F. Rieder et Cie (p. 43-56).



III


Le lendemain, dès le matin, la petite ville de Fontagnac était envahie. À l’arrivée des chemins et tout le long de la « traverse », comme on appelle dans la contrée, ces percées de routes nouvelles à travers les vieilles villes et les masures des anciennes bourgades, des charrettes nombreuses et quelques tilburys et chars à bancs étaient rangés de chaque côté, obstruant l’entrée des maisons et rétrécissant le passage déjà insuffisant. Puis, en avançant vers le centre de la ville, c’était des marchands de draperies communes, d’indiennes, de mercerie, de bonneterie, de lingerie, de quincaillerie, de jouets grossiers, de bonbons, de verrerie, qui bordaient la voie principale. Aux abords du pont même, un colporteur étalait des livres imprimés avec des têtes de clous sur du papier à chandelle : les Quatre fils Aymon, les Mille et une Nuits, la Clef des Songes, le Parfait Secrétaire des Amants, l’Histoire de Geneviève de Brabant, etc.

Entre les deux files de véhicules rangés, les brancards en l’air, et les étalages divers, d’où partaient de chaleureux appels des marchands, roulait comme un fleuve une foule pressée allant des extrémités de la ville vers les divers champs de foire, des bœufs, des porcs, des moutons, des chevaux, ou vers le « minage », autrement dit la halle aux grains, ou le marché aux noix, sur la place du Trente-Juillet, ou celui des truffes, sur la place de la Mairie, ou celui de la volaille, sur la place d’Armes, ou encore vers la place Mage, occupée par les baraques des saltimbanques et les voitures des charlatans. Ceux qui avaient affaire en sens opposé remontaient difficilement le courant humain en jouant des coudes. Au milieu de la ville, sur le pont vers lequel convergeaient ces foules, le passage était à peu près impossible : il fallait une demi-heure pour faire cent pas, en s’insinuant comme un coin dans la presse humaine. Aussi, quelques gens pressés, passaient d’une rive à l’autre, au moyen de bateaux de pêcheurs ou de teinturiers, amarrés sur la grève. À midi, la ville était pleine, bondée ; les quais, les rues, les places, les carrefours étaient noirs de monde ; les boutiques, les auberges, les cafés, regorgeaient, et, sur tous les chemins, arrivaient encore les retardataires. On ne marchait plus guère, on stationnait, jusqu’au passage d’un attelage qui faisait des remous où grouillaient dans un pêle-mêle pittoresque, des vestes de bure, des jupons de droguet, des tabliers rouges, des gipous d’étoffe bleue, des blouses roulières, des fichus à palmes, des chapeaux à larges bords, des coiffes blanches, des bonnets de coton, des mouchoirs de tête aux couleurs éclatantes et des casquettes en peau de lièvre avec des oreillons, commodes pour aller à l’affût de nuit. Tous ces gens, hommes et femmes, entremêlés au hasard de la rencontre, faisaient un fouillis bariolé, curieux à voir des fenêtres. De cette foule compacte, serrée, qui avait reçu la pluie du matin, se dégageait comme une buée imperceptible, une fade et désagréable odeur de chien mouillé. Une immense rumeur sourde et continue comme le bruit de la mer montait de cet entassement d’hommes, pressés dans la ville trop petite ce jour-là, et, sur ce brouhaha confus, s’élevait le mugissement des bœufs impatients, et éclataient, furieux et répétés, les coups de grosse caisse des banquistes, accompagnés du bruit fatigant des trombones à coulisse.

Dans les ruelles désertes, écartées, dans les chemins bordés de murs, entre deux jardins aux abords de la ville, de nombreux couples d’amoureux erraient, serrés l’un contre l’autre, le garçon tenant la fille par la taille, se penchant vers elle ; d’autres stationnaient dans les coins isolés, se parlant face à face, les yeux dans les yeux, se tenant par les mains qui s’égaraient souvent, et, enflammés de passion, s’étreignaient parfois dans des embrassements dangereux. Ceux-là n’avaient pas besoin, pour s’entendre, du Parfait Secrétaire des Amants ; c’étaient des amoureux pour le bon motif, des promis impatients qui prenaient des arrhes sur l’avenir, et, quelquefois anticipaient sur les futures noces. Mais il y avait aussi des coureuses de foires et de frairies, sortes de filles de foires ambulantes et rustiques, coiffées d’un foulard voyant, rouge ou jaune, tortillé à la bordelaise, avec des accroche-cœurs sur les tempes et un air effronté. Celles-là menaient leurs amants d’occasion dans un cabaret borgne complaisant, ou, plus cyniquement, en plein air, dans les saulaies des bords de la rivière.

Sur les trois heures, la pluie recommença à souhait pour les débits et les auberges, qui se remplirent de nouveau, cependant que les bonnes gens économes ou pressés de rentrer au logis s’en allaient, deux à deux, souvent, abrités par de grands parapluies de coton, rouges ou bleus.

Dans la soirée, les ivrognes abondaient ; néanmoins comme c’est à ce moment-là seulement que les habitants de Fontagnac peuvent jouir de la foire, la plupart ayant leurs occupations dans la journée, il y avait « du peuple » dehors, selon l’expression locale. Même ceux qui étaient libres s’abstenaient prudemment de se risquer dans la cohue du jour, où les hommes vous marchaient sur les pieds avec de lourds souliers ferrés, où les femmes vous fourraient leur parapluie dans la figure ou bien vous meurtrissaient les côtés avec leurs paniers.

Le soir, donc, après avoir couru les marchands, fait ses petites emplettes et visité les baraques en compagnie de son père et de l’officieux M. Rufin, Valérie se coucha fatiguée du bruit et du papillotement des lumières.

Le lendemain, elle revint sans peine au couvent et y passa la journée. Selon les prévisions de la supérieure, elle s’accoutuma peu à peu à cette vie nouvelle, qui lui était d’ailleurs rendue assez douce par l’amitié de la petite Beaufranc et les prévenances des sœurs, dûment stylées ; aussi, peu de jours après, consentit-elle à coucher dans la petite chambrette que la « chère mère » lui avait fait aménager gentiment et où on avait placé son petit lit de Guersac. Les classes, les leçons, tout cela fut amené insensiblement par l’adroite supérieure ; en sorte que, quinze jours après, elle était acclimatée. Lorsque. M. de La Ralphie venait la voir, elle l’embrassait avec effusion et s’en retournait au jeu et à l’étude.

Mais lorsque, la voyant accoutumée au pensionnat, son père s’en revint à Guersac, le petit cœur de Valérie se serra. Tant qu’il avait été à Fontagnac, dans leur vieille maison à deux pas du couvent, et qu’elle le voyait tous les jours, elle ne se chagrinait pas. Mais, après son départ, elle eut cette sensation de l’isolement, si pénible aux enfants qui n’ont jamais quitté leurs parents. Les consolations de la mère Sainte-Bathilde glissaient inefficaces sur son esprit, et les caresses de Liette n’amenaient qu’à grand’peine un sourire sur ses lèvres. Puis elle fut prise de la nostalgie de la maison natale ; elle aurait voulu retourner à Guersac revoir toutes ces choses familières qu’elle connaissait depuis sa première enfance. Quelquefois, au milieu d’une leçon, elle s’arrêtait songeuse et sa pensée s’envolait vers le petit castel de famille où elle avait vécu douze ans comme une petite reine, adorée et obéie. Les épisodes marquants de son existence d’enfant lui revenaient, à la mémoire : elle pensait au chien enragé, à sa corneille ; elle eût voulu être là-bas et recommencer, avec son page rustique, ses allées et venues sur le chemin du Prieuré.

La supérieure l’ayant confessée pour amortir un peu son chagrin, fit dire à M. de La Ralphie d’envoyer la corneille.

Damase vint le dimanche suivant et apporta l’oiseau dans une cage en bois, confectionnée par lui-même. Lorsque, descendue, Valérie le vit, son existence enfantine se dressa devant elle, et, tout émue, la petite se souvint du Pas-du-Chevalier et il lui sembla qu’elle était là-bas, sous les rochers, au bord de l’eau, et que Damase, à genoux, lui embrassait les mains en disant :

— Oh ! demoiselle ! demoiselle !

Après beaucoup de questions sur ce qui se passait à Guersac et des recommandations infinies à Damase au sujet de ses fleurs, de ses tourterelles, de sa bourrique, de ses cochons d’Inde, le garçon, congédié par la supérieure, s’en fut tout triste de laisser sa jeune demoiselle entre ces grands murs noirs et d’être loin d’elle.

Au lieu de calmer les regrets de Valérie, la venue de Damase les augmenta. Le soir, dans son petit lit blanc, elle pensait à Guersac, à son père, qui l’idolâtrait, à sa vie libre au grand air, au dévouement de Damase, à son attention à prévenir ses moindres désirs, à satisfaire tous ses caprices. Là-bas, elle était souveraine et maîtresse et ses moindres souhaits étaient des ordres pour tous. Au couvent, quelque soin que prit la supérieure d’adoucir pour elle les règles de la maison, elle s’y pliait difficilement. Sans doute, Liette était une bonne petite amie, mais, orpheline de bonne heure, elle n’avait pas connu la vie de famille, et, habituée dès longtemps au régime du pensionnat, ne comprenait pas grand’chose aux chagrins de Valérie. Elle était plus enfant aussi, et, souvent, ne savait que répondre aux confidences de sa précoce amie regrettant son existence d’autrefois. Mais elle avait un bon petit cœur, et ne sachant que lui dire pour la consoler, l’embrassait avec effusion.

La corneille fut d’abord un grand sujet de joie pour les pensionnaires. Elle pénétrait partout, dans le dortoir, au réfectoire, où elle picorait, dans la classe où elle entrait à tire-d’aile par les fenêtres ouvertes, et amusait les élèves par ses attitudes bizarres, allant parfois se percher sur l’épaule de sa maîtresse et cherchant à lui ôter la plume de la main. C’était de grands cris et des éclats de rire pendant les récréations, lorsque l’oiseau appelé par sa maîtresse, s’élançait du haut des toits, et, rapide comme une flèche, venait se poser sur son petit poing.

Mais, bientôt, il fallut restreindre, aux heures de récréation, la liberté de « Margot », qui empêchait les élèves d’étudier. L’oiseau, accoutumé à voler partout librement, ne put supporter cette demi-captivité et partit un jour pour ne plus revenir. Il sembla à Valérie qu’un lien se rompait de ceux qui l’attachaient à Guersac.

Cependant, elle se préparait à faire sa première communion, ainsi que Liette et quelques autres pensionnaires. Une sœur leur faisait le catéchisme tous les jours, et, trois fois la semaine, l’abbé Turnac, vicaire de la paroisse et aumônier du couvent, venait leur faire des instructions. La petite Beaufranc, avec sa nature expansive et croyante, entrait dans des extases enfantines en entendant le vicaire paraphraser, sur des modes divers, le bonheur de la créature s’unissant avec son créateur. À mesure que le jour approchait, elle se sentait comme transportée dans un monde supérieur, angélique, où la seule occupation était d’aimer Dieu. Valérie, plus sérieuse, nullement mystique, ressentait moins vivement le bonheur qui transfigurait son amie, et elle restait calme en songeant à sa première union avec le divin époux. Sa raison plus développée, n’était pas anéantie, mais plutôt choquée par ce mystère, et, quelquefois même, son esprit avait : des velléités de révolte. L’abbé Turnac, d’ailleurs, lui déplaisait infiniment, et ce n’était pas pour elle une mince souffrance que de l’avoir pour confesseur. Jamais elle ne put se résoudre à l’appeler en confession : « Mon père » ; il fallait que, chaque fois, l’abbé la reprît à cet égard. Les sentiments qu’inspirait le vicaire à Valérie n’étaient pas ceux de la plupart des dames et demoiselles de Fontagnac qui en raffolaient. C’était un assez joli garçon, grassouillet, un peu poupin avec des traits réguliers, mais communs, des cheveux châtains, bouclés et des yeux bruns qui eussent été beaux s’ils avaient été francs. L’abbé passait pour avoir distingué, dans le troupeau des dévotes qui soupiraient en pensant à lui, Mme Gascq, riche rentière, et Mlle Falguerie, qui fréquentaient son confessionnal à des heures et dans des conditions qui faisaient ressembler ces visites pieuses à des rendez-vous profanes.

L’antipathie que ressentait la jeune demoiselle de La Ralphie pour l’abbé Turnac ne faisait pas de lui l’intermédiaire capable de lui inspirer des sentiments de ferveur délirante pour le Dieu qu’elle allait recevoir ; sentiments assez fréquents parmi les jeunes filles, pour lesquelles Jésus est le premier amant — le premier mari, si l’on veut. — Elle se préparait à cette cérémonie sans enthousiasme ; elle accomplissait un rite obligatoire, un devoir, tout au plus. Dans le langage dévot, le Christ étant le divin époux, on peut dire qu’elle ne faisait pas un mariage d’amour avec son Dieu, mais un simple mariage de convenance.

Le jour de la cérémonie, M. de La Ralphie et toute la maisonnée de Guersac étaient à l’église, à l’exception de Mentillou, chargé de garder le logis. Damase était là aussi, et, lorsqu’il vit sa demoiselle avec des souliers de satin, des gants de soie, tout en blanc sous ses longs voiles flottants, sérieuse, aisée de maintien, elle lui parut grandie et comme devenue femme. Il éprouvait une grande douceur à la contempler, à suivre tous ses mouvements. Tant que dura la messe, il resta là, absorbé, étranger à tout ce qui n’était pas elle. Il aurait voulu lui renouveler l’assurance de son dévouement, lui redire qu’il se ferait couper en morceaux pour elle.

Mais il ne la revit pas ce jour-là, et, le lendemain, de grand matin, il lui fallut repartir pour Guersac.

Depuis le départ de sa jeune demoiselle, il était tout désorienté, le pauvre Damase, et inquiet comme un chien qui a perdu son maître. Jusque-là, sa principale occupation avait été de veiller sur elle, de faire ses volontés, de satisfaire ses caprices, et il se trouvait désœuvré. En travaillant au jardin, en pansant les bêtes à l’écurie, en soignant les chiens au chenil, il se remémorait le temps où chaque jour il la menait au Prieuré et les mille petits incidents de ces courses quotidiennes lui donnaient des regrets. Sa seule consolation était de prendre un soin tout particulier des choses qu’aimait sa petite maîtresse, des bêtes qu’elle affectionnait. La bourrique était grasse, luisante, comme ces bêtes trop méprisées n’ont pas été accoutumées de l’être. Les tourterelles avaient toujours du blé à discrétion et les cochons d’Inde de la salade à volonté. Le parterre où Valérie avait ses fleurs était soigneusement cultivé, entretenu et arrosé : lorsqu’elle viendra, pensa-t-il, elle trouvera tout en ordre.

Il ne faisait pourtant que tromper son ennui. Parfois, il lui semblait qu’à Fontagnac il serait plus heureux qu’à Guersac, pour cette seule raison qu’il eût été moins éloigné de sa demoiselle. Tantôt après, il sentait qu’il lui en coûterait beaucoup d’abandonner les bêtes qu’elle lui avait recommandées ; aussi, pour concilier tout, souhaitait-il que « son monsieur » allât demeurer dans la vieille maison de la rue de la Barbecane.

Une chose encore peinait fort le pauvre Damase : il regrettait les leçons de la sœur. Avec les quelques livres qu’il avait, il s’efforçait de continuer à s’instruire seul. Mais, souvent, il était obligé de s’arrêter après avoir épuisé tout ce qui se pouvait tirer de ces livres élémentaires, et il se désolait à la pensée qu’il y avait une infinité d’autres choses qu’il ignorait.

Dans le temps que le pauvre garçon était à cet état, d’esprit, M. Boyssier arriva un matin, comme il l’avait annoncé à M. de La Ralphie. Après un déjeuner rapide, escorté de Damase, qui portait une pioche et une pelle, il s’en fut explorer la Croze des Fades, ou autrement la Grotte des Fées, située dans les rochers au delà du Prieuré. M. de La Ralphie ayant pris son fusil et ses chiens les accompagna jusqu’au village, et, les laissant continuer leur chemin, il entra chez son ami Second pour l’emmener à la chasse.

Le notaire revint le soir, après avoir recueilli une gibecière pleine de silex et d’ossements, content de sa journée et enchanté de Damase qui l’avait aidé très intelligemment dans ses fouilles. Comme il exprimait sa satisfaction à M. de La Ralphie, le soir, en soupant, et manifestait le regret de n’avoir pas un petit domestique semblable, celui-ci dit :

— Mais vous pouvez le prendre, si vous voulez ; moi, je ne l’avais que pour conduire Valérie tous les jours au Prieuré. Il ne m’est plus nécessaire maintenant ; c’est bien assez de Mentillou pour soigner ma jument, mes chiens, et travailler le jardin.

Damase, appelé, fut étonné de cet arrangement, mais il répondit qu’il ferait comme « le Monsieur » voudrait et l’affaire fut conclue.

Le lendemain, M. Boyssier s’en retourna dès le matin, et, dans l’après-midi, Damase ayant fait ses adieux à Mentillou et aux deux servantes, s’achemina vers Fontagnac, portant son paquet sur son épaule, au bout d’un bâton. Le paquet était léger : une chemise dans un mouchoir et c’était tout. Le garçon s’en allait lentement et songeait. Certainement, cela lui faisait plaisir de se rapprocher de sa demoiselle ; mais, d’autre part, il était fâché de n’être plus à Guersac, de ne plus lui appartenir. Puis, il pensait avec amertume à la facilité avec laquelle M. de La Ralphie l’avait cédé à Me Bayssier, lui, si dévoué à sa fille et à lui-même par ricochet.

Lorsqu’il entra dans la cuisine du notaire, Mme Boyssier était là, parlant à sa servante. En voyant ce beau grand garçon, mal vêtu, avec son petit paquet, elle éprouva un sentiment de commisération.

— Voilà tout ton paquet, pauvre !

— Hé ! oui, dame ! dit Damase en souriant.

— Mets-toi là, vers le feu, va, dans un moment la Toinon te fera souper.

Le soir, à table, Mme Boyssier dit à son mari :

— Il est tout nu, ce garçon ; il va falloir le vêtir des pieds à la tête et lui faire faire des chemises… Je me demande comment, à Guersac, on pouvait le laisser dénué de tout, comme cela !

— À la campagne, on n’y fait pas attention, dit le notaire ; et puis, il n’y a pas de dame au château pour veiller à ces choses-là : mais, fais-le habiller comme tu l’entendras.

Certes, Mme Boyssier était une excellente femme, charitable pour les pauvres, et, sans doute aucun, son nouveau domestique eût été homme d’âge et laid, qu’elle eût agi de même. Cependant, outre ce sentiment général de compassion pour son prochain, la femme du notaire éprouvait quelque secrète douceur à réparer envers ce beau garçon les torts de la fortune. Dès le lendemain, un tailleur fut mandé, et, après qu’il eût pris les mesures, Mme Boyssier sortit acheter les étoffes nécessaires et de la toile pour faire des chemises. Damase fut chez le cordonnier, qui lui fit des souliers ; on lui acheta un chapeau pour le dimanche ; enfin, il fut équipé comme le comportait sa condition.

Lui était très reconnaissant à Mme Boyssier de sa sollicitude, et, comme il était dans sa nature de payer de retour, autant qu’il le pouvait, le bien qu’on lui faisait, il s’efforçait de lui complaire en tout, ainsi qu’à M. Boyssier. Il n’y avait pas jusqu’à la Toinon qui ne se ressentit de ses bonnes dispositions pour une maison où il avait été si bien accueilli, et il avait pour elle de ces petites prévenances qui le faisaient bien venir de la vieille servante dont l’humeur n’était pourtant pas très égale.

Son service, d’ailleurs, n’était pas bien pénible. Le soin de la jument, la culture du jardin en faisaient la partie principale. Il fendait le bois pour la cuisine, allait chercher l’eau à la fontaine, allumait le feu à l’étude, l’hiver, et se rendait utile de diverses façons. Mme Boyssier l’envoyait faire ses commissions en ville : chercher du fil, acheter une livre de chandelle, ou porter une « tourte » de pain chez de pauvres gens. Le notaire le chargeait de commissions plus importantes et l’envoyait quelquefois déposer à la Conservation des hypothèques de Sarlat des actes enfermés dans un tube de fer-blanc, semblable à ceux dans lesquels les soldats mettaient autrefois leur congé. M. Branchu, le clerc de l’étude, l’appelait aussi assez souvent et lui faisait monter du bois ou l’envoyait au bureau de l’enregistrement chercher du papier timbré, ou encore à la poste, mettre des lettres. Quelquefois, il le chargeait de commissions personnelles et lui remettait sa tabatière à queue de rat, dans laquelle il y avait une fève, pour aller quérir deux sous de tabac. Damase mettait une extrême complaisance à satisfaire ce vieux garçon assez paresseux, et recherchait toutes les occasions d’aller à l’étude. Le clerc, qui s’ennuyait assez souvent, pour être seul, M. Boyssier étant presque toujours dans son cabinet à classer ses silex et à en dresser le catalogue raisonné, l’accueillait bien. Damase contemplait avec une sorte de respect cette étude dont deux côtés étaient occupés par des casiers remplis de liasses ou de cartons étiquetés par années, renfermant les minutes de l’étude depuis trois cents ans. Il y avait aussi là, rangés sur des rayons, une certaine quantité de livres de droit et de pratique professionnelle et aussi des livres d’histoire, de littérature : Anquetil, le Siècle de Louis XIV et l’Essai sur les Mœurs, une traduction de Tacite par l’abbé de la Bletterie, Molière, Corneille, Racine, les Essais de Montaigne, avec la Servitude volontaire de La Boëtie, les œuvres de Boileau, l’Abrégé du président Hénault, l’Esprit des Lois et les Lettres Persanes, les Ruines de Volney, un Homère de Dacier, l’Histoire romaine de Rollin, et quelques autres ouvrages. Damase fut bientôt assez familier avec M. Branchu pour se faire prêter ces livres que personne ne lisait. Il les dévorait, mais souvent se désespérait de ne comprendre qu’imparfaitement beaucoup de choses. Il demandait des explications à M. Branchu, qui, très ferré sur le notariat, n’était guère versé dans la littérature et ne pouvait le satisfaire. Le vieux clerc, lui ayant, un jour, par manière d’essai, fait écrire quelques lignes, fut étonné de son écriture régulière, quoique inexpérimentée, et lui suggéra de prendre des leçons d’un vieux maître d’école qui faisait la classe le soir à quelques jeunes gens, à raison d’un écu de trois livres par mois. Après quelques hésitations, Damase s’adressa à Mme Boyssier, qui entra dans ses vues, le loua fort de son désir de s’instruire et en parla à son mari, alléguant les services qu’il pourrait rendre à l’étude plus tard. M. Boyssier acquiesça aisément à cet arrangement, et, dès ce moment, Damase alla prendre les leçons de M. Rolland, « maître ès arts », comme il se qualifiait.

La journée du jeune garçon se partageait entre ses occupations ordinaires et ses apparitions à l’étude, où M. Branchu songea bientôt à l’utiliser en lui faisant copier des rôles. C’était, pour cet orphelin, une vie très douce, sans soucis et sans sujétion pénible. Le notaire ne s’occupait de rien en dehors de ses affaires et de ses silex, et Mme Boyssier avait pour Damase une sollicitude quasi maternelle qui allait jusqu’à lui donner de ces conseils de morale que d’habitude les maîtres ne songent guère à donner à leurs serviteurs et à le prémunir contre le danger de certaines fréquentations. Contrairement à l’esprit étroit et jaloux des petites villes, elle voyait avec plaisir que Damase cherchait à s’instruire et à s’élever au-dessus de sa condition présente. « Ce serait dommage, pensait-elle, qu’un garçon aussi bien doué de la nature restât ignorant et dans une condition subalterne. » Assurément, elle était bonne et ne voulait pas qu’on souffrît autour d’elle ; mais, peut-être, se fût-elle un peu moins intéressée à un adolescent sot et laid : elle était femme.