F. Rieder et Cie (p. 7-23).



I


Le petit castel de Guersac est situé sur les bords de la Vézère, non loin de la région des grottes préhistoriques qui ont fait une célébrité à ces cantons si pittoresques et autrefois si inconnus du Périgord. Il est bâti sur un énorme rocher qui se détache en saillie des escarpements voisins et surplombe, à trois ou quatre cents pieds de hauteur, les eaux vertes de la belle rivière, que ses affluents du pays rouge rendent limoneuses et couleur d’ocre par les grosses pluies. Cette gentilhommière du quatorzième siècle, restaurée au seizième, se compose d’un corps de logis barlong, irrégulier, à deux étages, découronné de ses créneaux par la Révolution. À l’un des angles, se suspend une tourelle en encorbellement ; à l’autre, une tour, coiffée en poivrière, contient l’escalier à vis. La porte, en ogive, légèrement surbaissée, est à un seul battant d’épaisse menuiserie et bardée de clous à tête saillante. Du côté du plateau, les fenêtres étroites, percées irrégulièrement, sont défendues par des barreaux de fer entrecroisés et closes avec des petits carreaux de vitre verdâtres, taillés en losange et assemblés au moyen des lames de plomb. Mais, du côté de la rivière, inaccessibles, des baies plus larges, à meneaux, ont remplacé les anciennes fenêtres. Les toitures sont faites de ces pierres plates, appelées dans le pays « tuiles », qui donnent une physionomie si originale aux constructions du pays sarladais. C’est comme un mur de pierres sèches qui monte obliquement le long des charpentes de châtaignier franc, sous un angle très aigu, en raison de l’énorme charge. Çà et là, les pierres soulevées abritent de petites ouvertures triangulaires appelées « chatonnières », qui éclairent les greniers. Le chapeau des cheminées, peu élevées au-dessus des toits, est fait de légers piliers de pierres brutes qui soutiennent une grande pierre plate, à peu près carrée, telle qu’elle vient de la carrière. L’ensemble, très original, a la forme d’une petite table rustique et abrite de la pluie le foyer. Au sommet des toits, aux angles principaux et à la pointe de la tour, des sortes de bouteilles en terre cuite, de formes bizarres, contenant autrefois l’eau bénite qui devait préserver le château de la foudre, présentent un curieux spécimen des paratonnerres inventés par la foi naïve des temps passés.

Du côté de la Vézère, le rocher sur lequel est bâti le petit manoir forme une sorte de terrasse naturelle, bordée d’un mur à hauteur d’appui qui suit les contours irréguliers de l’énorme masse. À l’opposé, du côté du plateau, une écurie, le fournil, d’autres « aisines » et un gros mur de douze pieds enferment une cour où l’on accède par une porte cavalière à laquelle aboutit un chemin creux et rocailleux, bordé de vieux châtaigniers. Ce chemin va rejoindre, à quelques portées de fusil, une vieille voie appelée « la Pouge », nom que portent plusieurs anciens chemins du Périgord.

La vue, très bornée de ce côté, s’étend de la terrasse sur le cours de la Vézère et sur la vallée semée de hameaux et de métairies isolées au milieu des cultures. Au delà, des coteaux pierreux, dénudés par places, ravinés quelquefois ou couverts de châtaigneraies, de bruyères, de taillis de chênes clairsemés, avec quelques défrichements plantés en vignes, bordent la plaine. Ces hauteurs s’étagent successivement et forment un massif de collines dont le faîte marque la ligne de partage des eaux de la Vézère et de la Dordogne. Çà et là, dans les meilleures parties, dans le voisinage d’une combe aux terres profondes, collé aux flancs d’un coteau ou assis sur une croupe plus fertile, un village, ombragé de noyers, montre la masse grisâtre de ses toits de pierre qui se confondent avec les murs des habitations. Sur un puy aride, aux pentes roides coupées par un chemin en lacet, un vieux repaire noble, aux murailles roussies par le soleil, se détache à peine de l’ensemble du paysage.

Sur la rive opposée au château, le long des prés, le chemin de halage suit la rivière où monte parfois une lourde gabare péniblement halée par une paire de bœufs. Les mariniers et les bouviers s’amusent en passant à faire parler l’écho fameux du rocher en mémoire d’un ancien monsieur de Guersac, fort avaricieux :

Moussu die Guersa
Ey plé lou sa ?

Et l’écho répond :

Plé lou sa !

Le paysage montueux des collines du Périgord noir a un aspect sévère, triste même parfois, avec des échappées sur de petits vallons où serpente un ruisselet né dans quelque « rosière », qui, après avoir fait tourner un minuscule moulin, vient apporter ses eaux à la Vézère qui coule lentement dans sa vallée verdoyante. De la terrasse du château, d’où l’on embrasse cet ensemble, on entend monter le bruissement de la rivière sur les galets des « maigres » et le ha ! ha ! lointain d’un laboureur poussant ses bœufs dans le sillon. Au milieu de cette nature agreste, le calme, la paix, le silence semblent envelopper le petit castel solitaire, campé sur le gigantesque rocher creusé de boulins naturels, d’où s’échappent, avec de grands battements d’ailes, des volées de pigeons sauvages.

En 1835, époque à laquelle commence ce récit, le château de Guersac, avec les cinq métairies qui en dépendaient, appartenait à M. du Jarry de La Ralphie, ancien consul, démissionnaire en 1830, veuf d’une demoiselle de Xaintrac, dont était née une fille unique appelée Marie-Valérie, alors âgée de dix ans.

Les revenus de cette petite terre, joints à une rente sur l’État provenant du milliard des émigrés, allaient à une dizaine de mille francs qui en représentaient vingt d’aujourd’hui. C’était peu pour une famille noble, mais suffisant pour les goûts modestes de M. de La Ralphie qui avait adopté la vie du gentilhomme campagnard, dont la chasse et la pêche forment le fond, en y joignant quelques distractions d’un autre ordre, comme la lecture et la musique surtout, car il avait un assez joli talent sur le flûte. Quelques visites dans les châteaux voisins, un voyage annuel à Périgueux, à l’époque de la foire de la Saint-Mémoire, et des déplacements fréquents à Fontagnac, petite ville voisine où il avait une vieille maison servant de pied-à-terre, suffisaient, avec la surveillance de ses domaines, à remplir l’existence de l’ancien consul de France à Cadix.

Les du Jarry de La Ralphie étaient une ancienne famille huguenote dont la notoriété en Périgord remontait à Gérard du Jarry, un des plus vaillants compagnons du fameux capitaine de Vivans et de cet Armand de Caumont de Piles, la plus tranchante épée du protestantisme dont les faits d’armes, dit Mézeray, « surpassent la croyance et presque la vertu humaine ». Ce Gérard tirait son origine d’un soldat de fortune, anobli par les armes et par la possession d’un petit fief, que lui avait donné comme récompense de longs services, Henri d’Albret, roi de Navarre et comte de Périgord, grand-père de Henri IV.

Lorsque le rusé Béarnais troqua sa foi contre le trône de France, Gérard du Jarry, retiré dans sa terre de La Ralphie, avait gardé à l’endroit de l’illustre renégat une attitude frondeuse assez commune parmi les anciens coreligionnaires et compagnons d’armes délaissés du roi gascon, témoin la Confession de Sancy, d’Agrippa d’Aubigné. Mais, plus tard, sous Louis XIV, les persécutions religieuses et les générosités calculées de l’intendant de Guyenne avaient eu raison de l’entêtement parpaillot de la famille qui s’était convertie en la personne de Jacques du Jarry, fait, à cette occasion, cornette de chevau-légers.

Les armes de cette famille étaient : d’argent au chêne de sinople arraché de gueules et englanté d’or ; armes parlantes, car chêne se dit : jarry, en patois périgourdin. Les du Jarry de La Ralphie ne portaient pas de titre, ainsi que beaucoup de maisons de la province qui ne sont ni les moins anciennes, ni les moins nobles, au sens particulier de ce mot.

M. de La Ralphie, l’ancien consul, était un gentilhomme de mœurs douces, de caractère facile, qui se liait aisément, et que quelques nobles du voisinage accusaient même de s’encanailler. En matière de religion, il était officiellement catholique par devoir de caste, invitant son curé, allant à la messe aux bonnes fêtes, mais ne poussant pas plus loin la pratique et n’ayant point de confesseur, non plus que tant d’illustres coryphées du catholicisme, présents et passés. Au cours de ses voyages et dans les différents postes qu’il avait occupés, il avait vu les musulmans à Smyrne, les protestants à Genève, les brahmes à Calcutta, les juifs au Ghetto, les catholiques à Saint-Pierre, et cela lui avait donné sur ce point une philosophique indifférence entretenue par un commerce suivi avec le « patriarche de Ferney », comme on disait encore alors.

Au physique, M. de La Ralphie était un homme de cinquante ans, brun, grand, svelte, large d’épaules, d’une figure agréable, rasée selon la mode du temps, sauf des favoris diplomatiques qui commençaient à grisonner : dans sa jeunesse, il avait dû être ce que l’on appelait « un beau cavalier ».

En temps ordinaire et chez lui, sa mise était des plus simples. Une veste de toile l’été, de gros drap l’hiver, un pantalon à pont-levis, un grand gilet boutonné carrément, une cravate de taffetas nouée à la Colin et un chapeau de feutre mou, toujours renfoncé d’un coup de poing, indiquaient assez qu’il avait renoncé aux élégances de jadis. Pour chasser et courir ses terres, M. de La Ralphie portait de gros souliers avec des guêtres et, quelquefois, par les temps de neige, ne dédaignait pas une bonne paire de sabots. Lorsqu’il allait à cheval, en voyage, il était vêtu d’une grande redingote de drap bleu-de-roi, boutonnée militairement, coiffé d’un chapeau haut de forme, à la Robinson, et chaussé de bottes souples qui lui venaient jusqu’au dessous du genou.

Un matin de la fin d’octobre de l’année 1835, donc, M. de La Ralphie s’étant levé de bonne heure, selon sa coutume, ouvrit sa fenêtre et respira un peu l’air frais en regardant la rivière qui fumait légèrement dans le fond de la vallée, puis se mit en devoir de faire sa barbe. Tandis qu’il passait son rasoir sur le cuir, une voix de chien courant, venant du côté des plateaux, arriva jusqu’à lui.

— Tiens ! on dirait la Tanbelle : est-ce que ce brave Second serait par là ? »

Et allant à une fenêtre du côté de la cour, il appela :

— Hé ! Damase ?

Un garçon d’une quinzaine d’années, à la chevelure ébouriffée, sortit à cet appel.

— Tu n’as pas laissé sortir les chiens ?

— Non pas, notre monsieur.

« C’est bien la Tanbelle », se dit M. de La Ralphie en souriant comme un homme qui médite une bonne plaisanterie ; et, laissant là son rasoir, il alla vivement achever de s’habiller. Un quart d’heure après, il descendit, décrocha son fusil, son carnier, et s’en alla vers les coteaux d’un pas rapide.

Arrivé sur le chemin de la Pouge, il s’arrêta. Maintenant, les voix des deux chiens montaient au loin d’une combe boisée ; l’une pleine, sonore, prolongée, l’autre cognant furieusement. Ayant écouté un moment, M. de La Ralphie prit à travers les terres et les bois, et, un moment après, fut rendu à la « Croix-du-Sartre ». Cette croix était située à un carrefour mal famé où cinq chemins se réunissaient. Une vieille légende disait qu’un tailleur de campagne, ayant : blasphémé Dieu, avait eu le col tordu par le diable et était enterré là. On n’expliquait pas pourquoi le diable s’était chargé de punir le contempteur de son antique ennemi, mais enfin le nom de la croix venait de ce malheureux, car Sartre veut dire tailleur dans le vieux patois du pays. M. de La Ralphie se posta au pied de la croix de pierre, effritée, moussue, et attendit.

Une demi-heure après il vit à trois ou quatre portées de fusil, le lièvre de chasse venir sans se presser, en rusant pour mettre les chiens en défaut. Il passait dans le terrain pierreux, entrecroisait ses voies, sautait d’un bond sur une de ces murailles de pierres sèches qui enclosent les vignes dans le pays, la suivait un moment, puis descendait dans le chemin, se forlongeait, comme s’il allait au-devant des chiens, et, après, revenait vers le carrefour en coupant à travers les friches. Lorsqu’il fut à portée, M. de La Ralphie épaula lentement et le pauvre animal roula, foudroyé.

Vingt minutes après, un personnage d’une maigreur extrême, mais vigoureusement charpenté, faisait son entrée dans la cuisine de Guersac, et, n’y trouvant personne, se mettait le dos au feu, à cheval sur une chaise, après avoir placé son fusil dans le coin du foyer.

— Hé ! monsieur Second, fit la cuisinière en revenant, c’est vous ?

— Oui, ma pauvre Mariette, c’est moi, en corps et en âme, comme saint Amadour… et où est ton monsieur ?

— Il est allé faire un tour par là.

— Hum ! fit M. Second en souriant.

En ce moment, deux chiens courants se précipitèrent dans la cuisine, se dressèrent contre la table, puis se mirent à fureter dans tous les coins, cherchant à soulever du nez le couvercle des marmites rangées sous le fourneau.

— Arrête ! arrête ! Tanbelle, Faraud ! criait M. Second, bien inutilement, d’ailleurs.

Si la maigreur du maître était extraordinaire, celle des chiens était invraisemblable. Les pauvres bêtes n’avaient, à la lettre, que la peau collée sur les os, M. Second étant de cette école économique de chasseurs qui prétend que les chiens faméliques chassent, avec plus d’ardeur que les chiens bien nourris.

Dans le temps qu’il s’efforçait de calmer Faraud et Tanbelle, de la voix, appuyée de quelques coups d’une branche arrachée à un fagot, entra dans la cuisine une fillette, grande déjà, brune, avec de beaux cheveux flottants et un air de précoce raison : c’était Mlle  Valérie de La Ralphie.

— Hé ! bonjour, ma petite reine ! Comment allez-vous, ce matin ?

— Bien ! Merci, Monsieur Second. Oh ! non, ajouta-t-elle, comme il se baissait pour l’embrasser, votre barbe me piquerait !

Et, avec un geste plein de grâce et de fierté enfantines, elle lui donna sa main à baiser.

— Une autre fois, j’aurai soin de me raser avant de venir à Guersac, dit en riant M. Second.

À ce moment, les deux chiens se précipitèrent dehors en aboyant, et, bientôt après, rentrèrent à la suite de M. de La Ralphie qui s’évertuait à les écarter de la voix et du geste.

— Hé ! bonjour, Second, fit-il, voici longtemps qu’on ne t’avait vu ?

Mais la fillette s’était élancée vers son père qui la tenait embrassée, et, de son bras droit, éloignait d’elle son fusil.

— Oui, répondit M. Second en prenant l’arme qu’il mit au râtelier, au-dessus de la cheminée ; j’étais dans le Limousin.

— Et as-tu fait prise ce matin ? dit M. de La Ralphie après quelques menus propos.

— Farceur ! fit M. Second ; crois-tu que je prenne ton coup de fusil pour celui d’un braconnier de par ici ? Les bons canons de Saint-Étienne sonnent autrement que nos vieilles patraques… Tu l’as tué à la Croix-du-Sartre, n’est-ce pas ?

— Il n’y a pas moyen de te tromper, Bas-de-Cuir, dit M. de La Ralphie en riant ; voilà ta bête.

Et, tirant le lièvre de son carnier, il le jeta sur la table :

— Si tu veux, ajouta-t-il, nous allons déjeuner sur le pouce et nous irons faire un tour après. Il est encore de bonne heure, nous pourrons trouver une matinée dans les fonds ; sinon, nous irons à la billebaude. »

M. Second ayant acquiescé, prit ses chiens par la peau du cou, à défaut de collier, et alla les enfermer au chenil où braillaient ceux de la maison. Puis il revint, se lava les mains à une vieille fontaine de cuivre rouge et passa dans la salle à manger avec. M. de La Ralphie.

Tout en expédiant un déjeuner sommaire de chasseurs, une omelette et un filet de porc froid, roulé et piqué d’ail, qu’ainsi préparé on appelle en Périgord un anchau, les deux amis devisaient.

— Que fait Septima ? demanda M. de La Ralphie ; elle devient rare comme toi.

— Tu la verras bien assez tôt répondit l’autre.

Septima était la plus jeune sœur de M. Second. Leur défunt père, un officier de santé du voisinage, — un chirurgien, comme on disait en ce temps, — passablement original, avait numéroté ses enfants en leur imposant un prénom indiquant leur ordre de primogéniture : Prima, Second, Tertia, Quatrième, Quintilia, Sextia, Septima, Octave. Il aurait continué ce numérotage indéfiniment, mais sa femme coupa court à cette manie en mourant peu après la naissance de son huitième enfant. Le voisinage, et surtout les soins donnés à ceux de Guersac, avaient créé une intimité assez étroite entre les enfants des deux familles. Le chirurgien, d’ailleurs, homme d’esprit, avait vu le monde à la suite des armées de l’empereur ; on pouvait causer avec lui de beaucoup de choses et sortir du cercle étroit des vulgaires conversations provinciales ; aussi, était-il une société fort goûtée du défunt M. de La Ralphie. Les deux convives du moment avaient été ensemble au petit collège de Fontagnac, ce qui avait encore resserré leur amitié, et, depuis que la révolution de Juillet avait fait des loisirs à M. de La Ralphie, ils se voyaient souvent, chassant et pêchant ensemble, et allant librement les uns chez les autres.

M. Second et sa sœur, tous deux célibataires, habitaient à une demi-lieue de Guersac, le petit village du Prieuré, dans une vieille maison, demeure du prieur avant la Révolution. Les autres frères et sœurs s’étaient dispersés çà et là, au hasard d’un mariage ou d’un établissement. Ces deux êtres s’aimaient « comme frère et sœur », selon l’expression locale, et néanmoins passaient leur vice à se disputer au logis. Aussi n’y restaient-ils guère longtemps ensemble sans interruption, et faisaient-ils, chacun de son côté, de petites caravanes. M. Second prenait son fusil, sifflait ses chiens, et s’en allait chez des amis, restant deux jours chez l’un, huit jours chez l’autre suivant les circonstances, puis revenait au Prieuré, où sa sœur l’attendait avec impatience et l’accueillait tendrement avec tout plein d’attentions et de petits soins. Mais cela ne durait guère ; le surlendemain, quelquefois, à propos d’un coup de balai donné à Tanbelle, d’une poule dans le jardin, d’une contradiction insignifiante, les disputes comiques recommençaient. Parfois c’était Septima qui cédait la place : elle mettait le panneau sur sa bourrique et s’en allait chez des connaissances, à Guersac principalement, et y passait quelques jours. Pendant ce temps, M. Second faisait philosophiquement la soupe.

Le déjeuner des deux chasseurs tirait à sa fin, lorsque du fond de l’écurie on entendit braire la bourrique de la maison, à laquelle, de la cour même, une autre voix asine répondit bruyamment.

Les hommes allèrent à la porte de la salle à manger et virent Mlle  Septima qui sautait légèrement à terre, comme une fillette, quoiqu’elle eût bien dans les vingt-cinq ans.

— Quelle bonne surprise ! fit M. de La Ralphie en s’approchant. Justement nous parlions de vous il : n’y a qu’un instant, et je disais à Second que vous deveniez rare.

M. Second, lui, n’avait pas bougé du seuil. Il se tenait là, les deux mains dans les poches de sa veste, avec un sourire sardonique sur sa large bouche. Lorsque sa sœur fut au moment d’entrer, il l’interpella vivement :

— Et qui soignera les poules ?

— Occupe-toi de tes chiens et ne te mêle pas de mes poules, répondit-elle.

— Toujours aimable !

— Nous sommes frères en ceci !

Et les propos aigre-doux continuèrent, cependant que M. de La Ralphie riait de bon cœur.

— Vous arrivez joliment à propos, dit-il à Mlle  Septima, lorsqu’ils furent entrés ; on fait la lessive, vous serez bien aimable d’y voir un peu.

— J’y veillerai, soyez tranquille.

À ce moment Mlle  Valérie descendait, prête à partir pour l’école, coiffée d’un petit chapeau de feutre gris, et les épaules couvertes d’une écharpe nouée par derrière.

— Bonjour, mon petit chou !  ! fit Mlle  Septima ; que vous voilà donc mignonne !

Et elle s’avança pour l’embrasser.

Mais la petite détourna la tête assez ostensiblement, malgré le compliment, et reçut de mauvaise grâce le baiser de Septima dans ses cheveux.

Cependant, après avoir mis à l’écurie la bourrique de la sœur de M. Second, Damase avait amené celle de la jeune demoiselle Valérie et se tenait devant la porte, attendant.

— Allons, mon bijou, il est temps de partir, dit M. de La Ralphie.

Et prenant sa fille, il l’embrassa et l’assit doucement sur le panneau.

— Sois sage et travaille comme il faut… Fais bien attention à Mademoiselle, entends-tu, Damase !

— N’ayez point de crainte, notre monsieur, répondit le garçon avec assurance.

Puis, donnant une petite gaule à sa demoiselle, il prit la bride de la bête et sortit de la cour.

— Lâche la bride, lui dit la petite, lorsqu’ils furent sur le chemin.

Et docilement, Damase marcha près de la bourrique.

Chemin faisant, Mlle  de La Ralphie questionnait son page rustique : « Ses tourterelles auraient-elles bientôt des petits ? Où mettrait-on les petits cochons d’Inde que sa tante devait lui envoyer ? Que venait faire à Guersac Mlle  Septima ? »

Et Damase répondait à tout, posément, surveillant toujours la bourrique, la prenant par la bride dans les mauvais pas et pressant sa marche dans le bon chemin.

I y avait une chose qui étonnait fort la petite demoiselle Valérie. Elle avait ouï dire à la cuisinière que Damage n’avait ni père ni mère : cela, elle ne le comprenait pas.

— La Mariette dit qu’on trouve les enfants sous un chou ?

— Moi, on m’a trouvé contre le portail de l’église de Fontagnac, fit naïvement Damase.

— Alors, tu n’as ni père ni mère ?

— Hé ! non, notre demoiselle.

— Pourtant, tout le monde en a. Moi, j’ai papa, et maman est morte il y a longtemps. Les petits des métayers ont leur père et leur mère ; tu dois en avoir eu aussi.

— Sans doute, mais je ne m’en souviens point.

— Et ça ne te fait pas de la peine de n’avoir ni père ni mère que tu puisses aimer comme j’aime papa ?

— Si bien, mois que voulez-vous, demoiselle, il me faut bien prendre patience.

— Alors, n’ayant pas de parents, tu n’aimes personne, Damase ?

— Pardonnez-moi, demoiselle, j’aime ceux qui me font du bien.

— Et qui ça, la Mariette ? la Fillette ?

— Oui, j’aime tous ceux de Guersac.

— Tu aimes papa aussi, alors ?

— Oui, je l’aime parce qu’il est bon et qu’il m’a retiré de la charité.

— Et moi, tu m’aimes aussi, Damase ?

— Oui, notre demoiselle, je vous aime plus que tous les autres ensemble !

— Et pourquoi ça ?

— Je ne peux vous en rien dire, ne le sachant point ; seulement, je me ferais couper en morceaux pour vous !

Sur cette affirmation, la petite demoiselle cessa ses questions, réfléchissant, à part soi, et cherchant à comprendre pourquoi Damase se serait fait couper en morceaux pour elle ; mais avant d’avoir trouvé, ils arrivèrent au Prieuré.

Cinq ou six maisons avec leurs jardins clos de murs de pierres sèches, étaient groupées au pied de hauts rochers qui, en cet endroit, bordent la vallée de la Vézère. Çà et là, dans les cours et le long des chemins, de vieux noyers les ombrageaient. Une petite chapelle, celle de l’ancien prieuré, les dominait de son clocher minuscule où tintait une cloche fêlée, le jour où le curé de la paroisse voisine y venait biner. Du côté des rochers, un petit ruisseau descendait dans la vallée, — « das la rivière », pour parler comme les gens du pays, — par une énorme brèche taillée à pic. Le village, abrité du nord par ces escarpements calcaires où se trouvent des grottes préhistoriques, se chauffait paisiblement au soleil de l’été de la Saint-Martin. Des volées de choucas tournoyaient autour des rochers avec des cris incessants. L’odeur du regain coupé embaumait l’air et on entendait, tout près, la rivière bouillonner dans son lit rocheux.

Damase, guidant la bourrique, entra dans une cour, et, aussitôt, une vieille personne vint descendre de sa monture Mlle  de La Ralphie : c’était « la sœur ».

On l’appelait ainsi, quoiqu’elle n’appartînt à aucun ordre religieux ; mais son costume justifiait cette appellation. Une robe noire, unie, sur laquelle pendait un chapelet d’une belle dimension, en ce temps où ceux de Lourdes étaient inconnus ; une pèlerine de même étoffe et un étroit bonnet blanc recouvert de tulle noir, qui cachait entièrement ses cheveux, lui donnaient l’aspect d’une vieille béguine. Cette personne était la sœur d’un curé des environs qui, son frère étant mort, s’était établie au Prieuré où elle faisait la classe à quelques enfants des bonnes familles du voisinage.

Ayant attaché la bourrique dans une étable, côté de la chèvre de la sœur, Damase entra dans la cuisine, entr’ouvrit doucement la porte de la chambre servant de classe et se glissa dans un coin où il s’assit sur ses talons. C’était bien un peu osé à lui, de s’introduire parmi cette jeunesse noble ou de bonne bourgeoisie ; mais il avait montré tant de désir d’apprendre, que, depuis quelque temps, la sœur avait fini par le laisser assister aux leçons. Lui, reconnaissait cela et payait son écolage par de menus services. Pendant les récréations, il puisait un seau d’eau, fendait du bois ou allait chercher de l’herbe pour la chèvre. Aux enfants, il apportait des oiseaux, des pommes vertes à la saison ; il leur faisait, avec une noix, de ces petits moulins qu’en Périgord on appelle des virebriquets et d’autres jouets rustiques, comme des péterabes ou des clifoires, et, cette jeunesse, quoique déjà imbue des préjugés paternels, le tolérait pourtant. Une chose le désolait, le brave enfant, la lenteur des études. Tandis que les petits messieurs et demoiselles, paresseux et dissipés pour la plupart, n’apprenaient guère, lui, avec son intelligence vive et son ardeur de savoir, apprenait en une leçon ce que les autres ne savaient pas en quatre. La sœur, quoique un peu sèche d’esprit et médiocrement tendre, était pourtant touchée de voir cet adolescent, beau dans sa rusticité, animé d’un tel amour de l’étude, et lui prêtait de vieux livres classiques de rebut qu’il étudiait à la veillée.

Sur les quatre heures du soir, Damase amena la bourrique le long d’une pierre montoire où se tenait debout la jeune demoiselle qui s’assit sur sa bête pour revenir à Guersac.

Chemin faisant elle demandait au jeune garçon pourquoi il voulait tant apprendre à lire, à écrire et le reste. Lui, répondait qu’il ignorait le pourquoi, mais qu’il avait une grande envie de savoir toutes ces choses et qu’il serait bien content de pouvoir tout le jour à l’école de Fontagnac, où il y avait, à ce qu’on disait, un maître plus savant que la sœur.

— Mais, dit la petite, papa dit que ce n’est pas bien utile pour ceux qui travaillent la terre d’aller à l’école.

Damase ne contredisait pas ceci, par respect pour son monsieur, mais il pensait, à part lui, que si ça n’était pas bien utile, au moins ça ne pouvait pas nuire.

Lorsqu’ils furent proches de Guersac, ils trouvèrent M. de La Ralphie qui rentrait seul ; M. Second n’avait pas voulu l’accompagner, disant qu’il voyait bien assez sa sœur à la maison, sans la rencontrer ailleurs. Et, sur cette belle raison, il s’en était allé avec ses chiens, chez un de ses amis, du côté de la Forêt Barade.