Chapitre VIII Mademoiselle de Scudéry Chapitre X




IX


IL SAGISSAIT à présent d’aborder le Roi, et c’était là le point le plus difficile ; car le Roi était pénétré d’une telle horreur contre Brusson, qu’il regardait comme l’unique criminel et le lâche assassin qui, pendant si longtemps, avait plongé tout Paris dans la désolation et la terreur, que la moindre allusion au funeste procès le mettait dans la plus violente colère. Madame de Maintenon, fidèle au principe qu’elle avait adopté de ne jamais entretenir le Roi de choses désagréables, refusait absolument son entremise dans cette affaire, et le sort de Brusson se trouvait ainsi remis tout entier entre les mains de mademoiselle de Scudéry.

Après avoir longtemps réfléchi, elle prit une soudaine résolution, qu’elle exécuta avec la même célérité. Elle s’habilla d’une robe noire en étoffe de soie, elle se para des bijoux précieux de Cardillac, attacha par-dessus un long voile noir, et parut ainsi dans les appartements de madame de Maintenon, à l’heure même où le Roi s’y trouvait. La noble figure de l’honorable demoiselle, dans ce costume d’apparat, avait une majesté qui devait inspirer un profond respect, même à ce monde d’oisifs impertinents, qui promènent ordinairement dans les antichambres leur ennui et leur fatuité. Chacun se rangea humblement sur son passage, et, lorsqu’elle entra, le Roi lui-même se leva tout émerveillé, et vint à sa rencontre. Alors il vit rayonner les pierreries superbes du collier et des bracelets, et il s’écria : « Mon Dieu ! n’est-ce point la parure de Cardillac ! » Puis, se tournant vers madame de Maintenon, il ajouta avec un sourire plein de grâce : « Voyez, madame la marquise, notre belle dame porte le deuil de son malheureux époux ! — Ah ! Sire, répliqua mademoiselle de Scudéry, feignant de continuer la plaisanterie, serait-il donc convenable qu’une veuve accablée d’affliction se montrât parée aussi magnifiquement ? Non, certes, j’ai complètement abjuré cette union bizarre, et je ne penserais même plus à cet homme, sans le souvenir, qui vient m’assaillir quelquefois, de l’horrible spectacle dont je fus témoin, lorsque je vis passer près de moi son cadavre ensanglanté.

— Comment ! demanda le Roi, vous l’avez vu le pauvre diable ? » Alors, mademoiselle de Scudéry raconta brièvement, et sans faire d’abord aucune mention d’Olivier, comment le hasard l’avait amenée devant la maison de Cardillac, juste au moment où le meurtre venait d’être découvert. Elle dépeignit la violente douleur de Madelon, la profonde impression que la céleste enfant avait produite sur elle, enfin, la manière dont elle l’avait délivrée des mains de Desgrais, aux acclamations de la multitude. Et puis, vinrent les entrevues avec La Reynie, avec Desgrais, avec Brusson lui-même, et l’intérêt de son récit gagnait de plus en plus ses auditeurs. Le Roi, eiitraiué par la vive et brûlante émotion que mademoiselle de Scudéry communiquait à ses paroles, oubliant qu’il fût question de l’odieux procès de cet indigne Brusson, écoutait sans pouvoir prononcer une parole, et laissait seulement, de temps en temps, échapper une exclamation qui trahissait son agitation intérieure.

Avant qu’il pût s’en douter, interdit de tout ce qu’il venait d’apprendre, et maître à peine encore de rétablir l’ordre dans ses idées, mademoiselle de Scudéry était tombée à ses pieds, et implorait la grâce d’Olivier Brusson.

« Que faites-vous, mademoiselle ! dit enfin le Roi en lui saisissant les deux mains et la forçant à se rasseoir, — ma surprise est inouie. — Mais c’est une histoire épouvantable ! — Qui me garantit pourtant la véracité de Brusson dans ce romanesque récit ? » Mademoiselle de Scudéry répondit aussitôt : « Les déclarations du comte de Miossens, — les perquisitions à. faire dans la maison de Cardillac, — le cri d’une conviction intime, — hélas ! le cœur vertueux et pur de Madelon qui avait apprécié une égale vertu dans le malheureux Brusson ! »

Le Roi allait répliquer quelque chose, quand un léger bruit à la porte de l’appartement lui fit tourner la tête. Louvois, qui travaillait en ce moment même dans une pièce voisine, avait jeté dans la chambre un regard inquiet. Le Roi quitta sa place, et sortit pour rejoindre son ministre. Mademoiselle de Scudéry ainsi que madame de Maintenon regardèrent cette interruption comme fatale ; car le Roi pouvait bien se mettre en garde désormais contre la séduction qui avait si bien réussi une première fois. Cependant il reparut au bout de quelques minutes, fit avec vivacité deux ou trois tours dans la chambre, les mains derrière le dos ; puis il s’approcha de mademoiselle de Scudéry, et, sans la regarder, dit à demi voix : « Je voudrais bien voir votre Madelon ! — Ô mon gracieux souverain ! reprit aussitôt mademoiselle de Scudéry, de quel insigne bonheur vous honorez la pauvre et malheureuse enfant. — Ah ! Sire, il suffit d’un signe de votre part pour voir ici même la jeune fille à vos pieds. » Alors elle se dirigea, en piétinant aussi vite que le lui permettait sa lourde parure, vers la porte, et cria au-dehors que le Roi voulait voir Madelon Cardillac ; puis elle rentra en pleurant et en sanglottant de joie et de ravissement.

Mademoiselle de Scudéry dans la prévision d’une telle faveur, avait amené avec elle Madelon, qui attendait chez une femme de chambre de la marquise, tenant à la main une brève supplique exprès rédigée par d’Andilly. Quelques moments après elle était agenouillée aux pieds du Roi sans pouvoir proférer un mot. Le trouble, le saisissement, un respect mêlé de crainte, son amour et sa douleur faisaient circuler, d’un mouvement de plus en plus rapide, le sang bouillonnant dans les veines de la pauvre enfant. Ses joues étaient ardentes d’une rougeur pourprée, et de ses yeux charmants des larmes, plus limpides que des perles, suspendues à leurs cils soyeux, tombaient de temps en temps sur le pur albâtre de son sein.

Le Roi parut vivement frappé de la beauté merveilleuse de cette angélique enfant. Il releva doucement la jeune fille, puis il fît un mouvement comme pour baiser sa main qu’il avait saisie ; mais, la laissant retomber, il arrêta seulement sur elle un regard humide de larmes, qui témoignait de l’émotion intérieure la plus profonde. Madame de Mainteuon chuchota à l’oreille de mademoiselle de Scudéry : « Mais elle ressemble, trait pour trait, à mademoiselle de la Vallière, cette petite. — Le roi est enivré des plus doux souvenirs. Votre cause est gagnée. »

Quoique madame de Maintenon eut prononcé ces mots d’une voix très basse, le Roi parut pourtant les avoir entendus. Une soudaine rougeur colora son visage, son regard effleura, pour ainsi dire, madame de Maintenon ; il lut la supplique que Madelon lui avait remise, puis il dit avec douceur et bienveillance : « Je crois bien volontiers que tu es convaincue de l’innocence de ton bien-aimé, ma chère enfant ! Mais nous verrons ce que décidera la chambre ardente ! » — Là-dessus, d’un mouvement débonnaire de la main, il congédia la petite, qui sortit noyée dans les larmes.

Mademoiselle de Scudéry s’était aperçue avec effroi que le souvenir de mademoiselle de la Vallière, quelqu’attendrissement qu’il eût paru produire d’abord sur l’esprit du Roi, avait assombri son humeur dès qu’il avait entendu ce nom prononcé par madame de Maintenon. Il put ressentir quelque dépit de se voir rappeler d’une manière peu délicate, qu’il était sur le point de sacrifier les droits de la justice à la beauté ; ou bien vit-il le charme de son illusion rompu, comme un heureux rêveur, réveillé par un choc trop rude, devant lequel s’évanouit brusquement l’image enchanteresse qu’il se croyait près d’embrasser. Peut-être, au lieu de sa chère La Valliére présente à sa vue, Louis n’eut-il plus la faculté de penser qu’à sœur Louise de la Miséricorde (le nom de couvent de mademoiselle de La Vallière chez les carmélites), et à cette pénitence ascétique qui l’importunait. — Il ne restait plus d’autre parti à prendre que d’attendre avec patience la décision du Roi.

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