Chapitre IV Mademoiselle de Scudéry Chapitre VI




V


LA REYNIE accueillit mademoiselle de Scudéry avec ces égards respectueux auxquels la digne dame, distinguée par le Roi lui-même, pouvait justement prétendre. Il écouta tranquillement tout ce qu’elle lui communiqua sur les circonstances du crime, sur la position d’Olivier, sur son caractère. Mais cependant, en échange de ses protestations, mêlées de larmes abondantes, de ses exhortations sur le devoir d’un juge, obligé, comme le protecteur et non l’ennemi de l’accusé, de prendre à cœur tout ce qui pouvait militer en sa faveur, un sourire imperceptible et presque ironique était le seul signe évident que ces discours ne résonnaient pas devant des oreilles absolument sourdes. Lorsqu’enfin la demoiselle se tut, épuisée et essuyant ses yeux baignés de larmes, La Reynie s’exprima ainsi : « Il est tout à fait digne de votre excellent cœur, mademoiselle, d’avoir, attendrie par les pleurs d’une jeune fille amoureuse, ajouté foi à tout ce qu’elle vous a dit, et de n’être pas même susceptible de concevoir l’idée d’une atrocité horrible ; mais il en est autrement du juge, accoutumé à arracher à une impudente hypocrisie son masque emprunté. Sans doute je ne suis pas tenu de dérouler à chacun de ceux qui m’interrogent la marche d’un procès criminel ! Je fais mon devoir, mademoiselle ! peu importe le jugement du monde. Il faut que les malfaiteurs tremblent devant la chambre ardente, qui n’applique d’autre châtiment que le fer et le feu. Mais je tiens à ne pas passer à vos yeux, honorable demoiselle, pour un monstre de rigueur et de cruauté. Permettez-moi donc de vous démontrer clairement et brièvement la culpabilité du jeune scélérat, qui, grâce au ciel ! n’a pu se soustraire à la vengeance publique. Alors votre esprit clairvoyant dédaignera de lui-même cette inspiration de bonté qui vous fait honneur, mais qui ne me siérait point assurément. — Écoutez !

» On trouve un matin Réné Cardillac tué d’un coup de poignard. Personne n’est auprès de lui, hors son apprenti Olivier Brusson et sa fille. En outre, dans la chambre d’Olivier on trouve un poignard récemment teint de sang et qui s’adapte exactement dans la blessure. Olivier dit : Cardillac a été tué dans la nuit, devant mes yeux. — Voulait-on le voler ? — Je n’en sais rien ! — Tu l’accompagnais, et tu n’as pas pu empêcher le meurtrier de frapper ? tu n’as pas pu l’arrêter ? crier au secours ? — Maître Réné me précédait, et je le suivais à quinze ou vingt pas de distance. — Pourquoi de si loin, au nom du ciel ? — C’était la volonté de mon maître. — Mais qu’avait à faire au bout du compte maître Cardillac si tard dans les rues ? — Je ne saurais le dire. — Lui qui habiluellement ne sortait jamais de chez lui après neuf heures du soir ? — Ici Olivier demeure court ; il est interdit, il soupire, il verse des larmes ; il proteste par tout ce qu’il y a de sacré que Cardillac était bien réellement sorti cette nuit-là, et qu’il avait reçu dehors le coup mortel. Or, maintenant, daignez me prêter attention, mademoiselle. Il est démontré, jusqu’à la plus parfaite évidence, que Cardillac n’est pas sorti de chez lui durant la nuit ; donc l’assertion d’Olivier, qui prétend l’avoir aceompagné en course, est un impudent mensonge. La porte de la maison est garnie d’une lourde serrure, qui fait un bruit criard lorsqu’on l’ouvre ou qu’on la ferme ; de plus, le battant ne tourne sur ses gonds qu’avec un craquement désagréable ; de sorte que, ainsi qu’on s’en est assuré par plusieurs épreuves, le retentissement parvient même à l’étage le plus élevé de la maison. En outre, au rez-de-chaussée, par conséquent tout à côté de la porte de la maison, demeure le vieux maître Claude Patru5 avec sa servante, une femme âgée de près de quatre-vingts ans, mais encore allante et alerte. Ces deux personnes ont entendu Cardillac descendre l’escalier ce soir-là même, suivant son habitude, à neuf heures précises, fermer et cadenasser la porte avec beaucoup de fracas, puis remonter, lire à haute voix la priere du soir, et enfin se retirer dans sa chambre à coucher, comme on pouvait le reconnaître au bruit qu’il fit en fermant sa porte.

» Maître Claude souffre des insomnies, comme cela arrive souvent aux vieilles gens. Cette nuit-là, il ne put réussir à fermer l’œil. Alors la servante traversa le vestibule de la maison pour se procurer du feu dans la cuisine, et, à neuf heures et demie à peu près, elle s’assit à la table avec maître Claude et se mit à lire une vieille chronique, tandis que le vieillard, livré au cours de ses idées, tantôt demeurait assis dans le fauteuil, tantôt se levait, et pour gagner du sommeil et de la fatigue, marchait de long en large d’un pas lent et mesuré.

» Tout resta silencieux et tranquille jusqu’à minuit. À cette heure, ils entendirent au-dessus de leurs têtes des pas lourds, une chute pesante, comme celle d’un poids considérable tombant par terre, et aussitôt après de sourds gémissements. Ils furent saisis tous deux d’une frayeur et d’un tremblement extrêmes. L’horreur du crime affreux qui se commettait leur frappa l’imagination. — Le jour vint révéler ce qui s’était passé dans le silence des ténèbres.

— Mais, s’écria mademoiselle de Scudéry, au nom de tous les saints, quel motif pouvez-vous trouver à ce forfait digne de l’enfer, après toutes les particularités que je vous ai fait connaître.

— Hem ! repartit La Reynie, Cardillac n’était pas pauvre ; il possédait des pierreries magnifiques.

— Oui, répliqua-t-elle, mais sa fille ne devait-elle pas hériter de tout cela ? Vous oubliez qu’Olivier allait devenir le gendre de Cardillac ?

— Peut-être s’était-il obligé à partager, ou bien il ne commettait le crime que pour le compte d’autrui, dit La Reynie.

— Partager ! tuer pour le compte d’autrui ! s’écria mademoiselle de Seudéry dans le plus grand étonnement.

— Apprenez, mademoiselle, poursuivit le président, qu’Olivier n’aurait tant tardé à porter sa tête sur la place de Grève, si son crime ne devait pas se renouer à cette série d’attentats mystérieux qu ont jeté récemment dans Paris tant d’épouvante. Olivier appartient évidemment à cette bande infâme, qui se riant des efforts, de la surveillance et des recherches de la justice, savait faire ses coups impunément et comme en sécurité. Mais par lui tout s’éclaircira. — Tout doit s’éclaircir. La blessure de Cardillac est absolument semblable à celles qu’ont reçues toutes les victimes de ces meurtres et de ces vols, tant dans les rues que dans l’intérieur des maisons. Mais, du reste, une raison encore plus péremptoire, c’est que depuis qu’Olivier Brusson est arrêté, il n’est plus question ni de vols ni d’assassinats, et les rues sont aussi sûres pendant la nuit que dans le jour : preuve suffisante qu’Olivier était sans doute le chef de cette bande d’assassins. Il a refusé jusqu’ici de faire aucun aveu ; mais il y a des moyens pour le faire parler malgré ses résolutions.

— Et Madelon, dit mademoiselle de Scudéry, l’innocente et naïve colombe ?

— Eh ! qui me répond, dit La Reynie, avec un rire sardonique, qu’elle n’a pas trempé dans le crime ? Quel intérêt lui inspire son père ? Ce n’est qu’en honneur de l’assassin que coulent ses larmes.

— Que dites-vous ! s’écria mademoiselle de Scudéry. Est-ce donc possible ? son père ! cette jeune fille !

— Oh ! poursuivit La Reynie, pensez seulement à la Brinvilliers ! Vous me pardonnerez enfin si je me vois peut-être bientôt contraint de réclamer votre protégée, pour la faire conduire à la Conciergerie. »

Mademoiselle de Scudéry frissonna à cette affreux supposition. Il lui semblait qu’il ne pouvait exister rien de vertueux ni d’honorable aux yeux de cet homme terrible, épiant les plus secrets mouvements du cœur, interprétant les pensées les plus intimes pour y trouver des intentions criminelles et sanguinaires. Elle se leva. — « Soyez humain ! » Ce fut tout ce qu’elle put dire, oppressée et respirant à peine.

Déjà arrivée sur le perron de l’escalier, jusqu’où l’avait accompagnée le président avec une politesse cérémonieuse, il lui vint, sans qu’elle sut comment, une étrange pensée. « Me serait-il permis de voir le malheureux Olivier Brusson ? » demanda-t-elle au président, en se retournant brusquement. Celui-ci la regarda d’un air pensif, et ce sourire désagréable qui lui était propre vint contracter son visage. «Vous voulez sans doute, dit-il, respectable demoiselle. apprécier par vous-même le degré d’innocence d’Olivier, vous confiant davantage à votre prévention, à votre jugement intérieur, qu’aux faits accomplis devant nos yeux. — Eh bien, si vous ne craignez pas de pénétrer dans la sombre demeure du crime, si vous ne répugnez pas à voir le tableau de la dépravation humaine sous toutes ses faces, dans deux heures les portes de la Conciergerie seront ouvertes pour vous. On mettra en votre présence cet Olivier dont le sort excite si puissamment votre intérêt. »

En effet, mademoiselle de Scudéry ne pouvait se persuader que ce jeune homme fut coupable. Tout s’élevait contre lui, et nul juge au monde n’aurait agi autrement que La Reyuie sur des témoignages aussi décisifs. Mais la vive et émouvante peinture que Madelon lui avait tracée de leur constante félicité domestique, faisait taire tous les soupçons dans l’esprit de la demoiselle, et elle préférait croire à un mystère inexplicable, que d’adopter un sentiment contre lequel se révoltaient toutes les facultés de son âme.

Elle songea donc à se faire raconter de nouveau par Olivier toutes les circonstances de la nuit fatale, et à approfondir autant que possible un secret qui n’était peut-être resté impénétrable aux juges qu’à cause du peu d’importance attachée par eux à son éclaircissement complet.

Dès qu’elle fut arrivée à la Conciergerie, on conduisit mademoiselle de Scudéry dans une grande chambre très vivement éclairée. Peu de temps après, elle entendit un bruit de chaînes. Olivier Brusson fut introduit. Mais au moment même où il parut sur le seuil de la porte, mademoiselle de Scudéry tomba évanouie. Lorsqu’elle revint à elle, Olivier avait disparu. Elle demanda vivement qu’on la reconduisit à sa voiture, disant qu’elle voulait sortir, sortir sur-le-champ du séjour qu’habitait la plus noire scélératesse. Hélas ! — Du premier coup-d’oeil, elle avait reconnu dans Olivier Brusson le jeune homme qui, sur le Pont-Neuf, lui avait jeté un billet dans sa voiture, le même qui avait apporté chez elle le coffret aux bijoux.


5. Le célèbre avocat Patru, dont le prénom est Olivier, naquit en 1604 et mourut le 16 janvier 1681. Il est très probable que c’est lui qu’Hoffmann a eu l’intention de mettre en scène. La condition médiocre qu’il lui attribue est tout à fait d’accord avec l’histoire ; car, malgré sa réputation extraordinaire comme grammairien, malgré le retentissement de ses plaidoyers, cités comme des modèles de style et de composition, il mourut dans un dénûment presque complet. Reçu à l’académie en 1640, il adressa à ses nouveaux collègues un discours de remercîment qui produisit un si grand effet, qu’on décida sur-le-champ que tous les récipiendaires à venir devraient se conformer à la même étiquette cérémonieuse, je dirais presque à cette mystification dont le puriste Patru avait donné l’exemple.


Chapitre IV Mademoiselle de Scudéry Chapitre VI