F. Rieder et Cie (p. 24-42).



II


L’hiver se passa doucement à Guersac. Lorsque le temps était trop mauvais, la petite demoiselle n’allait pas au Prieuré, ce qui la contrariait fort. Non pas qu’elle eût grande envie d’apprendre, mais elle aimait ces allées et venues qui rompaient la monotonie de sa vie d’enfant et pendant lesquelles Damase était à son commandement exclusif. Elle se plaisait à être maîtresse toujours. Et puis, M. de La Ralphie était un bon père assurément, mais, dans l’état où il se trouvait, des préoccupations étrangères perçaient parfois dans les manifestations de son amour paternel, et Valérie le sentait. Son esprit, habitué jadis aux affaires sérieuses, était assez inhabile, aussi, à se prêter aux caprices enfantins de sa fille : il le faisait, mais un peu gauchement. Il ne savait pas, en cédant, les guider, les contenir doucement ; il ne savait pas, surtout, la distraire des troubles qui agitent les enfants précoces. Une mère, seule, du reste, eût pu apaiser, dans quelque mesure, les curiosités inquiètes de cette petite qui cherchait le pourquoi de tout et bercer son ignorance qui s’irritait de ces contes puérils avec lesquels on arrête les enfants sans les persuader. M. de La Ralphie avait si peu l’intuition de ces choses, qu’il ne songeait pas aux inconvénients qu’il pouvait y avoir à confier sa fille à un garçon de seize ans, qui, à peu près tous les jours, la conduisait, montée sur sa bête, par les chemins du Prieuré. Toute sa sollicitude se bornait à la préserver des dangers physiques, chutes ou accidents quelconques ; d’où, à chaque départ, ses recommandations à Damase. Heureusement, celui-ci était aussi innocent que la petite demoiselle, et ses réponses aux questions, parfois embarrassantes, qu’elle lui faisait, se résumaient, en ce cas, en un naïf aveu d’ignorance. Tous les sentiments qu’éveillait en lui la compagnie de cette fillette déjà grande, et la bienveillance, un peu fière toutefois qu’elle lui témoignait, se résolvaient en un dévouement dont il lui avait donné la formule ingénue, en disant qu’il se ferait couper en morceaux pour elle. Ce dévouement se manifestait par une sollicitude intelligente et par une perpétuelle attention à lui complaire en tout, en satisfaisant ses petits caprices et ses fantaisies d’enfant.

Un jour, comme elle avait exprimé le désir d’avoir une de ces corneilles qui s’apprivoisent aisément, Damase était descendu en dénicher dans les rochers en aval de Guersac. M. de La Ralphie, se promenant là par hasard avec sa fille, vit une corde attachée à un arbre et pendant sur la rivière, dans le vide. Il se demandait ce que cela voulait dire ; lorsque Damase remonta à grand’peine en s’aidant de la corde. La petite fut saisie de frayeur à l’idée du danger, et, quand Damase tira de sa poitrine deux jeunes corneilles qu’il lui présenta, elle le regarda, émue, et eut l’intuition obscure d’un sentiment puissant et inconnu qui faisait braver à ce paysan adolescent un danger sérieux pour satisfaire un de ses caprices.

Mais ceci n’était rien. Quelque temps après, il arriva qu’un matin, au moment de partir pour le Prieuré, la bourrique de Valérie se trouva boiteuse. M. de La Ralphie voulait faire conduire sa fille sur sa jument que Damase aurait menée par la bride ; mais la petite ne le voulut pas et déclara qu’elle marcherait très bien à pied. La nouveauté lui souriait : il lui semblait bon de s’en aller comme cela, avec ses jambes, tout ainsi que les gens de par là, sans craindre la fatigue. Il fallut lui céder. Damase prit un bâton solide derrière la porte et ils partirent. Arrivés dans la plaine, à un endroit où le chemin passait au pied de rochers à pic, tout près de la rivière, le jeune garçon vit venir à trente pas, la tête basse, la gueule baveuse, l’œil sanglant, la queue pendante, un de ces chiens qu’on appelle dans le pays labris, peut-être parce que cette espèce, actuellement sans caractère, vient originairement de la Brie. Aussitôt, il prit Valérie dans ses bras et la porta derrière un buisson :

— C’est un chien fou, demoiselle, ne bougez pas de là !

Puis, ayant ramassé son bâton, Damase s’avança sur le chemin pour arrêter l’animal. Lorsque le chien l’aperçut, il courut sur lui, mais le jeune garçon, avec un sang-froid au-dessus de son âge, lui enfonça vigoureusement son bâton dans la gueule. La douleur fit reculer la bête et Damase profita de cet instant pour lui asséner sur la tête un violent coup du houx noueux qui l’étourdit. Puis, ayant redoublé, il finit par l’assommer. Le chien, étendu à terre, cherchant à se relever, Damase prit une lourde pierre et la laissa retomber de toute sa hauteur sur la tête du chien qu’elle écrasa. Alors, les yeux brillants, les narines gonflées, il courut vers la petite :

— Oh ! demoiselle ! dit-il en se mettant à genoux devant elle, il est mort le chien, vous ne risquez plus rien !

Et les larmes lui venaient aux yeux en songeant au danger qu’elle avait couru. L’enfant, pâle, émue, la gorge serrée, lui donna ses mains, et lui les baisait, heureux d’avoir pu la préserver d’un affreux malheur, et, dans son émotion, il ne savait que répéter :

— Oh ! demoiselle ! demoiselle !

Ils revinrent sur le chemin, et Damase, avec son bâton, fit rouler le chien dans la rivière.

— Voyez-vous, dit-il à Valérie, il ne faudrait pas parler de ça. Si votre papa le savait, peut-être il ne voudrait plus vous laisser aller en classe au Prieuré, et il vous mettrait en pension chez les sœurs de Fontagnac.

Il dit cela tout ingénument, montrant ainsi combien il était heureux et fier d’être le conducteur, et, au besoin, le défenseur de sa jeune demoiselle.

Elle le comprit et répondit simplement :

— Oui, tu as raison, il n’en faudra rien dire.

Depuis ce jour, Damase grandit singulièrement dans l’esprit de Valérie. Son courage, la résolution et le sang-froid qu’il avait montrés le plaçaient hors de pair à ses yeux. Lui se sentait devenu presque un homme. L’orgueil viril de la victoire, qui l’avait transfiguré dans le premier moment, s’était résolu en une sorte de rayonnement intérieur qui se reflétait sur son visage, lorsqu’il venait à songer au bonheur qu’il avait eu d’être le sauveur de sa demoiselle. Toutes les fois, depuis, qu’allant au Prieuré ils passaient à cet endroit, appelé le Pas-du-Chevalier, la petite le regardait d’un air mémoratif qui le faisait heureux. Il n’entrevoyait rien de plus dans l’avenir que dans le présent ; il lui semblait que Mlle  de La Ralphie dût aller toujours à l’école de la sœur du Prieuré et lui l’accompagner et la protéger toujours.

Mais cette situation allait prendre fin. La tante de M. de La Ralphie étant venue passer quelques jours à Guersac, déclara que sa petite nièce étant dans sa douzième année, il était grand temps de la préparer à faire sa première communion ; et que, d’autre part, il n’était pas possible de continuer à l’envoyer à l’école du Prieuré, la sœur étant incapable d’autre chose que de montrer les premiers éléments aux petits enfants. M. de La Ralphie s’était bien dit cela déjà, mais il lui en coûtait de se séparer de sa fille et il avait temporisé. Des conférences qu’il eut avec sa tante à ce sujet sortit cette résolution qu’on mettrait Valérie au couvent des sœurs de Fontagnac, dont la supérieure était quelque peu parente des La Ralphie. Pour ménager la transition à l’enfant accoutumée au grand air et à la liberté, il fut convenu qu’à la Sainte-Cécile, qui est la grande foire de l’année, M. de La Ralphie irait, comme d’habitude, passer quelques jours dans sa maison de Fontagnac, et, cette fois, avec sa fille, qu’il mènerait au couvent chaque jour, afin qu’elle s’habituât à y demeurer comme pensionnaire.

Ceci décidé, quelques jours après, M. de La Ralphie enfourcha sa jument et alla voir sa cousine, la mère Sainte-Bathilde. Celle-ci, qui était une personne d’esprit délié, entendant fort bien les affaires temporelles, se prêta facilement aux conditions exceptionnelles que demandait M. de La Ralphie pour sa fille, tout heureuse d’avoir une pensionnaire de famille noble qui ferait honneur à l’établissement. Elle déclara qu’elle prendrait soin de sa petite cousine « comme de la prunelle de ses yeux » — ce fut son expression ; — qu’elle veillerait sur elle jour et nuit, et, à cet effet, la ferait coucher dans une petite chambre proche de la sienne, n’entendant nullement la traiter comme le commun des pensionnaires, ni la soumettre à leur régime. Avec une personne aussi accommodante, il n’y avait pas à marchander ; M. de La Ralphie ne fit donc aucune difficulté de payer trois fois le prix ordinaire de la pension.

Tout étant bien convenu, deux jours avant la Sainte-Cécile, M. de La Ralphie, ayant envoyé devant la cuisinière, partit pour Fontagnac emmenant Valérie. C’était le premier voyage de l’enfant, qui manifestait sa joie en pensant aux curiosités de cette foire, célèbre dans le pays, et même hors de la province.

En ce temps-là, les voitures particulières étaient à peu près inconnues dans ce coin reculé du Périgord, où il n’y avait, sauf une grande route qui traversait Fontagnac, que des chemins impraticables. Les gens riches voyageaient à cheval et les dames sur une bourrique, ou en croupe derrière leurs époux.

Tout en cheminant sur sa bonne bête à longues oreilles, qui suivait la jument de M. de La Ralphie, grâce à Damase qui la pressait avec une verge, Valérie, donc, questionnait son « père sur ce qu’il lui achèterait pour « sa foire », selon la locution en usage dans le pays ; sur ce qu’ils verraient à Fontagnac ; sur le temps qu’ils y passeraient, — car elle ignorait encore la décision prise à son égard ; — et son babil et ses réflexions empreintes souvent de raison précoce, occupaient agréablement la longueur du chemin.

Au mois de novembre, il fait mauvais temps dans cette région et il est même de règle que la foire de la Sainte-Cécile soit fortement mouillée. C’est pour cela que, quelques jours auparavant, l’administration des ponts et chaussées fait recharger la route dans la traversée de la ville. Grâce à la pluie, aux charrettes, aux chevaux, au bétail de toute espèce, au piétinement incessant des milliers de personnes qui affluent à Fontagnac ce jour-là, les pierres sont tassées le lendemain, comme si un lourd rouleau à macadam y avait passé. Cette année ne devait pas faire exception ; pendant le trajet, la pluie survint. M. de La Ralphie déploya le manteau bouclé sur le devant de sa selle et Damase mit une grande mante sur Valérie. Quant à lui, il continua de cheminer nu-tête, comme toujours, secouant de temps en temps son épaisse chevelure mouillée.

L’arrivée à Fontagnac désillusionna quelque peu la petite. La nuit approchait, et, sous la pluie qui tombait fine et serrée, les maisons paraissaient d’un gris sale et terne. Les rues étaient désertes et la villette triste et obscure : à peine entrevoyait-on, çà et là, derrière les petites vitres embuées de quelques boutiques, une lumière indécise.

Après avoir suivi plusieurs rues étroites et tortueuses, pavées de silex pointus, les voyageurs arrivèrent à la maison de La Ralphie, située dans la rue de la Barbecane. Damase souleva le marteau de fer et le laissa retomber sur la lourde porte qui, un instant après, s’ouvrit avec bruit. La cuisinière était là, en tablier de toile, éclairant l’entrée avec une de ces lampes en cuivre, de forme primitive, qu’on appelle un calel dans le pays. La porte donnait sur un large corridor pavé de cailloutis qui conduisait à une petite cour où se trouvait l’écurie. M. de La Ralphie, ayant mis pied à terre, prit sa fille dans ses bras, et, tandis que Damase emmenait les bêtes, monta un vaste escalier de pierre qui partait du corridor d’entrée et aboutissait à un grand palier dallé sur lequel s’ouvraient deux portes.

Arrivés dans la cuisine, où un grand feu de bois de brasse brûlait dans l’immense cheminée, le père et la fille furent débarrassés de leurs manteaux mouillés que la Mariette mit à sécher dans la pièce voisine. Un antique tourne-broche, scellé dans le mur, faisait tourner à grand bruit, sur deux énormes contre-hastiers de fonte, une belle volaille que le feu dorait agréablement. Valérie commença par arroser le rôti, puis voulut parcourir la maison, qu’elle ne connaissait pas encore. C’était un vieux logis d’autrefois, assez irrégulier. Au rez-de-chaussée étaient l’écurie avec une soupente, la cave, le bûcher et la buanderie. Le premier et unique étage était partagé en cinq pièces, dont deux très grandes. Pour chasser l’humidité et l’odeur du moisi qui s’exhale des maisons inhabitées, la Mariette avait allumé du feu partout. La pièce à deux fins où l’on recevait et qui servait aussi de salle à manger était entièrement revêtue d’une vieille boiserie de noyer. De chaque côté de la vaste cheminée, où brûlaient d’énormes bûches sur des chenets en fer forgé, s’ouvraient deux placards qui faisaient corps avec la boiserie. Au milieu de la pièce une table longue à pieds tors, recouverte d’une nappe de belle toile de ménage, sur laquelle le couvert était déjà mis. Dans un coin, un vieux bahut à quatre portes, curieusement ouvragé, faisait face à un buffet de même style avec un dressoir en forme de vaisselier où brillaient de vieilles faïences et un service d’étain aux armes des La Ralphie. Des fauteuils anciens, à dossier carré, recouverts de tapisseries aux couleurs éteintes, et de lourdes chaises tournées, rangées le long des murs, complétaient l’ameublement.

Au-dessus de la tablette de la cheminée, la boiserie encadrait une peinture obscurcie par le temps, où on distinguait vaguement des chiens coiffant un sanglier. Tout cela était simple, massif et fort éloigné du confortable mesquin d’à-présent. Mais cette pièce avait du caractère : la solidité des meubles faisait involontairement songer à la robustesse des hommes d’autrefois, moins affinés, moins nerveux, mais plus vigoureux et plus sains que ceux d’aujourd’hui. Et puis elle avait un caractère particulier, personnel ; c’était bien la salle d’une ancienne famille noble de la province du Périgord, et plus précisément celle des La Ralphie, dont les armoiries se voyaient encore, éclairées par la flamme, sur la grande plaque de fonte de la cheminée.

Valérie, un flambeau à la main, examina toutes ces choses, puis ouvrit une porte de communication et se trouva dans une vaste chambre meublée de deux grands lits à colonnes, d’une immense « lingère » à ferrures artistiquement travaillées, d’un grand coffre à losanges en relief, d’un petit cabinet en vieux chêne, d’une table massive recouverte d’une serviette sur laquelle était une cuvette ovale à pieds et son pot-à-eau en faïence à fleurs. Avec un fauteuil et quelques chaises anciennes, c’était tout le mobilier. Les lits étaient drapés d’antiques étoffes à ramages d’un rouge pâle ; et, au chevet, était accroché un vieux bénitier de Limoges, à sujet pieux, derrière lequel était fichée une branche de buis desséchée. Les murs étaient tendus d’une vieille tapisserie de verdure aux couleurs un peu effacées, et les solives peintes en gris-bleu.

De cette chambre, Valérie passa dans une autre, meublée à peu près pareillement de deux grands lits à l’ange, drapés de siamoise à flammes, mais dont les murs étaient simplement blanchis à la chaux. Elle acheva son inspection par une chambrette où couchait Mariette lorsqu’on venait à Fontagnac.

— Eh bien ! comment trouves-tu la maison ? demanda M. de La Ralphie qui avait suivi complaisamment sa fille.

— J’aime mieux Guersac, dit-elle laconiquement.

Ils dînèrent lentement, devant le feu de la grande salle, et, après le dessert, M. de La Ralphie avança un fauteuil au coin de la cheminée et s’y allongea. Valérie vint sur les genoux de son père se faire un peu câliner ; mais fatiguée du voyage, elle ne tarda pas à s’endormir. Alors, il se leva, et, la tenant dans ses bras, appela la Mariette.

— La pauvrette, elle est lasse ! dit la cuisinière en la prenant pour aller la coucher.

Ayant donné un baiser à sa fille endormie, M. de La Ralphie prit son chapeau, sa canne et se disposa à sortir. En passant, il ouvrit la porte de la cuisine où Damase, assis au coin du feu, attendait la soupe, et lui dit :

— Demain, tu partiras de bonne heure et tu emmèneras la bourrique de Mademoiselle à Guersac.

Il fut surpris de cela, le pauvre garçon ; il avait espéré voir la foire, le surlendemain, et ne pas quitter sa petite maîtresse ; cet ordre le contrariait fort.

— Quand faudra-t-il revenir chercher notre demoiselle ? demanda-t-il.

— Je te le ferai savoir.

Et M. de La Ralphie s’en alla au café du Château, où se réunissaient, dans une grande pièce au premier, décorée du nom de « Cercle Philomathique », quelques personnes de la bonne société de Fontagnac.

Autant le Cercle était bruyant et animé pendant la foire, autant il était paisible en temps ordinaire. Lorsque M. de La Ralphie entra, quelques membres jouaient tranquillement au piquet, leur tabatière à portée de la main, sur la table, et leur mouchoir sur les genoux. Le vieux M. de Brossac, président du Cercle, lisait la Gazette de France, à grand renfort de bésicles. Outre cet estimable chef du parti légitimiste à Fontagnac, il y avait là M. « de Coureau », que le maire juste-milieu s’obstinait à inscrire, sur la liste électorale, sous son vrai nom « Decoureau » : un ancien procureur du roi, révoqué en 1830 ; un capitaine de dragons en retraite, qui, dans la rue, portait sa canne comme un cierge ; Me  Boyssier, le notaire de la noblesse, du clergé, des sœurs, et, pour tout dire, des gens comme il faut ; le percepteur, petit homme bilieux, qui avait la manie de tricher au jeu, même pour une prise ; le directeur du petit collège de Fontagnac, grand et gros homme qui s’était engraissé, disaient les mauvaises langues, en faisant jeûner ses élèves : celui-ci venait spécialement pour lire la Gazette de France et l’Écho de Vésone, journal de Périgueux.

Outre ces messieurs, légitimistes pour la plupart, il y avait encore quelques petits bourgeois, sans opinions bien prononcées, qui étaient neutres en politique, en religion, en tout, et n’exigeaient du gouvernement qu’une seule chose : qu’on pût faire tranquillement sa partie sans être troublé par les émeutes et les révolutions. Il y avait encore là M. Rufin de Lussac, appelé familièrement « le Commandeur », en raison d’un grade un peu problématique dans l’ordre portugais des « Confrères de Sainte-Marie d’Évora ». Ce personnage, que certains appelaient aussi M. Rufin tout court, était un grand diable sec, qui avait mangé son avoir et vivotait à Fontagnac d’une petite rente que lui faisait un parent, piquant l’assiette chez les gens bien pensants et gagnant au piquet quelque argent pour son tabac ; très poli, d’ailleurs, avec les formes raffinées du dernier siècle.

— Ah ! voici La Ralphie ! s’écria M. de Brossac. Et comment vous portez-vous, brave ami ?

— Mais pas mal ; et vous, cher président ?

— Moi, couci-couça ; je m’en vais tout doucement. Le Roi vient de mourir, mon ami, qui n’avait qu’un an de plus que moi : c’est un avertissement.

— Oui, mais vous êtes bâti à chaux et à sable, et vous irez loin encore.

— Bah ! il n’importe ; seulement, je voudrais voir chasser le soi-disant « roi des Français » avant de mourir. Tenez, je ne suis pas suspect de sympathie pour le neveu de l’assassin du duc d’Enghien ; eh bien, je regrette parfois que le coup de Strasbourg n’ait pas réussi.

— Tout lui succède bien, à ce fils d’Égalité, dit le commandeur qui était venu avec quelques autres saluer M. de La Ralphie : on lui tire coups de pistolet, coups de fusil, on le manque… et ne vient-il pas de faire dresser un obélisque, venu d’Égypte, sur la place Louis XV !

— Cela ne durera pas toujours, répartit M. de Brossac ; l’heure de la justice divine sonnera et nous reverrons nos princes légitimes.

— Il faut l’espérer, dirent ensemble ces messieurs.

Et M. de Brossac reprit son journal, et les autres leur partie interrompue par l’entrée de M. de La Ralphie.

Lui, frappa du doigt à la cloison, et une personne d’âge mûr, en robe d’indienne à palmes avec des manches « à gigots » et coiffée d’un bonnet à coques, vint aussitôt.

— Une demi-tasse, s’il vous plaît, Mademoiselle Célestine, dit M. de La Ralphie, après les salutations de rigueur.

Tout en prenant ce que le Commandeur appelait un « moka », M. de La Ralphie regardait d’un œil distrait les joueurs de piquet qui concentraient toute leur intelligence sur un coup et réfléchissaient longuement avant de lâcher une carte. Deux quinquets, appliqués au mur éclairaient mal le bout de la salle où se tenaient les joueurs ; l’autre bout, où était le billard, restait dans l’ombre. Un papier fané partout et sale à la hauteur des tables, répétait à l’infini un motif grisaille représentant une bergerie d’Estelle et Némorin. Une lueur incertaine flottait sur ces figures rasées de bourgeois, hébétés par le maniement continuel des cartes. De temps en temps, un joueur attendant l’écart de son partenaire prenait son foulard et se mouchait bruyamment. Il régnait dans cette salle une atmosphère lourde, épaisse, saturée des odeurs du tabac à priser, de la fumée des quinquets, de celle de la pipe du capitaine, et viciée par le relent des émanations humaines dont elle s’était imprégnée depuis vingt ans.

Pour combattre ces miasmes, M. de La Ralphie tira un étui de sa poche, alluma un cigare et en offrit un à M. Rufin qui rôdait autour de lui. Celui-ci le prit sans cérémonie et accepta de même un verre de liqueur des îles. Ils causaient là de choses et d’autres, lorsque M. Boyssier, ayant achevé sa partie, vint se joindre à eux.

— On ne vous voit plus, lui dit M. de La Ralphie ; est-ce que vous auriez renoncé à ramasser des cailloux dans nos parages ?

— Que non pas ! répondit le notaire : un de ces jours, j’irai vous demander à déjeuner, si vous le voulez bien. On m’a signalé, dans les environs du Prieuré, une grotte où j’espère faire des trouvailles intéressantes.

— Quand vous voudrez, mon cher tabellion, vous serez le bienvenu.

— Et vous me prêterez Damase, n’est-ce pas ? Ce jeune garçon est plein d’intelligence ; il m’a été très utile, la dernière fois.

— Je vous prêterai Damase, et même Mantillou, si vous voulez.

— Merci, dit en riant le notaire, le petit me suffira.

M. Boyssier était un grand collectionneur de ces objets en silex, couteaux, flèches, haches, etc., que M. de La Ralphie appelait irrévérencieusement des cailloux. Lorsqu’on le mettait sur ce chapitre, il était discoureur et verbeux. Il entama une dissertation sur l’âge de pierre et s’échauffa tellement que M. de La Ralphie lui offrit charitablement un rafraîchissement, et, à cet effet, frappa encore à la cloison.

La vieille demoiselle vint, et lorsqu’elle ouït cette demande d’un verre d’eau sucrée à la fleur d’oranger pour M. Boyssier, elle parut étonnée, car les habitués, gens rangés et sobres, particulièrement le notaire, ne prenaient jamais rien. Ce soir, elle avait déjà servi une demi-tasse, un verre de liqueur et voici qu’on lui demandait encore un verre d’eau sucrée ! Cela ne s’était jamais vu en temps ordinaire. M. Laugerie, l’ancien capitaine de dragons, seul, faisait une sérieuse consommation de liqueurs fortes et de cruchons de bière.

Lorsque, selon l’antique usage local, sonna le couvre-feu à la cloche municipale, M. de Brossac, qui sommeillait dans un coin, se réveilla en sursaut.

— Diable ! déjà neuf heures ! Allons, bonsoir, Messieurs !

Et il partit, après avoir mis son manteau et allumé sa lanterne.

M. Boyssier le suivit de près, puis les autres abonnés, successivement, leur partie achevée. Enfin, sur les neuf heures trois quarts, M. de La Ralphie s’en alla, en compagnie du Commandeur, qui le remit à sa porte.

— Venez donc déjeuner avec moi demain… vers dix heures… hein ! Lussac ?

— Volontiers ! répondit celui-ci, qui ne déclinait jamais une invitation de ce genre.

Valérie se réveilla de bonne heure, le lendemain, et, après que la Mariette l’eut habillée elle ouvrit la porte-fenêtre de sa chambre qui donnait sur une galerie extérieure. De là, on voyait une moitié de la ville et la Vézère qui la coupait en deux. En face, au delà de l’eau, de vieilles maisons où la pierre, la brique et le bois se mélangeaient bizarrement, bordaient la rive et avançaient jusque dans la rivière les piliers qui soutenaient les galeries irrégulières superposées sur lesquelles s’ouvraient à chaque étage, les portes des chambres. Au moyen de cordes tendues sous les galeries, du linge séchait à l’abri, et des filets de pêche, et des hardes sombres sur lesquelles piquait la note éclatante d’un mouchoir à carreaux multicolores, ou le jupon rouge d’une ménagère originaire du causse de Salignac. Les crépissages, moisis par les brouillards de la rive, roussis par le soleil, écaillés par les gelées, laissaient, par endroits, apparaître les briques et faisaient, par le beau temps des oppositions de teintes variées, capricieusement nuancées par les jeux de l’ombre et de la lumière : tout cet ensemble de constructions demi-fluviales étaient alors d’une fantaisie pittoresque à ravir un artiste.

Mais, en ce moment, une pluie fine tombait serrée, ruisselant des toits de pierre ou d’ardoises et enveloppait la ville d’une buée grisâtre et terne d’où ressortaient à peine les piliers et les poutres entrecroisées des galeries. Au-dessus de ces maisons de la rive, d’autres se groupaient en amphithéâtre sur le coteau en pente roide, escaladaient les rochers et montaient jusqu’aux anciens remparts dominés par les restes d’un vieux château ruiné par la Révolution. Au pied des murs de la terrasse de la maison de La Ralphie, la rivière, grossie, roulait ses eaux rouges comme un fleuve de chocolat. En amont, elle serpentait au-dessus de la ville jusqu’à des coteaux boisés dont elle baignait le pied. En aval, le pont était le trait d’union entre les deux parties de la ville, lieu de rencontre, sorte de place où se concentrait la vie publique, symbolisée par la mairie qui l’avoisinait.

C’est sur le pont que les oisifs, les « de loisir », comme on dit à Fontagnac, venaient de chaque rive prendre l’air le matin, promener leur ennui dans l’après-midi, et échanger en tout temps ces banales conversations, ces riens insipides qui sont la monnaie courante de gens qui, quoique n’ayant rien à se dire, se croient obligés, en toute politesse, de se parler lorsqu’ils se rencontrent. C’était encore là que les pêcheurs forcenés qui ne pouvaient, par état, s’éloigner, comme le receveur buraliste et le pharmacien, se tenaient en permanence, armés de longues gaules, et, penchés sur le parapet, surveillaient leur bouchon. Au moment où Valérie contemplait ce tableau, trois ou quatre flâneurs étaient là, les mains dans leurs poches, interrogeant le temps, la direction des nuages et regardant vers l’ouest d’où venait la pluie.

Au delà du pont, du côté du marchepied, la rive était bordée de jardins et de beaux arbres qui se. penchaient sur les eaux profondes, tandis que d’autres s’élevaient au flanc du coteau, ombrageant les maisons étagées qui grimpaient en désordre vers la cime. Ces maisons, pittoresquement plantées sur les rochers, montraient leurs balcons de bois noircis par le temps, leurs lourdes toitures de pierres grises et leurs pignons bizarres à croisées qui se dressaient dans le ciel obscurci.

Valérie regardait tristement tout cela, presque désenchantée de son voyage, lorsque son père vint la prendre pour faire au couvent leur première visite. La vue de ces grands bâtiments noirs, à toitures moussues, n’était pas faite pour dissiper la mélancolie qui envahissait l’enfant. Lorsque la tourière les eut introduits et qu’elle passa dans de longs corridors blanchis à la chaux, avec des solives grises au plafond et pavés de larges dalles, il lui sembla qu’un manteau de glace lui tombait sur les épaules. Après avoir fait entrer le père et la fille dans une pièce moitié parloir, moitié salon monastique, la sœur alla prévenir la supérieure.

L’aspect de cette pièce n’était guère propre à éveiller des pensées riantes. Aux murs, peints d’un gris bleuâtre, étaient appendues des images de piété : une Vierge des Sept Douleurs, montrant son cœur percé de poignards rayonnant autour, et des saintes avec les attributs variés de leur martyre. Au fond, un grand Christ de plâtre peint, de carnation, comme eût dit un héraldiste, étendu sur une croix de bois noir et couronné d’épines, étalait ses plaies saignantes et penchait sa figure douloureusement contractée, sur laquelle tombaient des gouttes de sang. Au-dessus de la cheminée, propre et froide, où jamais on n’allumait de feu, une grande gravure, encadrée de bois verni, représentait la fondation de l’ordre. De chaque côté de la cheminée, deux fauteuils de paille se faisant vis-à-vis attendaient les visiteurs, et, le long des murs, une douzaine de chaises semblables étaient rangées régulièrement. Au milieu, une table de noyer ciré, toute nue, se reflétait sur le carreau luisant et semblait ajouter à l’aspect glacial de cette salle.

M. de La Ralphie regardait tout cela comme un homme transporté dans un milieu inconnu, et Valérie, assise sur une chaise, le cœur attristé, attendait, immobile. L’entrée de la supérieure la réveilla. Sœur Sainte-Bathilde ayant salué son cousin avec une aisance qui sentait plutôt la fille noble que la religieuse, s’avança vivement vers Valérie :

— Vous voilà donc, chère mignonne cousine ! Il y a bien cinq ou six ans que je vous vis à Guersac ; comme vous avez grandi !

Et elle embrassa la petite avec une effusion plus démonstrative que tendre.

Jeune encore, d’une figure agréable, avec des yeux noirs expressifs, que faisaient ressortir la matité du teint et la guimpe monastique, sœur Sainte-Bathilde ne déplut pas à Valérie. Assombrie par le temps, attristée par cet intérieur austère, il lui semblait bon de voir une créature vivante, caressante, qui l’avait prise maternellement dans ses bras et la questionnait affectueusement sur sa petite existence d’enfant. Au bout d’un moment, la supérieure, en femme intelligente, sentit qu’une auxiliaire lui serait utile pour apprivoiser cette enfant un peu fière.

— Vous n’aviez pas de petite amie à Guersac, ma chérie ? Seriez-vous bien aise d’en avoir une avec qui vous joueriez ? À qui vous raconteriez vos petites affaires ?

La petite sourit imperceptiblement.

Eh bien ! vous allez en avoir une !

Et la « chère mère », comme on l’appelait à Fontagnac, tira un cordon qui pendait le long de la cheminée.

Une sœur, qui devait être derrière la porte, entra aussitôt, mit les mains dans ses manches, baissa les yeux et s’inclina.

— Ma sœur, allez dire à Mlle  Amélie Beaufranc de venir me parler ici.

La sœur s’inclina derechef et sortit.

Un instant après, on entendit arriver en sautant, Mlle  Amélie qui ouvrit la porte et s’arrêta, surprise de trouver là des étrangers.

C’était une petite fille de l’âge de Valérie, à la figure rose et rieuse, avec une forêt de cheveux blonds frisés, qu’elle secouait avec une grâce mutine.

— Viens ici, Liette, dit la supérieure ; voici une petite demoiselle qui se nomme Valérie et qui n’a pas d’amie ; voudrais-tu bien être la sienne ?

— Oh ! oui, ma chère mère ! dit la petite Beaufranc en embrassant Valérie, que cette caresse naïve toucha.

— Eh bien ! tu vas la promener partout, lui montrer le jardin s’il ne pleut pas, la cour des récréations, tes joujoux, tes poupées, et, ensuite, vous ferez une petite dînette…

Les fillettes sourirent, et, la mère Sainte-Bathilde ayant ôté le chapeau de Valérie, elles sortirent en se donnant la main.

— Soyez tranquille, mon cousin, dit-elle ensuite, votre chère enfant s’habituera très bien ici. Ce soir, je vous la renverrai ; il ne faut pas brusquer la séparation… et puis, je présume que demain elle voudra voir la foire ; mais, dans quelques jours, ce ne sera plus nécessaire.

Sur cette assurance, M. de La Ralphie s’en alla satisfait.