Chapitre VI Mademoiselle de Scudéry Chapitre VIII




VII


J’AI EU assez de temps, dit-il, pour me préparer à cet entretien avec vous, que je considère comme la dernière faveur de la Providence divine, et pour recouvrer le calme et le sang-froid nécessaires au récit de l’histoire inouie de mon funeste sort. Accordez-moi assez de compassion pour m’écouter tranquillement, quelle que soit la surprise, l’horreur que vous éprouverez à la révélation d’un secret qu’assurément vous êtes bien loin de soupçonner. — Si mon pauvre père n’avait du moins jamais quitté Paris !… — Autant que mes souvenirs peuvent me reporter en arriére, à l’époque de mon séjour à Genève, je me rappelle, hélas ! mes parents au désespoir, me baignant de leurs larmes, et provoquant souvent les miennes par l’amertume de leurs plaintes, dont je ne devinais pas le motif. Plus tard, j’acquis le sentiment précis de leur déplorable infortune, je fis une dure épreuve de la misère profonde où ils vivaient. Bref, mon père se trouva déçu dans toutes ses espérances. Abattu, épuisé par l’excès du chagrin, il mourut au moment où il venait de réussir à me faire entrer comme apprenti chez un orfèvre. Ma mère parlait beaucoup de vous, elle voulait vous exposer sa situation, ses malheurs ; mais elle se laissait dominer ensuite par le découragement qu’engendre la misère. Cela, et peut-être aussi cette fausse honte qui aigrit souvent les esprits mortellement blessés, l’empêcha d’exécuter son projet. Peu de mois après la mort de mon père, ma mère le suivit dans le tombeau. »

« Ma chère Anne ! ma pauvre Anne ! » s’écria mademoiselle de Scudéry douloureusement émue. — Olivier reprit d’une voix forte, en jetant vers le ciel un regard sombre et farouche : — « Grâce et merci à la Providence éternelle, de ce qu’elle n’est plus, pour voir son fils bien-aimé tomber honteusement flétri sous la main du bourreau ! »

Une agitation inquiète se manifesta au-dehors, on allait et venait de tous côtés. « Hoho ! dit Olivier avec un sourire amer, Desgrais donne l’éveil à ses gens, comme si je pouvais songer ici à m’échapper. — Mais continuons : — J’étais traité durement chez mon maître, quoique je n’eusse guère tardé à mieux faire que les autres compagnons, et que bientôt enfin je fusse devenu beaucoup plus habile que le patron lui-même. Un jour, un étranger arriva dans l’atelier pour faire emplette de quelques bijoux. Lorsqu’il vit un joli collier que j’avais fabriqué, il me frappa sur l’épaule d’un air amical, et il dit en contemplant la parure : “Héhé ! mon jeune ami, mais voilà un travail superbe ; et je ne sais pas, en vérité, quel autre pourrait vous surpasser, à l’exception de Réné Cardillac, le premier joaillier, sans contredit, qui existe aujourd’hui. Vous devriez aller chez lui, il vous recevra volontiers dans son atelier, car vous seul pouvez dignement l’aider dans son ingénieux travail, et c’est de lui seul, en revanche, que vous pouvez encore apprendre.” Les paroles de l’étranger m’avaient frappé d’une impression profonde. Je n’avais plus de repos à Genève, un désir violent m’entraînait loin de ce séjour. Enfin, je parvins à rompre mon engagement, et j’arrivai à Paris.

» Réné Cardillac me reçut avec froideur et rudesse. Mais je ne lui laissai aucun repos, jusqu’à ce qu’il consentit à me confier de l’ouvrage, quelque peu important qu’il pût être. J’obtins enfin de façonner pour lui une petite bague. Lorsque je lui présentai le bijou, il fixa sur moi ses regards étincelants, comme s’il eût voulu lire et pénétrer dans le plus profond de mon être. Il me dit ensuite : “Tu es un habile et brave compagnon, tu peux entrer chez moi, et je t’admets dans mon atelier. Je te paierai bien. Tu seras content de moi.” Cardillac tint parole. — J’étais déjà chez lui depuis plusieurs semaines sans avoir vu Madelon, qui, si je ne me trompe, était alors à la campagne chez une tante de Cardillac. Enfin, elle arriva. — Oh ! puissance éternelle des cieux ! qu’éprouvai-je à la vue de cette apparition angélique ! — Un homme a-t-il jamais aimé autant que moi ? et maintenant !… Ô Madelon ! — »

Olivier, accablé de douleur, ne put continuer ; il cacha son visage dans ses mains, et sanglota amèrement. Enfin, surmontant l’accés de désespoir qui s’était emparé de lui, il poursuivit :

« Madelon me regardait d’un œil amical ; elle venait de plus en plus souvent dans l’atelier. Dans quelle ivresse me plongea la découverte de son amour ! Malgré la surveillance sévère de son père, maintes fois de tendres serrements de mains furent les gages de notre sympathie, et Cardillac semblait n’en avoir rien deviné. Je songeai à me concilier de plus en plus son amitié, et à acquérir la maîtrise pour pouvoir demander la main de Madelon. — Un matin, comme je faisais mes préparatifs de travail, Cardillac vint à moi, le courroux et le mépris peints dans ses sombres regards. “Je n’ai plus besoin de tes services, me dit-il brusquement, sors de la maison à l’instant même, et ne reparais plus jamais devant mot. Pourquoi je ne puis plus te souffrir ici, je n’ai pas besoin de te le dire. Le doux fruit que tu convoites pend à une branche trop élevée pour toi, pauvre hère !” Je voulais parler, mais il me saisit d’une main vigoureuse, et me jeta à la porte avec une telle violence que je tombai et me blessai gravement au bras et à la tête. Outré de colère, accablé d’une douleur inouie, je quittai la maison, et je rencontrai enfin, à l’extrémité du faubourg Saint-Martin, une généreuse connaissance qui m’accueillit dans son grenier.

» Je ne prenais ni repos ni trêve. Pendant la nuit je rôdais autour de la maison de Cardillac, imaginant que Madelon entendrait mes soupirs, mes plaintes, et parviendrait peut-être à me parler de sa fenêtre sans qu’on s’en aperçût ; et mille projets insensés, à l’exécution desquels j’espérais pouvoir la faire consentir, se succédaient et se croisaient dans mon esprit. — La maison de Cardillac, dans la rue Saint-Nicaise, touche à une haute muraille où sont des niches garnies de vieilles figures de pierre à moitié mutilées. Une nuit, j’étais tout près d’une de ces statues, regardant les fenêtres de la maison qui donnent sur la cour close par cette muraille. Tout à coup j’aperçois de la lumière dans l’atelier de Cardillac. Il est minuit : d’ordinaire Cardillac ne veillait jamais à cette heure ; il avait l’habitude d’aller se coucher à neuf heures sonnant. Mon cœur bat d’un inquiet pressentiment, je rêve qu’un événement inattendu me pourra frayer peut-être une entrée dans la maison. Mais la lumière disparait subitement. Je me presse involontairement contre la statue dans la niche, quand je me sens repoussé à mon tour comme si la statue fut devenue vivante. Je recule aussitôt glacé d’épouvante ; alors, aux pâles clartés de la nuit, j’aperçois la pierre qui tourne lentement, et de derrière elle sort une figure sombre, qui descend la rue d’un pas rapide. Je m’élance sur la statue, je la trouve comme auparavant adhérente à la muraille. Sans réflexion, et comme entrainé par une secrète puissance, je me glisse sur les traces de l’inconnu. Parvenu près d’une image de Notre-Dame, il regarde derrière lui, la lumière de la lampe, allumée devant la sainte6, éclaire en plein son visage : c’est Cardillac ! Une angoisse inexprimable, une horreur sinistre s’emparent de moi. Comme fasciné par une influence magique, je ne puis m’empêcher de suivre à quelque distance ce spectre somnambule ; car c’est à cette nature de maladie que j’attribuais l’excursion de maître Réné, bien que ce ne fût pas le temps de la pleine lune, qui influe bien plus activement sur les personnes atteintes de ce singulier mal.

» Enfin Cardillac fait un détour, et je le perds de vue dans l’épaisseur des ténèbres. Mais, à une petite toux qui m’était bien connue, je découvre qu’il s’est arrêté sous une porte cochère. “Que signifie cela, que va-t-il faire ?” — Telles sont les questions que je m’adresse, au comble de l’étonnement, et en marchant serré tout contre les maisons. Bientôt un homme arrive en chantant et en fredonnant, avec un magnifique plumet à son chapeau, et des éperons retentissants. — Comme un tigre qui fond sur sa proie, Cardillac s’élance de sa cachette sur cet homme, qui tombe à l’instant même à terre en râlant. Je me précipite avec un cri d’horreur, Cardillac est penché sur l’homme terrassé. “Maître Cardillac ! que faites-vous ! m’écriai-je à haute voix. — Malédiction !” dit Cardillac en rugissant, et, prenant sa course avec la vitesse de l’éclair, il passe à mes côtés, et disparaît.

» Tout à fait hors de moi, pouvant à peine me soutenir, je m’approche de l’homme renversé, je m’agenouille près de lui, pensant qu’il est peut-être encore temps de le secourir ; mais il n’y a plus en lui le moindre signe de vie. Dans mon anxiété mortelle, je m’aperçois à peine qu’une escouade de maréchaussée m’a entouré. “Encore une victime de ces enragés ! — Héhé ! jeune homme ! que fais-tu là ? — es-tu un de leur bande ? Allons, marche !” C’est ainsi qu’ils m’apostrophèrent en me saisissant. Je puis à peine balbutier que j’étais absolument incapable de commettre une action aussi horrible, et qu’ils me laissent aller en paix. L’un d’eux alors m’éclaire le visage, et s’écrie en riant : “C’est Olivier Brusson, le compagnon orfèvre, qui travaille chez le brave et honnête maître Réné Cardillac ! — Ah, vraiment oui ! — c’est bien lui qui irait assassiner le monde dans la rue ! — il a bien l’air de cela : c’est bien l’habitude des assassins de rester à se lamenter près du cadavre, et de se laisser ainsi appréhender. — Comment cela s’est-il passé, jeune homme ? — Raconte hardiment !

» — À quelques pas devant moi, leur dis-je, un homme s’est précipité sur celui-ci, l’a renversé, et s’est enfui comme le vent, lorsque je me suis mis à crier, et moi j’ai voulu voir si l’homme frappé pouvait encore être secouru. — Non, mon fils, s’écrie l’un de ceux qui avaient relevé le cadavre, c’en est fait, c’est en plein cœur, comme à l’ordinaire, qu’a pénétré la lame du poignard. — Diable, dit un autre, nous sommes encore arrivés trop tard comme avant-hier.” À ces mots, ils s’éloignèrent en emportant le cadavre.

» Je ne saurais dire ce que j’éprouvai ; je consultai mes sens pour m’assurer qu’un mauvais rêve ne m’abusait pas ; il me semblait que j’allais me réveiller et prendre en pitié cette folle illusion. — Cardillac ! — le père de ma Madelon, un infâme assasin ! — J’étais tombé défaillant sur les degrés de pierre d’une maison. Le jour commençait à poindre : quelques moments après, un chapeau d’officier, richement garni de plumes, frappa mes yeux sur le pavé. L’évidence du crime sanglant de Cardillac, commis à la place même où j’étais assis, était palpable. Je m’éloignai en courant et pénétré d’horreur.

» J’étais livré à la consternation dans ma mansarde, et presque privé de connaissance, quand la porte s’ouvre, et laisse paraître Réné Cardillac. “Au nom du Christ ! que voulez-vous ?” lui criai-je. Lui, sans s’émouvoir le moins du monde, vient à moi et me sourit avec un air d’aisance et d’affabilité, qui augmente mon sentiment d’aversion intérieure… Il approche un vieil escabeau à demi rompu, et s’asseoit auprès de moi, car je n’eus pas la force de me lever du grabat sur lequel je m’étais couché. “Eh bien, Olivier, commença-t-il par me dire, comment ça va-t-il, mon pauvre garçon ? J’ai agi, en effet, avec une précipitation un peu brutale, lorsque je t’ai renvoyé de chez moi… Tu me manques, je te regrette chaque jour : je suis en ce moment occupé d’un ouvrage que je ne saurais achever sans ton aide. Qu’en dis-tu ? si tu venais de nouveau travailler à l’atelier ? — Tu ne réponds rien ? — Oui, je sais, je t’ai offensé. Je n’ai pas dissimulé la vive colère que m’ont causée d’abord tes amourettes avec ma Madelon. Mais depuis j’ai bien réfléchi, et j’ai pensé qu’avec ton habileté, ton zèle, ta probité, tu serais vraiment le meilleur gendre que je pusse choisir. Viens donc avec moi, et ne songe désormais qu’aux moyens de mériter la main de Madelon.”

» Les paroles de Cardillac me déchiraient l’âme, je frémissais de sa perversité, j’étais incapable d’articuler un mot. “Tu hésites, poursuivit-il d’un ton violent, pendant qu’il me perçait de ses regards flamboyants. Peut-être tu n’es pas disposé à me suivre aujourd’hui, parce que tu as d’autres projets ! — Tu veux peut-être aller trouver Desgrais, ou bien te faire conduire devant D’Argenson ou La Reynie. Prends garde à toi, mon garçon ! tâche que les griffes que tu veux mettre en jeu contre les autres ne te saisissent toi-même et ne te déchirent !” Alors, l’indignation profonde, dont j’étais agité, éclata. “Que ceux qui ont la conscience chargée d’un crime affreux, m’écriai-je, que ceux-là, dis-je, appréhendent les noms que vous venez de prononcer ; pour moi je n’ai rien à démêler avec eux.

» — Au fait, Olivier, reprit Cardillac, cela te fait honneur, de travailler chez moi, chez moi, l’orfèvre le plus célèbre de l’époque, chez moi, qui jouis partout d’une si haute réputation d’honnêteté, de probité, que toute calomnie, mise en avant pour me ravir cette estime, retomberait lourdement sur la tête du calomniateur ! — Quant à Madelon, il faut que je t’avoue que c’est à elle seule que tu dois ma condescendance ; car elle t’aime avec une ardeur dont je n’aurais jamais cru la faible enfant susceptible. Dès que tu fus parti, elle se jeta à mes pieds, embrassa mes genoux, et me déclara, en versant un torrent de larmes, qu’elle ne pouvait vivre sans toi. Je crus qu’elle se mettait cela dans la tête, comme font toutes les jeunes filles amoureuses, qui parlent tout de suite de mourir pour le premier blanc-bec venu qui leur a fait les yeux doux. Mais ma Madelon devint effectivement malade et languissante, et à mes remontrances pour la dissuader de cette folie, elle ne répondit que par ton nom mille fois répété. Que pouvais-je faire enfin pour ne pas l’abandonner à son désespoir ? Hier, au soir, je lui dis que je consentais à tout, et que j’irais te chercher aujourd’hui. Et voilà que dans une nuit elle s’est épanoui comme une rose florissante, et elle t’attend transportée de joie et impatiente d’amour.”

Que la Providence céleste me le pardonne ! Mais je ne sais moi-même comment cela se fit, je me trouvai tout à coup dans la maison de Cardillac, je vis Madelon s’écriant dans l’ivresse du bonheur : “Olivier ! — mon Olivier, — mon bien-aimé ! — mon époux !” s’élancer vers moi pour m’entourer de ses bras caressants et me presser sur son cœur ; et moi, au comble de la félicité, je jurai, au nom de la Sainte-Vierge et de tous les saints, de ne plus la quitter jamais, au grand jamais ! »


Olivier fut obligé de s’arrêter, trop ému au souvenir de ce moment décisif. Mademoiselle de Scudéry, saisie d’horreur pour les crimes d’un homme en qui elle avait cru voir la loyauté, la vertu personifiées, s’écria : « C’est affreux ! — Quoi, Réné Cardillac faisait partie de la bande d’assassins qui a si longtemps rendu notre bonne ville plus périlleuse qu’une caverne de brigands ?

— Une bande, dites-vous, mademoiselle ? reprit Olivier, jamais il n’a existé une semblable bande. C’était Cardillac lui seul, dont la criminelle activité poursuivait et frappait tant de victimes dans tout Paris ; et voilà justement ce qui prêtait tant de facilité à ses meurtres, en rendant presque impossible la découverte de leur auteur. — Mais, laissez-moi poursuivre, la suite vous dévoilera le mystérieux caractère du plus scélérat et en même temps du plus malheureux des hommes.

» La position dans laquelle je me trouvais alors chez Cardillac, chacun peut facilement se la figurer. Le pas était fait, je ne pouvais plus reculer. Parfois, je m’imaginais être ainsi devenu moi-même le complice des meurtres de Cardillac. L’amour de Madelon me faisait seul oublier mon anxiété et mes tourments secrets, et ce n’est qu’auprès d’elle que je parvenais à réprimer la manifestation de mon chagrin dévorant. Quand je travaillais avec son père dans l’atelier, je n’osais point le regarder en face, je pouvais à peine proférer une parole, tant j’étais pénétré d’horreur de me voir si proche de cet homme indéfinissable, qui exerçait toutes les vertus d’un père tendre et bon, tandis que le voile de la nuit cachait ses atroces forfaits.

» Madelon, cet enfant aussi pieux, aussi pur que les anges, l’aimait avec un dévouement idolâtre. Mon cœur saignait en pensant que, si le ciel venait un jour à venger les crimes du père, sa fille, victime de la déception la plus infernale, succomberait, sans doute, à l’excès de son désespoir. Ce motif seul, même quand j’aurais eu à souffrir une mort ignominieuse, m’imposait un silence absolu. Malgré ce que m’avaient appris les discours des gardes de la maréchaussée, tout encore dans les forfaits de Cardillac, leur motif, le moyen de leur exécution restaient une énigme pour moi : je ne tardai pas à en avoir l’explication.

» Cardillac, qui, pendant son travail, était ordinairement de l’humeur la plus joyeuse, et dont les plaisanteries alors excitaient mon horreur, parut un jour dans l’atelier avec un air très sérieux et préoccupé. Tout d’un coup il jeta de côté la parure dont il s’occupait, et si brusquement que les pierres et les perles, détachées par le choc, roulèrent à terre ; puis il se leva avec la même vivacité, et me dit : “Olivier ! — cela ne peut rester ainsi entre nous deux ; cette position m’est insupportable. — Le secret que la ruse consommée de Desgrais et de ses gens n’est pas parvenue à découvrir, le hasard t’en a rendu maître. Tu m’as vu, toute dénégation devant toi m’est interdite, livré à l’œuvre nocturne que mon mauvais génie me pousse à accomplir. Ce fut pareillement ta mauvaise étoile qui te fit me suivre, en t’enveloppant de ténèbres impénétrables, en donnant à ton pas la légéreté de démarche du plus petit animal, de manière à ce que je ne m’en sois apercu, moi qui vois distinctement, comme le tigre, dans l’obscurité la plus profonde, moi dont l’oreille exercée surprend d’une rue à l’autre le plus petit bruissement, le bourdonnement d’une mouche qui vole. C’est ta mauvaise étoile qui t’a conduit à devenir mon complice. Oui, dans cet état de choses, tu ne peux plus maintenant avoir la tentation de me trahir. Ainsi donc tu peux tout savoir.

» — Jamais je ne serai ton complice, hypocrite, scélérat !” voulais-je m’écrier, mais la secrète horreur, qui m’avait saisi aux paroles de Cardillac, me comprima la gorge, et je ne pus faire entendre qu’un son inintelligible. Cardillac se rassit dans sa chaise de travail. Il essuya la sueur de son front ; il paraissait lutter contre un affreux souvenir, et s’efforçait de réprimer sa pénible émotion. Enfin il ouvrit la bouche, et parla en ces termes :

» “Des hommes éclairés, des savants, racontent beaucoup de choses des singulières impressions dont les femmes enceintes sont susceptibles, et de l’influence surprenante qu’exerce sur l’enfant ce genre d’impressions involontaires et énergiques. — On m’a raconté sur ma mère une aventure singulière. Dans le premier mois où elle était grosse de moi, elle alla voir, avec plusieurs autres femmes, une brillante fête de cour qui se donnait à Trianon. Là, ses regards tombèrent sur un jeune seigneur, vêtu à l’espagnole, qui portait à son cou une chaine de pierreries étincelantes et qui captivèrent soudain toute son attention. La possession de ce collier éblouissant lui parut en ce moment le bien suprême, et tout son être devint animé d’un sentiment indicible de convoitise. Or, ce même gentilhomme, plusieurs années auparavant, avait tendu des pièges à la vertu de ma mère, qui n’était pas encore marièe, et qui l’avait repoussé avec horreur. Elle le reconnut : mais alors, sous le feu des diamants scintillants de sa parure, il lui apparut comme un être d’une nature idéale, comme le type de la beauté absolue. Le cavalier remarqua les regards ardents et passionnés de ma mère. Il dut penser qu’il serait enfin plus heureux qu’autrefois ; il parvint à s’approcher d’elle, et même à l’attirer loin de ses amies, dans un lieu de rendez-vous écarté. Là, tandis qu’il la pressait avec transport dans ses bras, ma mère se hâta de saisir le merveilleux collier ; mais, au même moment, le gentilhomme tomba violemment à terre, en entrainant ma mère avec lui. Soit par l’effet d’un coup de sang, soit par un autre accident inattendu, bref, il était mort. — Ma mère fit de vains efforts pour s’arracher des bras du cadavre raidis et crispés par cette subite agonie, et, dans ses mouvements convulsifs, elle roulait par terre avec le mort, dont les yeux torves fixaient encore sur elle, sans la voir, des regards éteints. À la fin, ses cris prolongés de détresse frappèrent l’oreille de ceux qui passaient dans le voisinage, on accourut près d’elle, et elle fut délivrée de cette horrible étreinte d’amour.

» ”L’excès de la frayeur causa à ma mère une grave maladie, et l’on tenait pour assurées sa perte et la mienne. Cependant elle guérit, et son accouchement fut plus heureux qu’on n’eût jamais pu le supposer ; mais la terreur de cette scène lugubre avait réagi sur moi. Ma mauvaise étoile s’était levée, et avait fait jaillir l’étincelle qui devait allumer dans mon âme l’une des plus bizarres et des plus affreuses passions.

» ”Dès ma plus tendre enfance, les diamants, les bijoux en or, me causaient un ravissement sans égal. Cela fut d’abord regardé comme un goût naturel à tous les enfants. Mais il en était autrement ; car, ayaut atteint l’âge de raison, je ne pouvais m’empêcher de dérober l’or et les joyaux, partout où j’en rencontrais l’occasion. Je distinguais instinctivement, aussi bien que les connaisseurs les plus experts, la bijouterie fine de la fausse, et la première seule excitait ma tentation : l’or factice, comme l’or monnayé, je le dédaignais ou n’y prenais pas garde. Cette criminelle habitude dut céder pourtant aux rigoureuses punitions que m’infligea mon père. Mais pour satisfaire du moins mon envie de manier sans cesse de l’or et des pierres précieuses, je me consacrai à la profession d’orfèvre. Je travaillai assidûment, et je ne tardai pas à acquérir un talent supérieur et hors de ligne. Alors le temps vint réveiller, pour mon malheur, ce penchant inné, qui était resté si longtemps comprimé, et qui me domina de nouveau avec tant d’énergie et de violence, que tout autre sentiment fut effacé et absorbé par lui.

» ”À peine avais-je terminé et livré un bijou, que je tombais dans un état de désolation, d’angoisse, qui tuait en moi le sommeil, la santé, jusqu’au courage de supporter la vie ! — La personne pour qui j’avais travaillé m’apparaissait nuit et jour, sous la forme d’un spectre paré de mes joyaux, et une voix chuchotait à mon oreille : « Mais c’est à toi, — mais c’est à toi. — Prends donc ! — À quoi bon des diamants pour un mort ! » — Bientôt je m’exerçai à des tours d’escroquerie. J’avais accès dans les maisons des grands, je profitai habilement de la moindre occasion ; aucune serrure ne résistait à mon adresse, et les parures que j’avais façonnées retombaient promptement dans mes mains. — Et cependant cela même devint insuffisant pour calmer l’agitation qui me dévorait. La voix sinistre vint m’étourdir de nouveau, et je l’entendais murmurer avec ironie : « Hoho ! ce sont les morts qui se parent de tes ouvrages ! » — Je ne sais plus moi-même comment j’en vins à ressentir une haine inexprimable pour tous ceux qui m’avaient commandé quelque parure, et je sentis même s’allumer contre eux, au fond de mon être, une soif avide de sang, qui me fait secrètement frémir d’horreur.

» ”À cette époque, j’achetai cette maison ; j’avais conclu le marché avec le propriétaire, nous étions assis là dans cette chambre, tous deux satisfaits de l’arrangement de cette affaire, et nous vidions un flacon de vin. La nuit était venue, je voulais me retirer, mon vendeur me dit alors : « Écoutez, maître Réné, avant que vous partiez, je dois vous faire connaître un secret de cette maison. » Là-dessus, il ouvrit cette armoire pratiquée dans le mur, il déplaça la cloison de derrière, me fit entrer dans une petite chambre, se baissa et souleva une trappe. Nous descendîmes un escalier étroit et raide, qui nous conduisit à un petit guichet qu’il ouvrit, et nous entrâmes dans la cour. Alors le vieux monsieur, mon vendeur, se dirigea vers la muraille, poussa un bouton de fer à peine saillant, et aussitôt une partie du mur tourna et laissa voir une ouverture par laquelle un homme pouvait commodément passer et arriver dans la rue. Tu verras, Olivier, cet ouvrage remarquable, que des moines rusés du couvent, qui occupait autrefois cette localité, ont probablement fait faire, afin de pouvoir sortir et rentrer secrètement. C’est une porte de bois, recouverte extérieurement d’une couche de chaux et de mortier, et à laquelle est adaptée en dehors une statue également en bois, mais qui a toute l’apparence de la pierre ; et tout l’appareil se meut sur des gonds invisibles.

» ”De sombres pensées vinrent m’assiéger l’esprit à la vue de cet adroit mécanisme ; il me semblait avoir été disposé là, à l’avance, comme pour favoriser les actions coupables dont je n’avais encore moi-même qu’un pressentiment confus. — Précisément à cette époque, je venais de livrer à un seigneur de la cour une riche parure, que je savais être destinée à une danseuse de l’Opéra. Le démon n’omit pas cette occasion de m’envenimer l’esprit. — Le spectre s’attacha à tous mes pas. — Sa voix sinistre tintait à mon oreille ! J’emménageai dans la maison. Baigné d’une sueur froide comme du sang figé, dans mon insomnie fiévreuse, je me roulais haletant sur ma couche ! — Tout à coup, je vois en idée cet homme se glisser chez la danseuse avec ma parure. Transporté de fureur, je me lève, — je jette mon manteau sur moi, je descends l’escalier dérobé, je sors par la porte secrète dans la rue Saint-Nicaise. — Il vient, je m’élance sur lui, il crie, mais, le saisissant fortement par derrière, je lui plonge le poignard dans le cœur..., et la parure est à moi ! — Cela fait, j’éprouvai une tranquillité, un contentement intérieur, dont je n’avais pas encore eu l’idée. Le spectre avait disparu, la voix satanique se taisait. Je compris alors ce qu’exigeait de moi ma mauvaise étoile, je sentis qu’il fallait lui céder ou mourir !

» ”Tu conçois à présent, Olivier, toute ma conduite. — Ne crois pas que, parce que je suis réduit à faire ce dont je ne puis pas m’abstenir, j’aie abjuré tout à fait ce sentiment de compassion et de pitié inhérent à la nature de l’homme. Non, tu sais avec quelle peine je consens à livrer mes ouvrages, tu sais que je refuse absolument de travailler pour certaines personnes qu’il me serait odieux de voir dévouées à la mort, et que souvent même je me contente de terrasser, d’un solide coup de poing, le possesseur de mes bijoux pour m’en rendre maître, bien que je sache qu’il faudra le lendemain du sang pour chasser l’obsession de mon fantôme.”

» Après avoir ainsi parlé, Cardillac me conduisit dans le caveau secret, et me laissa voir la collection de ses magnifiques joyaux. Le roi n’en possède pas une plus nombreuse ni plus riche. Près de chaque parure était un petit billet, indiquant exactement pour qui elle avait été faite, et quand elle avait été reprise, soit par larcin, soit à l’aide d’une attaque nocturne, soit après un meurtre. — “Le jour de tes noces, me dit Cardillac d’une voix sourde et solennelle, tu me prêteras, Olivier, un serment sacré, la main posée sur la croix du Christ ; tu jureras de détruire, aussitôt après ma mort, toutes ces richesses par des procédés que je te ferai connaître plus tard ; je ne veux pas qu’un être humain quelconque, et bien moins encore Madelon et toi, possède jamais ce fruit du sang versé !”

» Ainsi enlacé dans ce labyrinthe du crime, palpitant à la fois d’horreur et d’amour, de volupté et d’épouvante, j’étais à comparer à un damné qu’un ange ravissant provoque d’un doux sourire à monter à lui, tandis que Satan le retient serré sous ses griffes brûlantes, et que pour l’infortuné ce sourire d’amour du bon ange, où se réfléchit toute la béatitude des cieux, devient le plus atroce des tourments ! — Je pensai à la fuite, à un suicide, mais Madelon ! — Blâmez-moi..., blâmez-moi, ma digne demoiselle, d’avoir manqué de la force nécessaire pour surmonter une passion qui m’enchaînait au crime ; mais n’en suis-je pas assez puni par la mort ignominieuse qui m’attend !

» Un jour, Cardillac rentra au logis plein d’une gaîté extraordinaire ; il accablait Madelon de caresses, il me prodiguait les regards les plus bienveillants, il but à table un flacon de vin vieux, ce qu’il n’avait l’habitude de faire qu’aux jours de grande fête, il chantait, il était radieux. Madelon nous avait quittés, et moi j’allais rentrer à l’atelier. “Reste assis, mon garçon, s’écria Cardillac ; plus de travail pour aujourd’hui, buvons un coup à la santé de la plus digne, de la plus excellente dame de Paris.” Je choquai mon verre contre le sien rempli jusqu’au bord, et, quand il l’eut vidé, il reprit : “Dis-moi, Olivier, comment trouves-tu ces vers :

Un amant qui craint les voleurs
N’est point digne d’amour.”

» Alors il me raconta ce qui s’était passe dans les appartements de madame de Maintenon, entre vous et le roi ; puis il ajouta qu’il vous honorait depuis longtemps au-delà de toute expression, qu’en présence d’une vertu si parfaite, sa mauvaise étoile pâlissait impuissante, et que vous pourriez certainement vous parer du plus bel ouvrage de ses mains, sans jamais éveiller son fatal génie, ni lui susciter aucune pensée de meurtre. “Écoute, Olivier, me dit-il, ce que j’ai résolu. Il y a longtemps que je devais faire un collier et des bracelets pour la princesse Henriette d’Angleterre7, et même en fournir les pierreries. J’ai réussi dans mon travail mieux que jamais, mais je me sentais le cœur déchiré à la pensée de me séparer de cette parure, devenue mon trésor de prédilection. Tu connais la fin malheureux de la princesse, victime d’une lâche perfidie. J’ai donc gardé la parure ; eh bien, maintenant, je veux l’envoyer, comme un témoignage de mon respect, de ma reconnaissance, à mademoiselle de Scudéry, au nom de la bande persécutée. — En même temps que mademoiselle de Scudéry recevra cet hommage solennel dû à son mérite, ce sera une juste et mordante dérision contre Desgrais et ses acolytes. — Ce sera toi qui porteras ces bijoux à la demoiselle.”

» Cardillac n’eut pas plutôt prononcé votre nom, mademoiselle, qu’il me sembla que des voiles épais s’écartaient devant mes yeux, et les purs et touchants souvenirs de mon heureuse enfance m’apparurent sous une image pleine de charme et d’éclat. Je sentis mon âme pénétrée d’une délicieuse émotion, et d’une espérance consolatrice qui dissipa tous mes sombres pressentiments. Cardillac s’aperçut probablement de l’impression produite sur moi par ses paroles, et l’interpréta à sa manière. “Mon projet semble te plaire,” me dit-il ; puis il ajouta : “Je dois avouer qu’une voix étrange et intime, bien différente de celle qui réclame de moi, comme une bête de proie affamée, des sacrifices sanguinaires, m’a suggéré cette idée. — Oui, parfois, un sentiment indéfinissable s’empare de mon âme ; — une secrète appréhension, la crainte de quelque événement sinistre, présage menaçant d’une destinée lointaine et redoutable, me cause un trouble funeste. J’imagine alors en tremblant que peut-être le mal dont ma mauvaise étoile m’a obligé d’être l’instrument, mon âme immortelle, qui n’y a aucune part, en sera pourtant rendue responsable ! Sous cette impression, j’avais résolu de faire une riche couronne de diamants pour la sainte Vierge de l’église Saint-Eustache. Mais ces accès de terreur inconcevable m’obsédaient avec une nouvelle violence chaque fois que j’essayais de m’occuper de cet ouvrage, et je fus contraint d’y renoncer tout à fait. À présent il me semble qu’en adressant à mademoiselle de Scudéry les plus beaux joyaux que j’aie fabriqués, je dépose aux pieds de la vertu personnifiée une humble et pieuse offrande, qui doit solliciter pour moi une intercession efficace.”

» Cardillac, mademoiselle, instruit fort exactement de toute votre manière de vivre, m’apprit de quelle manière et à quelle heure je devais vous remettre la parure, qu’il renferma dans un coffret élégant. — Pour moi, j’étais rempli d’un ravissement inexprimable : car le ciel lui-même, par l’entremise du criminel Cardillae, m’indiquait le moyen d’échapper à l’affreuse situation où je languissais, comme un réprouvé dans l’enfer. Telle fut du moins ma pensée ; c’était dans une intention tout à fait opposée aux desseins de Cardillnc que j’ai voulu pénétrer jusqu’à vous. C’est comme fils d’Anne Brusson, comme votre pupille chéri, que j’avais résolu de venir me jeter à vos pieds et de vous avouer tout. Compatissant au désespoir inexprimable qui devait accabler l’innocente, la pauvre Madelon le jour d’une catastrophe, vous auriez gardé le secret ; mais votre esprit élevé et clairvoyant aurait certainement trouvé des moyens sûrs de réprimer, sans rien compromettre, la scélérate perversité de Cardillac. Ne me demandez pas en quoi ces moyens pouvaient consister, je n’en sais rien : mais la conviction que vous nous sauveriez, Madelon et moi, reposait dans mon âme, aussi fermement que la foi en la sainte Vierge et sa protection consolatrice.

» Vous savez, mademoiselle, que mon projet avorta la nuit où je vins ici. Je n’avais pas perdu l’espoir d’être plus heureux une autre fois. Mais il arriva que Cardillac changea subitement de disposition d’esprit. Toute sa gaîté s’évanouit ; il rôdait partout d’un air sombre, avec des yeux hagards, murmurant des mots inintelligibles, et agitant les mains devant lui, comme pour chasser un fantôme ennemi qui paraissait tourmenter son esprit de mauvaises pensées. Un jour, après avoir passé la matinée dans cet état d’irritation violente, il s’assit enfin devant son établi, puis il quitta sa place avec humeur, se mit à regarder par la fenêtre, et chuchota d’un air sérieux et lugubre : “Oh ! j’aimerais mieux cependant que madame Henriette eût possédé ma parure !”

» Ces paroles me glacèrent d’effroi. Je compris que son esprit égaré était de nouveau en proie aux instigations de son spectre homicide, que la voix infernale résonnait encore à son oreille. Je vis vos jours menacés par l’horrible démon du meurtre. — Si Cardillac pouvait seulement rentrer en possession de ses bijoux, vous étiez sauvée. Chaque moment augmentait le péril. Ce fut alors que je vous rencontrai sur le Pont-Neuf, je me fis jour jusqu’à votre voiture, je vous jetai ce billet, par lequel je vous conjurais de faire remettre immédiatement la parure que vous aviez reçue entre les mains de Cardillac.

» Vous ne vintes pas. Mon inquiétude se changea en désespoir, quand, le lendemain, j’entendis Cardillac parler incessamment de la précieuse parure, dont l’image l’avait préoccupé toute la nuit. Je ne pouvais rapporter cela qu’à la vôtre, et je fus certain qu’il préméditait un meurtre, que la nuit suivante verrait sans doute accomplir.

» Il fallait que je vous sauvasse, dût-il en coûter la vie à Cardillac. Lorsqu’il se fut renfermé chez lui comme à l’ordinaire, après la prière du soir, je descendis par une fenêtre dans la cour, je me glissai par l’ouverture secrète, et me blottis à peu de distance, protégé par une ombre épaisse. Je n’attendis pas long-temps ; Cardillac parut bientôt et descendit la rue d’un pas léger ; je le suivis. Il se dirigea vers la rue Saint-Honoré, et je frissonnais d’effroi. Tout-à-coup il disparut à mes yeux. Je me décide aussitôt à me poster à l’entrée de votre maison, quand un officier passe en fredonnant devant moi, sans m’apercevoir, comme cette fois où le hasard me rendit témoin d’un des meurtres de Cardillac. Mais, au même instant, une figure noire bondit et se précipite sur lui : c’est Cardillac ! Je veux empêcher un nouvel assassinat, je pousse un cri perçant, et en trois sauts je suis sur la place. — Ce n’est point l’officier, mais c’est Cardillac qui, frappé à mort, tombe par terre en râlant. L’officier abandonne son poignard, met l’épée à la main, et, me prenant pour le complice de l’assassin, se prépare à la défense ; mais il se sauve à toutes jambes, lorsqu’il voit que, sans m’inquiéter de lui, je ne m’occupe qu’à visiter l’homme terrassé. Cardillac vivait encore ; je le chargeai sur mes épaules, après avoir ramassè le poignard que l’officier avait laissé tomber, et je le portai avec peine jusqu’à la maison, et dans l’atelier où je rentrai par le passage secret. — Le reste vous est connu.

» Vous voyez, ma digne demoiselle, que mon seul crime est de n’avoir pas dénoncé le père de Madelon aux tribunaux, et mis fin par là à ses méfaits. Je suis pur de tout meurtre. — Aucune torture ne m’arrachera le secret des crimes de Cardillac. Je ne veux pas, quand il a plu à la Providence divine de laisser ignorer à la fille vertueuse les honteuses et criminelles actions du père, faire retomber sur elle tous les malheurs du passé, et détruire à jamais la paix de son existence. Je ne veux pas qu’à présent la vengeance des hommes aille exhumer un cadavre de la terre qui le recouvre, pour que le bourreau imprime à ses os putréfiés le sceau d’une flétrissure tardive. — Non ! — La bien-aimée de mon cœur me pleurera comme une victime innocente : le temps adoucira sa douleur, mais son désespoir serait sans remède si elle apprenait de quels forfaits épouvantables s’est souillé un père qu’elle chérissait ! »

Olivier se tut, mais un torrent de larmes jaillit alors de ses yeux ; il se jeta aux pieds de mademoiselle de Scudéry, et lui dit d’une voix suppliante : « Vous êtes convaincue de mon innocence, — oui, sûrement vous l’êtes ! — Ayez pitié de moi, oh ! de grâce, comment va Madelon ? »

Mademoiselle de Scudéry appela La Martinière, et, peu de minutes après, Madelon s’élança au cou d’Olivier. « Ah ! maintenant tout va bien, puisque te voilà. — Je le savais bien, que la plus noble, la plus généreuse des femmes te sauverait ! » Ainsi s’écriait Madelon transportée, et Olivier oublia son sort, le présent, l’avenir : il était heureux, il était libre ! Ils se plaignaient mutuellement tous deux de la manière la plus touchante, sur ce qu’ils avaient souffert l’un pour l’autre ; puis ils s’embrassaient encore de nouveau, et pleuraient de la joie de s’être retrouvés.

Si mademoiselle de Scudéry n’avait pas été déjà convaincue de l’innocence d’Olivier, elle n’aurait pu se dispenser d’y croire alors, en contemplant ces deux êtres oubliant ainsi leur misère et leurs souffrances inouies, et le monde entier, dans l’ivresse commune de leur parfait amour. « Non, s’écria-t-elle, un cœur pur est seul capable d’une insouciance aussi heureuse ! »

Les clairs rayons du matin pénétraient à travers les fenêtres. Desgrais frappa doucement à la porte de la chambre, et rappela qu’il était temps d’emmener Olivier Brusson, ce qui n’aurait pu s’exécuter plus tard sans éclat. Les deux amants durent se séparer.8


5. Le célèbre avocat Patru, dont le prénom est Olivier, naquit en 1604 et mourut le 16 janvier 1681. Il est très probable que c’est lui qu’Hoffmann a eu l’intention de mettre en scène. La condition médiocre qu’il lui attribue est tout à fait d’accord avec l’histoire ; car, malgré sa réputation extraordinaire comme grammairien, malgré le retentissement de ses plaidoyers, cités comme des modèles de style et de composition, il mourut dans un dénûment presque complet. Reçu à l’académie en 1640, il adressa à ses nouveaux collègues un discours de remercîment qui produisit un si grand effet, qu’on décida sur-le-champ que tous les récipiendaires à venir devraient se conformer à la même étiquette cérémonieuse, je dirais presque à cette mystification dont le puriste Patru avait donné l’exemple.


6. C’est dans les guerres du protestantisme que le fanatisme religieux avait établi, en France, l’usage des madones et des saints exposés sur la voie publique à la vénération des passants. — Des traces de ce culte extérieur subsistaient encore, par tradition, dans Paris, à l’époque de cette histoire.

7. Anne-Henriette, duchesse d’Orléans, fille de Charles Ier, roi d’Angteterre, et de Marie-Henriette de France. Il est inutile de rappeler la célébrité qu’elle dut à ses infortunes précoces, à sa haute fortune politique, au mariage contracté avec le frère de Louis XIV, à l’envi du grand roi lui-même, enfin à plusieurs intrigues enveloppées encore aujourd’hui de mystère et d’hypothèses, et à sa mort subite (en 1670), au sujet de laquelle planent toujours des soupçons, que ne devait ni éclaircir, ni dissiper l’éloquente oraison funèbre consacrée par Bossuet à sa mémoire.

8. Hoffmann, au sujet de l’étrange manie de Cardillac, et des meurtres nombreux qu’elle lui fit commettre presqu’impunément, rapporte l’anecdote suivante :

8. Hoffmann, au sujet de l’étrange manie de Cardillac, et des meurtres nombreux qu’elle lui fit commettre presqu’impunément, rapporte l’anecdote suivante :

« Je me souviens, dit-il, d’avoir lu quelque part l’histoire d’un vieux cordonnier de Venise, que toute la ville regardait comme le plus honnête et le plus laborieux des hommes, et qui n’était qu’un voleur et un assassin infâme. De même que Cardillac, il sortait pendant la nuit de sa demeure, et pénétrait secrètement dans les plus riches palais. Son coup de poignard, dirigé par une main infaillible, même dans l’épaisseur des ténèbres, frappait au cœur ceux qu’il voulait dépouiller, et ils tombaient immédiatement sans pouvoir proférer un soupir. Tous les efforts d’une police aussi active et aussi rusée que possible pour découvrir le meurtrier qui jetait dans Venise une terreur générale, furent sans résultat, jusqu’à ce qu’une circonstance fortuit vint attirer l’attention sur cet homme, et donna l’éveil aux soupçons. Le cordonnier tomba matade, et l’on remarqua avec surprise, pendant qu’il était obligé de garder le lit, l’interruption des assassinats, qui recommencèrent aussitôt après son rétablissement. On le mit en prison sous un vain prétexte, et ce qu’on avait supposé arriva. Aussi longtemps que le cordonnier fut incarcéré, la sûreté des palais ne fut plus compromise ; mais à peine fut-il relâché, car il n’existait contre lui aucune preuve criminelle, que de nouvelles victimes furent sacrifiées à son infâme rapacité. Enfin la torture lui arracha l’aveu de ses forfaits, et il fut mis à mort. Il est à remarquer qu’il n’avait jusque-là tiré aucun profit de ses vols, et tout fut retrouvé enfoui sous le plancher de sa chambre. Le drôle déclara naïvement qu’il avait fait à saint Roch, le patron de son métier le vœu de se borner à une certaine somme ronde, et de s’abstenir ensuite de tout vol, ajoutant qu’il était vraiment dommage qu’on l’eût découvert avant qu’il n’eût amassé la somme en question. »

Chapitre VI Mademoiselle de Scudéry Chapitre VIII