Chapitre V Mademoiselle de Scudéry Chapitre VII




VI


IL N’Y avait plus à en douter, et la terrible supposition de la Reynie était justifiée. Olivier Brusson appartenait à l’horrible bande des assassins, et il était certainement aussi le meurtrier de son maître ! — Et Madelon ? Après une déception aussi cruelle, comme jamais ne lui en avaient suscité les pressentiments de sa conscience, devant cette preuve accablante de l’action d’une puissance infernale, à laquelle elle avait toujours refusé de croire, mademoiselle de Scudéry vint à douter de toute vérité. Elle donna accès au soupçon affreux de la complicité de Madelon dans cet abominable forfait. — Et comme il est dans la nature de l’esprit humain, dès qu’une image se présente à lui, en cherchant et en combinant des couleurs pour la peindre, d’en exagérer de plus en plus l’expression, ainsi, mademoiselle de Scudéry découvrit peu à peu, en repassant toutes les circonstances du crime, et en scrutant la conduite de Madelon dans ses plus petits détails, une foule de motifs à l’appui de ses préventions. Ainsi, plus d’un trait qu’elle avait regardé jusqu’alors comme une preuve d’innocence et de pureté, lui apparut comme un indice certain d’une odieuse dépravation et d’une hypocrisie étudiée. Ce désespoir déchirant, ces torrents de larmes amères, pouvaient bien être le résultat de la crainte mortelle, non pas de voir périr son bien-aimé, mais de tomber elle-même sous la main du bourreau. Il était urgent de se débarasser de ce serpent qu’elle avait réchauffe dans son sein : et telle fut la dernière impression sous laquelle mademoiselle de Scudéry arriva chez elle.

Dès qu’elle fut entrée dans sa chambre, Madelon vint se jeter à ses pieds, l’implorant de ses regards célestes : un ange devant Dieu ne les a pas plus sincères ; les mains croisées sur son sein palpitant, gémissant à haute vois, elle sollicitait une parole de consolation… Mademoiselle de Scudéry, s’imposant une pénible contrainte, dit d’un ton de voix qu’elle s’efforca de rendre calme et sévère : « Vas ! — vas ! — Cesse de regretter un assassin. qu’attend le juste châtiment de ses crimes. — Et que la sainte Vierge te garde d’avoir aussi à répondre toi-même d’un lâche attentat ! — Ah ! tout est fini !… » — Madelon, en proférant cette exclamation perçante, tomba par terre évanouie. Mademoiselle de Scudéry laissa la jeune fille livrée aux soins de La Martinière, et se retira dans une autre chambre.

Le cœur ulcéré, prenant toute l’humanité en haine, mademoiselle de Scudéry se sentait dégoûtée de vivre dans un monde rempli de corruption infâme. Elle accusait le destin d’amère ironie, de l’avoir fait vivre tant d’années consacrées à affermir sa foi dans la vertu et dans la morale, pour venir déchirer si tard et d’un seul coup l’image consolante qu’elle s’en était formée. — Elle entendit Madelon dire en soupirant et en pleurant à La Martinière, qui la faisait retirer : « Hélas !… elle aussi — elle aussi s’est laissé abuser par ces hommes cruels. Malheureuse que je suis !… Olivier, pauvre infortuné ! » — Ces mots déchirèrent le cœur de mademoiselle de Scudéry, et du fond de sa pensée elle sentit s’élever de nouveau le soupçon de quelque mystère, et un reste de foi dans l’innocence d’Olivier.

Oppressée par tant d’émotions contradictoires, elle finit par s’écrier hors d’elle-même : « Quel esprit infernal m’a donc mêlée à cette histoire épouvantable et qui me coûtera la vie ! » — En ce moment, Baptiste, pâle et effrayé, entra pour annoncer que Desgrais était en bas. Depuis l’abominable procès de La Voisin, l’apparition de Desgrais dans une maison était le présage certain de quelque accusation criminelle ; c’est ce qui motivait l’effroi de Baptiste. Sa maîtresse lui demanda, avec un doux sourire : « Qu’est-ce donc, Baptiste ? — Eh bien ! le nom de Scudéry se trouve sur la note de La Voisin, n’est-ce pas ? — Ah ! mademoiselle, au nom du ciel, répliqua Baptiste, tremblant de tous ses membres, comment pouvez-vous seulement prononcer des mots pareils ? Mais Desgrais, l’épouvantable Desgrais, a un air si mystérieux, si pressant ! il semble incapable de souffrir le moindre délai pour vous entretenir ! — Eh bien, Baptiste, dit mademoiselle de Scudéry, faites-le entrer tout de suite ; cet homme qui vous semble terrible ne peut me causer à moi aucune inquiétude.

— Le président La Reynie, mademoiselle, dit Desgrais lorsqu’il fut introduit, m’envoie vous adresser une prière, à laquelle pourtant il n’espérerait guère vous voir souscrire, s’il ne connaissait pas votre vertu, votre courage, si de vous seule ne dépendait pas le dernier moyen d’éclaircir un criminel mystère, et si vous n’aviez point déjà pris part à cette affaire terrible qui tient la chambre ardente et nous tous en si grand émoi. — Olivier Brusson, depuis qu’il vous a vue, est devenu presque aliéné. Quelque décidé qu’il parût naguère â confesser ses crimes, il jure maintenant de plus belle, au nom du Christ et de tous les saints, qu’il est tout-à-fait innocent du meurtre de Cardillac, malgré sa résignation à subir la mort qu’il a, dit-il, méritée. Remarquez, mademoiselle, que cette dernière phrase indique clairement qu’il a commis d’autres scélératesses. Mais tout a été mis vainement en usage pour lui arracher un seul mot de plus ; la menace même de la torture n’a servi à rien. Il nous supplie, il nous conjure de lui procurer une entrevue avec vous : à vous seule il veut tout avouer. Daignez, par grâce, mademoiselle, consentir à recevoir les aveux de Brusson.

— Comment ! s’écria mademoiselle de Scudéry, avec indignation, dois-je servir d’agent au tribunal de sang, dois-je abuser de la confiance de ce malheureux pour l’envoyer à l’échafaud ! — Non, Desgrais ! Brusson fut-il même un infâme assassin, jamais je ne pourrais le tromper aussi indignement. Je ne veux rien savoir de ses secrets, dont je garderais le dépôt dans mon sein comme une sainte confession. — Peut-être, reprit Desgrais, avec un sourire astucieux, peut-être, mademoiselle, changerez-vous de sentiment quand vous aurez entendu Brusson. N’avez-vous pas prié vous-même le président d’être humain ? Il se montre tel aujourd’hui en condescendant au désir insensé de Brusson, et en épuisant ainsi tous les moyens avant d’ordonner la torture, pour lauelle Brusson est mûr depuis long-temps. »

Mademoiselle de Scudéry fut saisie de frayeur malgré elle. « Voyez-vous, ma digne dame, poursuivit Desgrais, on ne prétend nullement vous faire aborder de nouveau ces sombres demeures qui vous ont rempli l’âme d’horreur et d’effroi. Dans l’ombre et le silence de la nuit, sans le moindre appareil, on amène Olivier Brusson dans votre maison, comme s’il était libre, même sans être épié, et seulement sous bonne garde ; il pourra alors vous avouer tout sans contrainte. Certes, vous n’avez rien à craindre pour vous-même de la part de ce misérable : de cela je réponds sur ma vie. Il parle de vous avec un respect passionné ; il jure qu’il ne doit sa perte qu’à la sombre fatalité qui l’a empêché de vous voir plutôt. — Enfin, vous resterez maîtresse de ne dire que ce qu’il vous plaira des secrets d’Olivier Brusson. Qui pourrait vous imposer une autre obligation ? »

Mademoiselle de Scudéry, les yeux baissés, se mit à réfléchir profondément ; elle se sentait comme entraînée à obéir à une puissance suprême qui l’avait prédestinée à éclaircir quelque affreux mystère, et ne la laissait plus maîtresse de sortir du labyrinthe de circonstances étranges où elle était involontairement engagée. Prenant une soudaine résolution, elle dit avec dignité : « Dieu me donnera de la force et du courage : amenez Brusson, je lui parlerai. »

Comme la première fois, lorsque Brusson avait apporté l’écrin, on frappa à minuit à la porte de la maison de mademoiselle de Scudéry. Baptiste, prévenu de la visite nocturne, alla ouvrir. Mademoiselle de Scudéry fut saisie d’un frisson glacial, lorsqu’elle comprit, à un sourd murmure, au léger retentissement des pas, que les gens qui avaient amené Brusson se partageaient leurs postes à toutes les issues de la maison.

Enfin la porte de la chambre s’ouvrit doucement. Desgrais entra, et derrière lui Olivier Brusson, sans liens, vêtu décemment. « Voilà Brusson, mon honorable demoiselle ! » dit Desgrais, en s’inclinant respectueusement, et il quitta la chambre.

Brusson tomba à genoux devant mademoiselle de Scudéry, il éleva ses deux mains jointes en signe de supplication, et de ses yeux s’échappa un torrent de larmes.

Pâle et incapable de proférer un mot, mademoiselle de Scudéry l’envisagea. En dépit du chagrin et de la douleur aiguë qui avaient flétri ses traits, on y lisait l’expression du plus loyal caractère. Plus mademoiselle de Scudéry considérait ce visage de jeune homme, plus elle sentait se réveiller le souvenir de quelque personne chérie, mais qu’elle ne pouvait préciser. Toute sa frayeur s’évanouit, elle oublia que l’homme agenouillé devant elle était l’assassin de Cardillac, et de ce ton calme, bienveillant et plein de grâce, qui lui était propre : « Eh bien, Brusson, lui dit-elle, qu’avez-vous à me dire ? » Celui-ci, toujours à genoux, poussa un triste et profond soupir ; puis il répondit avec sentiment : « Oh ! digne et respectable demoiselle, ne vous reste-t-il donc plus aucune trace de mon souvenir ? » Mademoiselle de Scudéry le contemplant avec une nouvelle attention, répliqua qu’elle avait en effet trouvé dans ses traits certaine ressemblance avec une personne qu’elle avait aimée, et qu’il devait rendre grâce à cette ressemblance, qui seule la disposait à surmonter la profonde horreur que lui inspirait son crime, et à l’écouter tranquillement.

Gravement blessé par ces paroles, Brusson se leva précipitamment, et, reculant d’un pas, le regard sombre et baissé, il dit d’une voix sourde : « Avez-vous donc tout à fait oublié Anne Guiot ? — Son fils, Olivier, — cet enfant que vous avez si souvent balancé sur vos genoux : cet enfant est devant vos yeux. — Oh ! au nom de tous les saints ! » s’écria mademoiselle de Scudéry, et, se voilant le visage de ses deux mains, elle se laissa tomber sur les coussins de son fauteuil.

La demoiselle avait bien sujet d’éprouver une aussi grande émotion. Anne Guiot, la fille d’un pauvre bourgeois, avait été élevée depuis son enfance chez mademoiselle de Scudéry, qui lui avait prodigué les soins et la tendresse d’une mère. Lorsqu’ elle eut grandi, il se rencontra un jeune homme honnête et bien fait, nommé Claude Brusson, qui demanda la jeune fille en mariage. Comme c’était un horloger fort habile, qui devait largement trouver à gagner sa vie à Paris, et Anne l’aimant aussi de tout son cœur, mademoiselle de Scudéry n’hésita pas un instant à consentir au mariage de sa fille adoptive. Les jeunes gens s’établirent, vécurent dans la paix d’un heureux ménage, et, ce qui vint resserrer encore leur mutuel amour, Anne mit au monde un superbe garçon, vivant portrait de sa charmante mère.

Mademoiselle de Sciidéry idolâtrait le petit Olivier, qu’elle enlevait à sa mère des heures, des jours entiers pour le caresser et le choyer. Il arriva ainsi que l’enfant s’habitua tout à fait à elle, et restait aussi volontiers près d’elle que de sa mère. Trois années s’étaient écoulées, lorsque les confrères de Brusson s’étant ligués contre lui par envie, il se vit bientôt privé de travail, et réduit peu-à-peu à une telle gêne, qu’il pouvait à peine se procurer sa nourriture de chaque jour. Tourmenté, en outre, du vif désir de revoir Genève, sa douce patrie, il se décida enfin à aller s’y établir avec sa petite famille, et partit malgré les instances de mademoiselle de Scudéry qui lui promettait tous les secours possibles. Anne écrivit encore deux ou trois fois à sa mère d’adoption, puis elle garda le silence, et la demoiselle l’excusa, en pensant que son heureuse condition dans le pays de son époux avait effacé dans son esprit tous les souvenirs de sa vie passée. — Il y avait alors précisément vingt-trois ans que Brusson avait quitté Paris avec sa femme et son enfant, pour se rendre à Genève.

« Oh ! c’est affreux ! s’écria mademoiselle de Scudéry après s’être un peu remise, tu es Olivier ? — le fils de ma chère Anne ! — Et maintenant !… » Olivier reprit avec calme : « Assurément, ma digne demoiselle, vous n’auriez jamais pu prévoir que cet enfant que vous gâtiez comme la plus tendre des mères, auquel, en le balançant sur vos genoux, vous aviez sans cesse quelque friandise à mettre à la bouche, auquel vous prodiguiez les noms les plus doux, serait un jour, étant devenu homme, amené devant vous, comme accusé d’un crime atroce ! — Je ne suis pas exempt de reproches, la chambre ardente peut avec raison me traiter en criminel ; mais, aussi vrai que j’espère mourir en état de grâce, même sous la main du bourreau, je suis pur de sang versé et n’ai commis aucun meurtre : je ne suis ni coupable ni responsable de la mort du malheureux Cardillac ! — »

Olivier, à ces mots, fut saisi d’un tremblement convulsif, et chancela sur ses jambes. Mademoiselle de Scudéry lui indiqua silencieusement une petite chaise placée à côté de lui. Il s’assit lentement, et commença son récit.




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