et de la nourrice pour la retenir. Elle allait par la chambre mortuaire, donnant du front contre les murs avec des cris semblables à des hurlements. Puis elle revenait, pressait. l’enfant dans ses bras, lui parlant comme s’il eût été encore en vie et le serrait sur sa poitrine, lorsque la pauvre nourrice en pleurs voulait le reprendre. Rendue un instant au sentiment de la réalité, elle le replaçait sur le lit pour l’en retirer encore et essayer de lui faire prendre un médicament. Enfin, après avoir épuisé les folies du désespoir maternel, elle resta muette, inerte, accroupie près du petit cadavre qu’elle avait déposé sur le tapis. On la releva et la Martille et la Mentillou l’emmenèrent dans sa chambre. Les deux femmes la mirent au lit et elle resta là, couchée sur le dos, les bras étendus en croix, les yeux clos, la tête noyée dans ses cheveux défaits, râlant.

De temps en temps, elle était comme secouée par une commotion brusque et puis retombait dans son immobilité. Par instants, de longs gémissements sortaient de sa poitrine, dont les funèbres modulations faisaient frissonner la Martille qui la veillait.

Elle resta trois jours ainsi, tant les sentiments avaient, dans cette organisation, une violente répercussion physique sur les sens. Puis, une après-midi, comme se réveillant d’un long sommeil, elle se tourna sur le côté, regarda longuement sa chambrière et lui dit, inconsciente du temps écoulé :

— Va le chercher, je veux le voir encore !

— Pauvre demoiselle ! il est à côté de votre défunt père, le pauvre petit ange ! Il y a de ça deux jours qu’on l’y a porté !

Le surlendemain, elle alla s’installer à Fontagnac, Guersac, où était mort cet enfant, son amour et son orgueil, lui était odieux en ce moment. À Fontagnac, elle ne voyait personne, étant comme excommuniée par la bonne société. Les après-midi, elle allait au cimetière, entrait dans la chapelle funéraire, et, là, assise sur une chaise, songeait à son petit mort. Elle ne priait pas, elle maudissait plutôt le Dieu impitoyable qui la frappait. Ce coup terrible, survenant après l’autre, loin de la courber résignée, lui inspirait des pensées de révolte insensée. Après des heures passées au cimetière, elle revenait le soir, sombre, farouche, et les bonnes gens qui la croisaient, se détournaient et passaient rapidement, redoutant la « mauvaise vue », car le bruit courait, répandu par les vieilles femmes, qu’elle portait malheur. Cette antique superstition des mal-jovents, obtenait assez facilement créance dans la ville, et ceux qui en étaient le plus imbus faisaient remarquer la succession de funèbres événements soi-disant causés par son influence sinistre. C’était d’abord sa mère, puis sa nourrice. Sa mère était morte quelque temps après sa naissance, d’une fièvre cérébrale, et sa nourrice, trois ans plus tard, d’une pleurésie ; mais on ne s’arrétait pas à cela. Ensuite, c’était la mort de son père, dont, en bonne justice, la pauvre Septima était la cause innocente. Après, c’était Damase tué par une balle arabe ; le commandeur, mort d’un accès de goutte, et, enfin, le petit Gérard, emporté par des convulsions. Les esprits superstitieux ne voyaient pas dans ces morts les causes naturelles, mais, frappés par cette funèbre succession, ils les attribuaient, à la male-jovence de Mlle  de La Ralphie.

De toutes les dames de Fontagnac, une seule visita la maison de la rue de la Barbecane : ce fut la bonne Mme  Boyssier, qui vint pleurer avec la mère désolée. Une autre personne vint aussi, qui n’était autre que l’abbé Sagnol. Sous son apparence massive, l’abbé cachait une finasserie paysanne et beaucoup d’ambition terrestre. Fils d’un marguillier auvergnat, au séminaire, ses camarades s’égayaient sur son compte :

« Sagnol est fort… du biceps », disaient-ils.

Malgré ces quolibets, l’esprit de l’abbé était assez ouvert du côté des intérêts matériels pour se faire des protecteurs, et il avait assez d’intrigue pour avoir obtenu, de prime abord, le vicariat de Fontagnac, qui était fort ambitionné des jeunes prêtres. Ce succès, dont, ses condisciples avaient été très ébahis, encourageait l’abbé Sagnol, qui rêvait maintenant de s’illustrer par la conversion de Mlle  de La Ralphie. Certainement, le retour à Dieu de cette pécheresse de marque qui avait rompu avec les habitudes religieuses de son monde, qui affligeait la noblesse et scandalisait tous les Fontagnacois par ses allures libres, eût attiré sur lui, pensait-il, l’attention de ses supérieurs et lui eût concilié les sympathies de la haute société dévote. Mais l’abbé visait plus loin encore. Son ambition était de fonder, à Fontagnac, une maison de refuge, un asile temporaire pour les servantes sans place ; une sorte de bureau de placement pieux, qui eût fourni aux bonnes maisons des sujets de choix, triés sur le volet du confessionnal ; quelque chose, à peu près, comme les Blandines actuelles. Cette conception, d’un merveilleux instrument d’espionnage religieux, prouvait assez que l’abbé Sagnol n’était pas aussi sot qu’il était épais.

La maison de Mlle  de La Ralphie, dans la rue de la Barbecane, eût convenu très bien pour cet établissement ; aussi, le vicaire s’était-il mis en tête de l’obtenir, à titre de locataire d’abord, gratuit, s’il était possible ; et puis, qui sait, plus tard peut-être à titre de donataire. Les coups répétés et cruels dont la main de Dieu avait frappé la mère du petit Gérard devaient, dans la pensée de l’abbé, l’avoir matée, assouplie et disposée à revenir à la religion. Il se mécomptait un peu. Sa psychologie ne valait pas sa diplomatie ; il ne savait pas que les natures fières regimbent sous les coups du sort et que le malheur ne les dispose pas à la prière et à la soumission, mais au blasphème et à la révolte : ainsi était Mlle  de La Ralphie. Dans les commencements, sa douleur, exaspérée par la solitude, se répandait en imprécations ; elle accusait de férocité ce Dieu qui tuait les petits enfants dans les bras de leur mère et blasphémait amèrement la divine Providence que la mère Sainte-Bathilde lui avait appris à adorer. Puis, avec le temps, ces explosions de colère révoltée s’apaisèrent et il ne lui resta au cœur qu’une haine muette et concentrée pour ce Dieu que l’humanité adore ou maudit sans le connaître.

La mort de cet enfant idolâtré eut encore pour effet, sinon d’effacer entièrement de l’esprit de Mlle  de La Ralphie la mémoire de Damase, du moins d’atténuer les regrets. Cette douleur nouvelle amortissait l’ancienne ; l’enfant disparu emportait avec lui le souvenir de son père dont il était la vivante image. Aussi, lorsque le temps eut fait son œuvre, lorsqu’à son tour sa douleur maternelle s’apaisa, que ses chagrins s’adoucirent, Valérie glissa dans une tristesse calme, dernière période de cette crise violente créée par les deux morts successives qui lui avaient meurtri le cœur. Elle ne devait pas rester longtemps dans cet état, car elle était d’une complexion trop énergique ; la chair, en elle, avait trop d’action pour qu’elle s’éternisât dans de mélancoliques regrets.

Après avoir fait éconduire plusieurs fois l’abbé Sagnol, pendant les cinq ou six mois qu’elle habita Fontagnac, Mlle  de La Ralphie, lassée de sa ténacité, résolut de le recevoir et d’en finir avec ses importunités. Mais sa première impression fut la surprise. Introduit dans la salle où elle se tenait, le vicaire, après les premières civilités et des excuses très humbles sur son insistance, commença par des protestations de pieuse condoléance et continua par des considérations générales sur la brièveté de la vie, sur la certitude d’une existence future, sur le néant des affections humaines. Il s’étendit particulièrement sur la miséricorde de Dieu qui était infinie, sur sa bonté qui guérit les blessures du cœur. Il parlait couramment, répétant ces lieux communs d’une voix qu’il s’efforçait de rendre onctueuse et persuasive. Tandis qu’il discourait, assis dans un fauteuil que lui avait avancé La Martille, Mlle  de La Ralphie l’examinait avec un sentiment encore indéfinissable où dominait la curiosité. Sa tête, énorme et carrée, était encadrée par des cheveux noirs, qui à la mode ecclésiastique d’alors, tombaient sur son cou, épais et luisants. Ses yeux bruns, un peu saillants, n’avaient aucune expression caractérisée. Ses traits n’avaient rien de remarquable, sinon que leur ensemble donnait l’impression de la force. Cette tête allait bien sur des épaules larges et massives où s’emmanchaient des bras puissants. Son rabat tombait sur une large poitrine dont les muscles se dessinaient en vigueur sous la soutane. Les mains de l’abbé reposaient sur le fauteuil, épaisses et velues jusque sur les doigts. En contemplant cet hercule ecclésiastique, Mlle  de La Ralphie oublia ses dispositions peu bienveillantes. Tout en écoutant distraitement l’homélie de l’abbé Sagnol, son attention fut attirée par le cou de taureau qui sortait du col bas de sa soutane. Au-devant, jusqu’à la pomme d’Adam, pointait une langue de poils noirs montant drus de la poitrine, particularité qui avait fait dire à Mme  Laugerie :

— Il doit avoir une fameuse palatine, l’abbé !

Cette exubérance pileuse, symbole de la force mâle, captivait les regards de Valérie. Comme Mme  Laugerie, elle songeait à la palatine ; une secrète émotion physique l’agitait ; sa respiration accélérée soulevait son sein ; ses narines se gonflaient : la bête se réveillait en elle. Lorsque l’abbé, pour ne pas compromettre la réussite de ses projets, se leva un moment après, et qu’elle le vit debout, dans le superbe développement de ses formes athlétiques, elle n’eut pas la force de lui refuser la permission de venir lui apporter « les consolations de la religion », comme il disait.

— C’est que, objecta-t-elle, je vais retourner à Guersac sous peu.

— Qu’à cela ne tienne, répondit l’abbé, j’irai à Guersac, si vous le permettez.

Elle inclina légèrement la tête en signe d’acquiescement et le vicaire parti, enchanté du résultat de sa visite.

Huit jours après, l’abbé Sagnol s’acheminait doucement vers le château de Guersac en suivant le bord de l’eau. Le temps était beau ; un soleil de printemps, atténué par une petite brise qui faisait frissonner les peupliers de la rive, attiédissait l’air. Dans les prés fleuris, d’où montait une bonne odeur d’herbes mûrissantes, les grillons susurraient. L’eau bruissait légèrement en passant sur les galets des « maigres » ou dormait dans les profonds d’où montaient à la surface des plantes aquatiques : nénuphars, appelés dans le pays « crêpes », à cause de leurs larges feuilles rondes étalées à la surface, et renoncules d’eau. Dans les bois, sur les coteaux, le coucou répétait à satiété son chant moqueur, tandis qu’au bruit des pas de l’abbé, des iris de la rive, un martin-pêcheur s’envolait en poussant son petit cri effarouché.

À tout être jeune, ayant un grain de poésie dans l’âme, cette promenade, qui avait pour terme la demeure d’une femme charmante, eût suggéré des idées riantes, eût fait sourdre ces bouffées amoureuses du printemps de la vie qui troublent les cœurs les plus innocents. Mais l’abbé Sagnol était loin d’avoir de semblables pensées. Toute son intelligence était tendue vers le but qu’il s’était proposé, et, en cheminant, il ruminait les moyens d’y parvenir. Ce prêtre, encore tout imprégné de la vie du séminaire, n’avait pas cette fatuité naïve de la plupart des jeunes hommes qui ont, quelque vulgaires qu’ils soient, une idée avantageuse de leur personne. Dans sa conception simpliste, les hommes à bonnes fortunes, les séducteurs, les « lovelaces », comme on disait encore en ce temps, étaient des petits-maîtres portant corset ; des dandys avec des pantalons collants et des gilets en cœur ; pommadés, frisés, avec un lorgnon à l’œil et une badine à la main. Il se trouvait si loin de ce type du « lion » mondain qu’on l’eût fort étonné en lui disant qu’il pouvait, sous sa soutane austère, inspirer des passions. Il s’ignorait lui-même, le candide vicaire, et était loin de soupçonner que sa tête puissante, son torse superbe, moulé sous le drap léger, et son mollet musculeux, découvert par la soutane relevée à la mode gallicane, pouvait séduire une femme. Il ne savait pas, l’innocent, que pour les femmes du tempérament de Mlle  de La Ralphie, « l’homme », dans le superbe développement de la force mâle, a un genre d’attrait tout-puissant ; il ignorait que celles-là préfèrent Hercule à Apollon, quoiqu’elles les fassent souvent alterner : ainsi faisait Catherine la Grande.

Pendant les huit jours qui s’étaient écoulés depuis la visite de l’abbé Sagnol, Valérie avait fortement « cristallisé » pour lui, comme eût dit Stendhal ; aussi, lorsqu’il fut rendu à Guersac, il la trouva gracieuse, accueillante, et, dans sa bonne grosse innocence, il se réjouit intérieurement de ces dispositions qu’il prenait pour un effet de ses exhortations, ce qui lui faisait bien augurer du succès de son entreprise. Cela le mit à l’aise et lui fit perdre l’air gauche et guindé de sa première visite. Après les compliments de l’arrivée et un moment de repos dans le salon, dont la large porte ouverte donnait sur la terrasse, l’abbé parla de la belle vue qu’on devait avoir de là ; et ils sortirent.

De l’autre côté de la rivière, à l’extrémité de la plaine, les coteaux pierreux du Périgord noir, tristes et mornes l’hiver, maintenant reverdis, s’étageaient jusqu’aux lignes de faîte des vallées de la Vézère et de la Dordogne, couverts de chênes à tan, de taillis et de vieux bois de châtaigniers. Çà et là, sur un petit plateau, un village montrait ses maisons grises, ombragées de noyers, et ses jardins clos de murs de pierres sèches. Ailleurs, sur un puy abrupt, détaché du massif, pointait la poivrière d’une vieille gentilhommière aux murailles roussies par le soleil, où fumait la cuisine du bourgeois ou du riche paysan qui avait remplacé le hobereau de jadis.

Au pied des rochers que surplombait la terrasse, à une profondeur fascinante, la Vézère roulait paisiblement ses eaux profondes et obscurcies par l’ombre des rochers. De l’autre côté, jusqu’au pied des premiers coteaux, après les prairies de la rive, la plaine s’étendait couverte de blés encore en herbe et de seigles épiés déjà, qui ondulaient à la brise avec des reflets argentés. Des chemins étroits, bordés de haies épaisses, contre lesquelles se dressaient des chèvres au piquet, allaient aux villages et aux métairies éparses au milieu des champs cultivés. Les maisons basses d’autrefois, entourées de vergers plantés d’arbres à fruits, avaient, vues de loin, un aspect riant et agreste avec leurs portes et leurs petits fenestrous encadrés d’un badigeonnage au lait de chaux. À portée de la vue, des troupeaux d’oies évoluaient sur la rivière, pendant que les oisons, au duvet verdâtre, paissaient l’herbe courte le long du chemin de halage. Au milieu des champs, des femmes sarclaient les blés, et, dans les terres où se semait le blé d’Espagne, des laboureurs, tenant le manche de l’antique araire, encore en usage dans le pays, poussaient leurs bœufs lents avec des excitations calmes ou colères, qui s’entendaient au loin, portées par l’air pur.

L’abbé Sagnol n’était pas, il faut le redire, d’une nature poétique. Il admira le paysage, un peu par politesse, comme faisant partie des agréments du château, et en vint promptement à des pensées plus positives, à la supputation du produit, des terres dans la plaine et du revenu des cinq métairies qu’y avait Mlle  de La Ralphie. Pour entretenir la conversation, tout en songeant à cela, il demandait le nom des villages qu’on apercevait de là et elle les lui nommait complaisamment. Elle était pourtant un peu étonnée, la châtelaine de Guersac, de ne pas remarquer chez son visiteur cette secrète admiration, cette émotion obscure et latente qu’éprouvent les hommes les plus froids en présence des femmes désirables comme elle l’était, émotion que les plus sages sont perspicaces à découvrir. Et, en vérité, il fallait que l’abbé fût bien calme de tempérament ou bien absorbé par ses projets, pour n’être pas quelque peu remué par le voisinage de son hôtesse. Une robe du matin, sans corset, dessinait sa taille élégante et ses belles formes. Son sein soulevait doucement le nankin léger qui faisait ressortir sa belle tête brune. Dans les larges manches, ses bras nus jouaient à l’aise et se découvraient jusqu’à la saignée, lorsqu’elle montrait au loin les villages épars. Le col aisé, ouvert en cœur, laissait apercevoir la naissance de sa gorge ferme et blanche. Sur la nuque, une forêt de petits cheveux follets, drus et noirs, se tordaient en frisons provoquants, et, se faisant plus rares en descendant, allaient se perdre entre les épaules en un duvet léger, comme un ruisselet absorbé par les prés au fond d’une combe. Oui, il fallait que l’abbé fût cuirassé d’indifférence comme saint Antoine, de frigidique mémoire, pour n’être pas remué par cette belle créature capiteuse et troublante, dont la nuque appelait les baisers.

Mais enfin il gardait son beau sang-froid et discourait tranquillement comme s’il eût été en présence de la vieille Janou, de l’hospice, l’ancienne servante du défunt archiprêtre, qui marchait sur ses quatre-vingts ans. Valérie fit apporter des sièges sur la terrasse, et ils s’assirent. Après avoir épuisé les propos indifférents sur le paysage et le beau temps, l’abbé en vint tout doucement à de pieuses exhortations. Le désir de se signaler par une aussi notable conversion lui donnait cette habileté facile et préparée du prédicateur sûr de n’être pas contredit, et même, chose plus rare, du tact. Il évitait avec soin tout ce qui eût pu froisser la fierté de Mlle  de La Ralphie, fierté qu’il devinait sans qu’elle se fût manifestée et se tenait dans les généralités applicables sans doute au cas particulier de son hôtesse, mais suffisamment voilées pour qu’elle ne pût s’en blesser. S’il précisait un peu, quelquefois, c’était avec des ménagements infinis et une douceur d’expression onctueuse. Il trouva, dans ses souvenirs des bons sermonnaires, des paroles touchantes pour peindre le bonheur d’une conscience purifiée dans les eaux salutaires de la pénitence, et il s’étendit longuement sur les délices de l’âme pécheresse réconciliée avec son Dieu. Il parlait ainsi, doucement, d’une voix de confessionnal, avec des inflexions caressantes qui étonnaient dans ce colosse, et, de temps en temps, coulait un regard plein de componction sur Mlle  de La Ralphie, comme pour voir si la grâce opérait. Elle, enfoncée dans son fauteuil, les bras allongés sur l’appui, la tête légèrement inclinée en avant, paraissait émue et l’était en effet. Mais, tandis que le vicaire se flattait du succès de sa pieuse exhortation et voyait déjà cette brebis égarée venir à son confessionnal, elle pensait à toute autre chose.

D’objections, elle n’en faisait pas ; elle se bornait à lui donner la réplique lorsque ses paroles l’exigeaient et semblait approuver, par son quasi-silence, le discours familier et persuasif de son interlocuteur. Enfin, l’abbé, charmé de la docilité de cette ouaille, après avoir copieusement parlé, termina par l’expression d’un pieux espoir et la promesse d’ardentes prières à son intention. Comme il se levait pour prendre congé, Mlle  de La Ralphie le regarda de ses yeux brillants :

— Monsieur l’abbé, restez donc à déjeuner ?

Il voulut s’excuser sur des devoirs à remplir, un catéchisme à faire… Mais elle insista :

— Vous arriverez trop tard au presbytère : acceptez, Monsieur l’abbé, ou, vraiment, j’aurai des remords de vous avoir retenu si longtemps !

Alors, il se rendit à ses sollicitations, ravi intérieurement du chemin rapide qu’il avait fait dans l’esprit de celle qu’il considérait déjà comme sa future pénitente.

À table, l’abbé Sagnol, quoiqu’il ne se fût pas élevé bien haut, redescendit un peu sur terre. Il n’est apôtre qui tienne, un bon déjeuner, discrètement arrosé d’un vieux vin de la côte de Jaures, fort apprécié jadis d’Henri IV, dit-on, en compagnie d’une jolie femme qui cherche à plaire, c’en est assez pour réchauffer les plus froids, et l’abbé se dégela quelque peu. Valérie avait de ces jolis caquetages féminins qui étonnaient le vicaire, habitué aux plaisanteries scolastiques du séminaire et aux facéties un peu guindées, parfois, de ses confrères les curés de campagne. Vers la fin du déjeuner, il était visible que l’abbé goûtait la compagnie de son hôtesse. Toutefois, il gardait une certaine réserve ecclésiastique, souriant seulement à ses traits d’esprit et n’allant pas jusqu’au rire discret. Au café, cependant, il se surprit deux ou trois fois à lui répondre, comme elle parlait, sur le ton de la plaisanterie ; puis ils causèrent, plus librement à bâtons rompus, échangeant de ces menus propos auxquels les femmes excellent à donner une signification. Enfin, lorsque Valérie bougea sa chaise pour se lever, l’abbé, déjà remué par cette accumulation de choses capiteuses, fut secoué par une commotion inconnue en sentant la robe de son hôtesse effleurer légèrement son soulier à boucle argentée.

Il avait quelques remords en s’en retournant, le brave abbé ; il lui paraissait qu’il avait un peu oublié la mission qu’il s’était donnée, en se prêtant trop complaisamment aux grâces mondaines de Mlle  de La Ralphie. Il s’en voulait de n’avoir pas gardé avec elle l’attitude austère du juge devant sa justiciable ; d’avoir accepté la communion profane du pain et du vin qui met à table l’un et l’autre sur le pied d’égalité. Mais le diable lui suggéra cette excuse, que ce qu’il avait fait c’était en vue du salut de la belle pécheresse ; qu’on ne prenait pas les mouches avec du vinaigre ; que la patience et la douceur sont plus efficaces que la sévérité ; qu’avec les gens du monde, il fallait bien se prêter aux usages mondains ; enfin, qu’en se refusant aux politesses de Mlle  de La Ralphie, il aurait gravement compromis le succès de ses projets. Un peu tranquillisé par cette première composition de conscience, l’abbé tira son bréviaire de sa poche et s’efforça d’y appliquer son esprit.

Mais quelque chose était changé en lui, et, tandis que ses yeux s’efforçaient de suivre le texte que ses lèvres, murmuraient selon la discipline ecclésiastique, dans ses oreilles tintait encore la voix charmante de la châtelaine de Guersac.

Lorsqu’il revint, quelques jours après, il reprit son thème de la dernière fois, bien résolu à ne pas s’en écarter, à ne pas laisser dévier leur entretien vers des choses frivoles dont il avait senti le danger. Ils étaient assis près l’un de l’autre, dans le salon aux volets mi-clos, à cause de la chaleur. L’abbé parlait lentement, d’une voix un peu amortie, comme pour atténuer ce qui pouvait paraître personnel dans ce qu’il disait, afin que son hôtesse vît bien que c’était le prêtre qui parlait et non pas l’homme. Pourtant, à son accent, à des inflexions de voix émues qui lui échappaient, Valérie sentait bien qu’il ne récitait pas une leçon apprise dès longtemps, comme la première fois ; elle comprenait qu’à travers l’épaisse cuirasse de préjugés et d’ignorance dont l’éducation sacerdotale avait enveloppé l’abbé, quelque chose d’inconnu jusqu’ici, le charme de l’irrésistible féminin, avait pénétré jusqu’à son cœur timoré. En exaltant le bonheur d’être en paix avec Dieu et le charme d’une vie pieuse et innocente, le vicaire, quoiqu’il en eût, choisissait ses mots et laissait échapper, comme malgré lui, de ces expressions de paternité spirituelle qui, au cours de graves paroles, semblent une discrète caresse, tandis que ses yeux, inexpressifs d’ordinaire, semblaient s’animer.

Elle ne résistait pas à l’œuvre de la grâce, oh ! non ! Jamais aucune Philothée n’avait paru être dans de meilleures dispositions. Elle comprenait bien le bonheur dont parlait l’abbé ; mais voilà, elle n’était qu’une femme faible et sujette à l’erreur. Il lui fallait un ami sûr pour la guider dans le sentier du bien ; un bras fort pour la soutenir dans le chemin difficile de la vie. Et elle laissait entendre que cet ami sûr, c’était lui, que le bras fort sur lequel elle voulait s’appuyer était là, allongé sur le rebord du fauteuil ; et quand même ses paroles n’eussent pas été assez explicites, ses regards, chargés de passion, les commentaient assez.

Quoiqu’il ne vit pas l’exacte vérité, il semblait bien à l’abbé que ce n’était pas là des dispositions assez dégagées de mondanités, ni suffisamment contrites ; mais il était comme enveloppé d’une atmosphère engourdissante, et, malgré ses résolutions, il n’avait pas la force de se montrer rigide. « À la brebis tondue, Dieu mesure le vent », se disait-il mentalement. « Il ne faut pas être trop sévère pour cette pauvre âme engluée dans les ténèbres de poix du péché, et incapable de supporter, dès l’abord, la pénitence dans toute sa rigueur. » Et il l’exhortait doucement : sans doute, il serait ce guide dont elle parlait ; n’était-ce pas là, précisément, la mission sublime du prêtre ? Porter la lumière dans les âmes obscurcies par les passions terrestres, encourager et soutenir ces pauvres femmes empêtrées dans les vanités du siècle ; ramener ces chères brebis au bercail de l’Église, et, à l’exemple de Notre-Seigneur, les rapporter sur ses épaules, les défendre contre les loups ravissants… Encore une fois, n’était-ce pas le devoir le plus saint, le plus cher, le plus pressant de tout. prêtre successeur de Jésus-Christ ? Et lui, le plus humble serviteur du Divin Maître, il ne faiblirait pas à ce devoir…

Et l’abbé continua, enfilant, pour cacher le trouble qui l’envahissait, ces métaphores pieuses, ces lieux communs dévots, appris au séminaire. Il parla de saint François de Sales, de Bossuet, de Fénelon, du Père de Ravignan et d’autres conducteurs d’âmes féminines encore. Il soupçonnait bien qu’il y avait peut-être une dangereuse équivoque dans les paroles de Mlle  de La Ralphie, mais il n’avait pas le courage de la dissiper et il cherchait à se faire illusion en discourant sur les pieuses amitiés de ces hommes célèbres. Mais, à un moment, elle l’arrêta et tourna vers lui ses yeux pleins de flamme…

— Alors, vous voulez bien être mon guide ?… mon ami… spirituel ? dit-elle d’une voix où tremblait la passion, en posant légèrement sa main pleine de fossettes sur la manche de l’abbé.

Une vive émotion secoua le vicaire, mais il se leva promptement pour se soustraire au charme fascinateur de son interlocutrice.

— Certes, répondit-il, je serai bien heureux que Dieu veuille faire de son humble serviteur l’intermédiaire de réconciliation avec lui.

Comme il se disposait à partir, elle voulut le retenir encore, mais il refusa positivement, alléguant une visite à faire à un malade, et s’en alla bientôt, la laissant nerveuse et irritée.

Chemin faisant, il se remémorait ces choses, et, hors de la présence de Mlle  de La Ralphie, reprenait son sang-froid et entrevoyait le danger. Pendant quelques jours, il y eut lutte dans son esprit. Ses scrupules de prêtre, très puissants, le retenaient à Fontagnac, tandis que son ambition, non moins forte, lui montrait le renom que lui donneraient la conversion de la « demoiselle » de Guersac et la fondation de l’œuvre pie qui, dans sa pensée, s’y liait essentiellement. Une autre chose encore le retenait. L’inconnu féminin effrayait ce colosse vierge. Une sorte de crainte purement humaine se mêlait à ses scrupules religieux et le tourmentait. Il eût voulu être défendu de son émotion par la grille d’un confessionnal ; mais, de se retrouver en tête à tête avec Mlle  de La Ralphie, dans le demi-jour du salon, cela lui faisait peur. Pourtant, une secrète inclination, un attrait dont il cherchait à se déguiser la nature les amalgamant avec ses projets de prosélytisme, le poussaient vers Guersac. Il hésita, résista pendant quelque temps, se mit en route, rebroussa chemin, puis, quinze jours après, se décida enfin à revenir à Guersac, bien résolu, d’ailleurs, d’être seulement et exclusivement le vicaire de Fontagnac dévoué au salut d’une âme pécheresse.

Pendant ces quinze jours, la passion de Valérie s’était irritée jusqu’à l’exaspération. Si elle n’eût écouté que ses désirs, elle eût couru à Fontagnac, tant elle avait soif de revoir l’abbé. Mais elle sentait que dans cette petite ville, pleine d’oisifs, de curieux avides de scandale, et sous les yeux jaloux du curé Turnac, il était tenu à beaucoup de circonspection.

Ses deux visites au château étaient peut-être passées inaperçues, mais à la maison de la rue de la Barbecane elles eussent sûrement fait jaser. Elle-même se sentait incapable de cacher la fièvre qui la tourmentait, et pour ne pas compromettre l’abbé, elle évitait de se montrer en ville et dirigeait ses promenades d’un autre côté, lorsqu’elle montait « Kébir ». Elle avait, d’ailleurs, deviné ce qui se passait dans l’esprit du vicaire, et sûre qu’il reviendrait, patienta en rongeant son frein.

Lorsqu’il arriva et qu’il la trouva sur un canapé, assise, sombre, alanguie, les yeux battus, l’abbé sentit s’envoler ses résolutions de ferme réserve. Il fut attendri soudain, sentant vaguement qu’il était pour quelque chose dans cet état, et ne songea qu’à la plaindre, à la réconforter par de bonnes paroles. Elle écoutait en silence, exprimant parfois, d’un geste, son indifférence pour toutes choses, et laissant entrevoir, par des phrases voilées, par d’expressives réticences, qu’une seule lui tenait au cœur. Le salut de son âme lui serait précieux uniquement parce qu’il viendrait de l’abbé. Lui, continuait toujours son discours, s’efforçant d’assoupir ces pensées profanes par de vagues mélopées de sentimentalité religieuse et tâchant de spiritualiser ce que les confidences de Mlle  de La Ralphie avaient de trop terrestre. Mais il n’y réussissait guère, troublé lui-même par des phrases à double entente qui, sous le couvert de l’âme, accusaient le délire des sens. La diversion était dangereuse, d’ailleurs. Aussi, en voyant le vicaire se hasarder sur ce terrain brûlant du sentiment mystique et de cet espèce d’amour spirituel qui lie le prêtre à sa Philothée, Valérie tressaillit d’espoir et ses yeux se voilaient. Mais l’abbé, quoique fortement impressionné par la volupté ambiante qui l’enveloppait, s’en tenait toujours à des généralités semi-dévotes, semi-sentimentales, retenu par ses scrupules et par cette timidité des jeunes hommes ignorants de l’amour en présence de la femme. Aussi, lorsque après les aveux chuchotés de près, brûlants comme le souffle qui les portait, et des supplications passionnées après lesquelles il n’avait qu’à s’enfuir ou à se mettre à ses genoux, Valérie vit que le vicaire restait coi, pâle, muet, elle eut pitié de lui et s’efforça de le rassurer. Mais ce fut en vain et cette visite, tant attendue, se termina par la retraite piteuse de l’abbé Sagnol sans son bréviaire, oublié sur une table.