Chapitre VII Mademoiselle de Scudéry Chapitre IX




VIII


UNE RÉALITÉ terrible venait, hélas ! vérifier les sombres pressentiments qui agitaient l’esprit de mademoiselle de Scudéry depuis la première visite d’Olivier Brusson dans sa maison : elle voyait le fils de sa chère Anne, malgré son innocence, compromis de telle sorte, que l’idée de le sauver d’une mort ignominieuse semblait à peine admissible. La noble demoiselle admirait l’héroïque résolution du jeune homme, qui préférait mourir chargé d’une horrible accusation, plutôt que de trahir un secret dont la révélation eût donné à sa chère Madelon le coup de la mort ; mais, dans l’ordre entier des choses possibles, elle ne pouvait trouver un seul moyen d’arracher cet infortuné aux rigueurs de la chambre ardente. Et cependant elle était bien résolue, au fond de son âme, à ne reculer devant aucun sacrifice, pour empêcher l’injustice criante qu’on était sur le point de commettre. — Elle combina, jusqu’à s’en fatiguer l’esprit, mille plans et mille projets qui tenaient tant soit peu du romanesque, et qu’elle rejetait tour à tour presqu’aussitôt après les avoir conçus ; elle voyait s’évanouir de plus en plus toute lueur d’espérance, et s’abandonnait au désespoir. Mais la confiance pieuse, filiale, absolue qui inspirait Madelon, et la sérénité avec laquelle elle parlait de son bien-aimé, qu’elle s’attendait à voir bientôt, disculpé de tout reproche, revenir dans ses bras à titre d’époux, touchèrent si vivement le cœur de la digne demoiselle, qu’elle s’exalta peu à peu au même degré que la jeune fille, et se remit à l’œuvre avec un nouveau courage.

Pour faire une première démarche, mademoiselle de Scudéry écrivit au président La Reynie une longue lettre, où elle lui disait qu’Olivier Brusson lui avait démontré, de la manière la plus digne de foi, son entière innocence, touchant le meurtre de Cardillac, et que la résolution héroïque d’emporter dans le tombeau un secret, dont la découverte causerait la perte de l’innocence et de la vertu mêmes, le retenait seule de déclarer la vérité à ses juges, quoique ses aveux dussent le justifier, non seulement du soupçon d’avoir tué Cardillac, mais encore de l’imputation d’avoir fait partie de la bande infâme des assassins.

Tout ce que peuvent un zèle ardent et une éloquence passionnée, mademoiselle de Scudéry l’avait mis en œuvre pour attendrir l’inexorable La Reynie. Quelques heures après, le président répondit qu’il se réjouissait sincèrement de ce qu’Olivier Brnsson se fût complètement justifié auprès de sa haute et digne protectrice ; mais, quant à la résolution héroïque d’Olivier de vouloir emporter dans le tombeau un secret relatif au crime, qu’il était désolé que la chambre ardente ne pût apprécier un semblable héroïsme, que, bien plus, il était de son devoir de chercher à le faire fléchir par les moyens les plus extrêmes, et qu’il espérait être, au bout de trois jours, en possession de cet étrange secret, qui divulguerait, sans doute, de surprenantes merveilles.

Mademoiselle de Scudéry ne savait que trop bien ce que le terrible La Reynie voulait dire par ces moyens extrêmes qui devaient briser l’héroïsme de Brusson. Il était maintenant bien positif que le malheureux devait subir le supplice de la question. Dans son anxiété mortelle, mademoiselle de Scudéry vint à penser que, pour obtenir un sursis, les conseils d’un jurisconsulte pouvaient être d’une grande utilité. Pierre-Arnaud d’Andilly était à cette époque le plus célèbre avocat de Paris. Sa vaste érudition, sa profonde sagacité égalaient sa vertu et sa loyauté. Ce fut chez lui que se rendit mademoiselle de Scudéry, elle lui dit tout ce qu’il était possible de révéler sans violer le secret d’Olivier. Elle s’attendait à voir d’Andilly embrasser avec chaleur les intérêts de son malheureux protégé, mais elle fut déçue dans cette attente de la manière la plus amère. D’Andilly l’avait écoutée avec calme, et il répondit ensuite en souriant par ce vers de Boileau :

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Il démontra à mademoiselle de Scudéry que les plus graves motifs de suspicion plaidaient contre Brusson, que le procédé de La Reynie ne pouvait nullement lui mériter le reproche de cruauté et de précipitation, qu’il était, au contraire, tout à fait légal, et que le président ne pouvait agir autrement sans violer les devoirs de sa charge. Lui, d’Andilly, lui-même ne croyait pas que la défense la plus habile pût soustraire l’accusé à la torture. Brusson, disait-il, pouvait seul le tenter par un aveu complet et sincère, ou du moins par le récit exact des circonstances du meurtre de Cardillac, sur lesquelles on établirait alors peut-être de nouvelles informations. « Eh bien ! j’irai me jeter aux pieds du roi, et implorer sa clémence ! dit mademoiselle de Scudéry hors d’elle-même et d’une voix à moitié étouffée par les larmes. — Gardez-vous-en bien, au nom du ciel, mademoiselle ! s’écria d’Andilly. Réservez jusqu’à la fin ce dernier moyen de salut, qui, ayant une fois avorté, vous sera ravi pour toujours. Le roi ne graciera jamais un criminel de cette sorte, d’amers et unanimes reproches s’éleveraient contre un pareil acte. Peut-être Brusson parviendra-t-il, en dévoilant tout le mystère ou autrement, à dissiper les soupçons qui pèsent sur lui. Alors il sera temps d’intercéder auprès du roi, qui ne prendra conseil que de sa conviction intime, sans s’informer quelles preuves juridiques sont acquises ou font défaut au procès. »

Mademoiselle de Scudéry dut se ranger à l’avis du sage et expérimenté d’Andilly. Toutefois, plongée dans une affliction profonde, priant avec ferveur la Vierge et les saints de lui inspirer ce qu’elle pouvait faire pour sauver l’infortuné Brusson, elle était assise dans sa chambre à une heure avancée de la soirée, lorsque La Martinière entra en annonçant le comte de Miossens, colonel de la garde du Roi, qui désirait avec instance parler à mademoiselle.

« Pardon, mademoiselle, dit le comte en saluant avec une contenance militaire, si je viens vous importuner si tard, à une heure aussi indue. Nous autres soldats nous n’en faisons pas d’autres, et je crois, au reste, avoir à vous offrir une excuse légitime en deux mots. — C’est Olivier Brusson qui m’amène chez vous. »

Mademoiselle de Scudéry, impatiente de ce qu’elle allait apprendre, s’écria : « Olivier Brusson ! cet infortuné. — Oh ! que savez-vous sur lui ? — J’étais bien sûr, poursuivit monsieur de Miossens en souriant, que le nom de votre protégé suffirait pour me faire obtenir de votre part, mademoiselle, une attention bienveillante. Tout le monde est persuadé de la culpabilité de Brusson. Je n’ignore pas que vous avez une autre opinion, fondée uniquement à la vérité, dit-on, sur les protestations de l’accusé lui-même. Quant à moi, c’est différent. Personne, autre que moi, ne peut être aussi positivement convaincu que Brusson est innocent de la mort de Cardillac.

— Parlez, parlez ! s’écria mademoiselle de Scudéry dont les yeux étincelaient de plaisir. — « C’est moi, dit le comte avec un accent marqué, moimême, qui ai tué le vieil orfèvre dans la rue Saint-Honoré, à peu de distance de votre maison.

— Vous ! au nom de tous les saints ! vous ! s’écria mademoiselle de Scudéry. — Et je vous jure, mademoiselle, poursuivit-il, que je suis fier de mon action. Apprenez que c’était Cardillac, le plus infâme et le plus hypocrite des scélérats, qui seul était l’auteur de ces vols nocturnes et de ces lâches assassinats, et qui, pendant si longtemps, eut l’adresse de se soustraire à toutes les recherches. Je ne sais moi-même comment il se fit qu’un vague soupçon s’éleva en moi contre le vieux coquin, un jour qu’il m’apporta, avec une visible expression de mécontentement, une parure que je lui avais commandée, et quand je sus qu’il s’était enquis avec soin de la destination de cette parure, et qu’il avait adroitement interrogé mon valet de chambre sur l’heure où j’avais coutume de me rendre chez une certaine dame. — Depuis longtemps j’avais été frappé de la circonstance que les malheureuses victimes de cet affreux brigandage portaient toutes une blessure mortelle identique. J’avais la certitude que l’assassin, bien exercé à frapper le coup qui devait tuer instantanément, y mettait toute sa confiance : mais que s’il échouait dans sa tentative, il ne s’agissait plus que d’un combat à armes égales. J’eus alors recours à une mesure de précaution, tellement simple, que je ne conçois pas comment d’autres ne s’en sont pas déjà servis avant moi pour échapper aux atteintes de ce meurtrier. Je me munis, sous la veste, d’une légère cuirasse. Cardillac m’attaqua par derrière ; il me saisit avec une vigueur de géant, mais le poignard, dirigé sur mon sein d’une main sûre, glissa sur le fer. Aussitôt je me débarrassai de lui, et lui plongeai dans la poitrine le poignard dont j’étais armé.

— Et vous avez gardé le silence, demanda mademoiselle de Scudéry, vous n’avez pas déclaré à la justice ce qui vous était arrivé ? — Permettez-moi, mademoiselle, répliqua monsieur de Miossens, de vous faire observer qu’une semblable déclaration aurait eu pour résultat, sinon précisément de me perdre, du moins de m’envelopper dans le plus horrible des procès. La Reynie, qui flaire partout des crimes, m’aurait-il cru de prime abord, si j’avais dénoncé comme mon meurtrier l’honnête Cardillac, le parfait modèle de tout honneur et de toute vertu ? Et qui sait si le glaive de la justice ne se fût pas retourné contre moi-même ?

— Cela n’était pas possible, s’écria mademoiselle de Scudéry, votre condition, votre rang… — Oh ! repartit le colonel, songez un peu au maréchal de Luxembourg, que l’idée de se faire tirer son horoscope par Lesage, fit soupçonner du crime d’empoisonnement et conduisit à la Bastille. Non, par saint Denis ! je ne mettrai pas une heure de liberté, pas le bout de mon oreille, à la merci du furibond La Reynie, qui nous poserait volontiers à tous, s’il le pouvait, le couteau sur la gorge !

— Mais vous conduirez ainsi l’innocent Brusson à l’échafaud ? dit mademoiselle de Scudéry en l’interrompant. — Innocent ! mademoiselle, répliqua le comte, appelez-vous innocent le satellite, le complice de l’infâme Cardillac ? celui qui a pris part à tous ses forfaits, qui a cent fois mérité la mort ? Non, non, il est justement puni, et si je vous ai découvert, mon honorable demoiselle, la vérité sur cette criminelle intrigue, c’est que je suppose que, sans me compromettre auprès de la chambre ardente, vous saurez néanmoins peut-être profiter de cette révélation d’une certaine manière dans l’intérêt de votre protégé. »

Mademoiselle de Scudéry, transportée de joie de voir l’innocence de Brusson confirmée par un témoignage aussi positif, ne se fit pas le moindre scrupule de tout découvrir au comte de Miossens, instruit déjà de la culpabilité de Cardillac, et elle le décida à venir avec elle visiter d’Andilly, pour le mettre aussi, sous le sceau du secret, dans la confidence, et réclamer ses conseils sur ce qu’il y avait à faire.

D’Andilly, après que mademoiselle de Scudéry lui eut tout raconté dans le plus grand détail, se fit répéter encore une fois les circonstances les plus minutieuses ; il interrogea surtout le comte de Miossens, pour savoir s’il était bien convaincu de l’identité de Cardillac, et s’il pourrait reconnaître Olivier Brusson pour l’homme qui avait emporté le cadavre. « Outre que j’ai parfaitement reconnu l’orfèvre à la vive clarté de la lune, répliqua M. de Miossens, j’ai pu voir aussi chez le président La Reynie lui-même, le poignard sous lequel est tombé Cardillac. Ce poignard est le mien, et il se distingue par le beau travail du manche. Quant au jeune homme, j’ai vu à la distance d’un pas tous les traits de sa figure, car son chapeau était tombé par terre, et je le reconnaitrais indubitablement. »

D’Andilly resta quelques moments silencieux, les regards baissés ; il dit ensuite : « Il ne faut plus songer maintenant à sauver Brusson des mains de la justice par les voies ordinaires : la résolution qu’il a prise de ne pas faire connaître Cardillac pour le vrai coupable, à cause de Madelon, est d’ailleurs excusable ; car, quand même il parviendrait à établir cette vérité en livrant le secret du passage dérobé, en décelant le trèsor amassé au prix du sang, sa complicité présumée le rendrait encore solidaire d’une condamnation capitale. La question restera la même, quand le comte de Miossens aura fait une déposition véridique, touchant sa rencontre avec l’orfèvre ; tout ce que nous devons chercher à obtenir, c’est un délai quelconque. Que M. le comte se rende à la Conciergerie, qu’il se fasse représenter Olivier Brusson, et constate son identité avec l’homme qu’il a vu relever Cardillac ; qu’il se présente alors au président La Reynie, et lui dise : « Tel jour, dans la rue Saint-Honoré, j’ai vu assassiner un homme, et j’étais à deux pas de distance, quand un autre homme s’élançant s’est baissé vers le cadavre, et, y trouvant encore des traces de vie, l’a chargé sur ses épaules et l’a emporté. Cet homme, je l’ai reconnu dans Olivier Brusson. — Cette déclaration donne lieu à un nouvel interrogatoire de Brusson, et nécessite sa confrontation avec M. de Miossens. Bref, on fait une nouvelle enquête, et la torture est différée. C’est alors qu’il sera opportun de s’adresser au Roi en personne. C’est à vous, mademoiselle, qu’est confié le soin d’accomplir cette démarche de la manière la plus adroite. Suivant moi, le meilleur parti serait de découvrir au Roi tout le mystère. Le témoignage du comte de Miossens aura déjà donné du poids aux déclarations de Brusson. Les secrètes perquisitions. qu’on pourra faire dans la maison de Cardillac, les auront corroborées peut-être encore. Tout cela est insuffisant pour motiver un arrêt, mais le Roi ne se décidera que d’après son sentiment intime, et pourra exercer son droit de grâce là où le juge devrait punir. »

Le comte de Miossens suivit exactement les conseils de d’Andilly, et les choses prirent, en effet, la tournure prévue par celui-ci.


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