Chapitre III Mademoiselle de Scudéry Chapitre V




IV


PLUSIEURS mois s’étaient écoulés, lorsque mademoiselle de Scudéry vint à passer un jour par hasard sur le Pont-Neuf dans le carrosse à glaces de la duchesse de Montausier. Ces élégants carrosses à glaces étaient encore d’invention si récente que le peuple ne manquait pas de s’attrouper par curiosité sur leur passage. Dans cette circonstance, la foule oisive du Pont-Neuf entoura ainsi l’équipage de madame de Montausier, et ce fut au point d’en suspendre presque la marche. Tout à coup mademoiselle de Scudéry entendit des jurements et des imprécations et aperçut un homme se frayant un passage à travers les groupes les plus compacts à force de bourrades et de coups de poing. Quand il fut plus près de la voiture, elle distingua un jeune homme au visage pâle et chagrin, dont le regard perçant était dirigé sur elle, et qui ne cessa point de la regarder tout en s’escrimant vigoureusement de ses coudes et de ses mains pour s’approcher davantage jusqu’à ce qu’il eût atteint la portière du carrosse. Il l’ouvrit alors avec impétuosité, jeta un billet sur les genoux de la demoiselle, et s’éloigna aussitôt, comme il était venu, distribuant et recevant bon nombre de coups de poing.

Au moment où cet homme s’était présenté à la portière de la voiture, La Martinière, placée à côté de mademoiselle de Scudéry, était tombée évanouie sur les coussins, en poussant un cri d’effroi. Ce fut en vain que mademoiselle de Scudéry appela le cocher et le secoua par le cordon ; celui-ci, comme animé par un malin esprit, fouettait de plus belle, et les chevaux, couvrant leurs mors d’écume, ruant et se cabrant, arrivèrent enfin au grand trot au bout du pont. Mademoiselle de Scudéry avait répandu son flacon d’eau de senteur sur sa camériste, qui ouvrit enfin les yeux, et revint à elle. Mais frémissante et une frayeur mortelle peinte sur ses traits renversés, elle put à peine dire à sa maîtresse, en se pressant convulsivement contre elle : « Ô Sainte-Vierge ! que voulait cet homme affreux ? Ah !… c’était lui, c’est lui qui vint apporter la cassette dans cette nuit terrible !… » Mademoiselle de Scudéry rassura la pauvre fille en lui représentant qu’il n’était rien arrivé de fâcheux, et qu’il fallait avant tout savoir le contenu du billet. Elle le déplia, et voici ce qu’elle lut :

Une fatalité, que vous auriez pu détourner, me précipite dans l’abîme ! — Je vous supplie, comme un enfant pénétré d’amour filial supplie sa mère pour ne point la quitter, de renvoyer chez maître Réné Cardillac le collier et les bracelets que vous avez reçus de moi, — sous un prétexte quelconque, pour y faire changer quelque chose, pour un ornement à ajouter. Votre salut, vos jours en dépendent. Si vous ne le faites pas d’ici à demain, je m’introduis chez vous et je me poignarde sous vos yeux !

« Maintenant, dit mademoiselle de Scudéry après avoir lu, je suis bien sûre que cet individu mystérieux, quand même il ferait partie de cette bande infâme de voleurs et d’assassins, n’a pourtant nul mauvais dessein contre moi. Et s’il avait réussi à m’entretenir la nuit où il vint, qui sait quelles secrètes circonstances, quelle étrange révélation eussent pu m’éclairer sur des conjonctures dont je cherche en vain à présent à découvrir le moindre motif. Qu’il en soit ce qu’il pourra, je ferai certainement ce que l’on réclame de moi dans cette lettre, ne serait-ce que pour me débarrasser de cette funeste parure, que je considère comme un talisman diabolique digne de Satan. Après cela, Cardillac, suivant ses procédés habituels, ne la laissera pas facilement revenir en d’autres mains que les siennes. »

Le lendemain matin, mademoiselle de Scudéry se préparait à porter la parure chez le joaillier. Mais tous les beaux esprits de Paris semblèrent ce jour-là s’être donné le mot pour venir assaillir la demoiselle de leurs vers, de leurs comédies et de leurs anecdotes.

À peine Chapelle avait-il fini de réciter une scène tragique, qu’il prétendait d’un air malin devoir lui assurer la prééminence sur Racine, que celui-ci entra précisément, et l’éclipsa tout à fait par le pathétique d’une de ses tirades royales, et puis après ce fut Boileau qui fit jaillir, sur le sombre voile de Melpomène, les traits flamboyants de sa verve poétique, pour échapper aux éternelles dissertations du médecin-architecte Perrault, au sujet de la colonnade du Louvre.

Bref, la journée était fort avancée, et mademoiselle de Scudéry devait encore se rendre chez la duchesse de Montausier. Elle remit donc au lendemain la visite à maître Réné Cardillac.

Mademoiselle de Scudéry se sentait tourmentée d’une inquiétude particulière. Elle avait constamment devant les yeux l’image de ce jeune homme, et il s’élevait du fond de son âme comme une confuse réminiscence d’avoir déjà vu sa figure et ses traits. Des rêves pénibles vinrent troubler et interrompre son sommeil. Il lui semblait qu’elle devait se reprocher sa négligence, pour n’avoir pas tendu une main secourable au malheureux qui l’implorait sur le bord de l’abîme, comme s’il eût dépendu d’elle de prévenir quelque événement funeste, quelque crime affreux ! — À peine le jour eut-il paru qu’elle se fit habiller et se fit conduire en voiture, munie de l’écrin, chez Cardillac.

Une multitude de peuple se pressait dans la rue Saint-Nicaise, où le joaillier demeurait ; elle affluait devant la porte de sa maison, avec des cris, des imprécations et des efforts pour y pénétrer, qu’avait peine à réprimer la maréchaussée postée à cet endroit. Au milieu du tumulte et de mille cris sauvages, des voix exaspérées s’écriaient : « Il faut assommer le maudit assassin, il faut le mettre en pièces ! » — Enfin Desgrais arrive avec une escorte nombreuse, qui forme la haie, à travers l’épaisseur de la foule. Alors la porte de la maison est ouverte, et l’on en tire un homme chargé de chaînes que les soldats emportent, suivi des malédictions et des cris furieux du peuple.

Mademoiselle de Scudéry, à ce spectacle, se sent à demi morte d’épouvante et saisie d’un horrible pressentiment. Au même moment, un cri perçant de désespoir frappe son oreille. « Avancez ! avancez plus près ! » crie-t-elle au cocher. Celui-ci, par une volte habile et rapide, écarte la foule devant lui, et s’arrête à la porte de la demeure de Cardillac. Là, mademoiselle de Scudéry aperçoit Desgrais, et voit à ses pieds, embrassant ses genoux, une jeune fille, belle comme le jour, à demi vêtue, les cheveux épars, le visage contracté par la douleur et plein d’une angoisse mortelle ; elle l’entend s’écrier avec l’accent déchirant du dernier désespoir : « Mais il est innocent ! — il est innocent ! » — Desgrais et ses gens veulent la relever, elle résiste à leurs efforts : enfin un grand gaillard brutal saisit de ses larges mains la pauvre enfant, et l’arrache violemment des genoux de Desgrais ; mais il trébuche maladroitement et laisse tomber, sur les marches de pierre, la jeune fille, qui reste étendue muette et inanimée.

Mademoiselle de Scudéry ne peut se contenir plus longtemps, elle ouvre la portière, et s’écrie en descendant : « Au nom du ciel, qu’est-il arrivé ? que se passe-t-il ici ? » Chacun se range respectueusement devant la digne dame qui, voyant quelques femmes charitables occupées de frotter avec de l’eau le front de la jeune fille, qu’elles ont relevée et assise sur les marches, s’approche de Desgrais et répète vivement sa question.

« Il est arrivé quelque chose d’affreux, dit Desgrais, Réné Cardillac a été trouvé ce matin tué d’un coup de poignard. L’assassin est Olivier Brusson, son apprenti ; on vient à l’instant même de le conduire en prison. — Et cette jeune fille ? » s’écrie mademoiselle de Scudéry. — « C’est Madelon, dit Desgrais, la fille de Cardillac. Le scélérat était son amant. Maintenant elle pleure et crie à tue-tête qu’Olivier est innocent, parfaitement innocent. Il est clair qu’elle sait quelque chose de l’affaire, et il faut que je la fasse aussi conduire à la Conciergerie. »

Desgrais, en disant cela, jeta sur la jeune fille un regard de malicieuse satisfaction qui fit trembler mademoiselle de Scudéry. La jeune fille commençait à recouvrer la respiration, mais incapable d’articuler un son, privée de mouvement, elle restait gisante, les yeux fermés, et l’on ne savait comment s’y prendre pour la secourir. Profondément émue et les larmes aux yeux, mademoiselle de Scudéry contemplait cet ange d’innocence : Desgrais et ses gens lui firent horreur. — Un bruit sourd se fit entendre dans l’escalier. On emportait le cadavre de Cardillac. Prenant une prompte résolution, mademoiselle de Scudéry s’écria à haute voix : « J’emmène la jeune fille avec moi, vous songerez au reste, Desgrais ! » Un sourd murmure d’approbation accueillit ces paroles. Les femmes soulevèrent Madelon dans leurs bras, cent mains se dressèrent pour les aider, chacun se pressait à l’entour, et la jeune fille, ainsi soutenue en l’air, fut déposée dans le carrosse, pendant que les bénédictions pleuvaient sur l’honorable dame qui dérobait l’innocence au tribunal de sang.

Les soins de Fagon4, le médecin le plus habile de Paris, parvinrent à rappeler Madelon à la vie, au bout d’une syncope qui dura plusieurs heures. Mademoiselle de Scudéry acheva la guérison commencée par le docteur, en faisant luire dans l’âme de la jeune fille quelques rayons de douce espérance ; et des torrents de larmes vinrent enfin soulager son cœur oppressé. Pourtant ce ne fut qu’à différentes reprises qu’elle put raconter tout ce qui s’était passé ; car chaque fois sa voix était étouffée par les sanglots que lui arrachait l’excès de sa douleur.

« Elle avait été réveillée à minuit par de légers coups frappés à la porte de sa chambre, et elle avait reconnu la voix d’Olivier, qui la suppliait de se lever promptement, parce que son père était à l’agonie. Elle s’était levée saisie d’effroi et avait ouvert sa porte. Olivier, pâle et défait, baigné de sueur, une lumière à la main, s’était dirigé vers l’atelier en chancelant, et elle l’avait suivi. Là, son père était étendu, les yeux fixes, et luttant contre le râle de la mort. Elle s’était jetée sur lui en sanglotant, et c’était alors seulement qu’elle avait remarqué sa chemise ensanglantée. Olivier l’avait doucement écartée, et puis il avait entrepris de laver et de panser avec du vulnéraire la blessure que le vieillard avait reçue au sein gauche. Celui-ci, pendant cette opération, avait recouvré ses sens, et, le râle ayant cessé, après avoir jeté sur elle et sur Olivier ensuite un regard plein de tendresse, il avait pris sa main, l’avait mise dans celle d’Olivier, et les avait serrées ensemble avec force. Olivier et elle étaient tombés à genoux près de la couche de son père ; il avait essayé de se redresser avec un gémissement douloureux, mais il était retombé aussitôt pour exhaler un long et dernier soupir.

» Alors tous les deux s’étaient abandonnés aux pleurs et à la désolation. Olivier lui avait raconté que son maître avait été tué en sa présence dans une course nocturne où il lui avait ordonné de le suivre, et comment lui, dans l’espoir qu’il n’était pas blessé mortellement, avait transporté avec une peine extrême ce lourd fardeau jusqu’au logis. Dès le point du jour, les voisins qui avaient été frappés pendant la nuit de ce bruit et de leurs sanglots, avaient pénétré chez Cardillac et les avaient trouvés encore agenouillés et se lamentant auprès du cadavre de son père. Alors on s’était mis en émoi ; la maréchaussée était arrivée, et Olivier avait été trainé en prison comme étant l’assassin de son maître. »


Là-dessus, Madelon dépeignait de la manière la plus touchante la vertu, la piété, la fidélité exemplaire de son bien-aimé Olivier. Elle ne se lassait pas de répéter combien il honorait son patron à l’égal d’un véritable père ; combien celui-ci le chérissait à son tour du fond du cœur, et comment il l’avait choisi pour gendre, malgré sa pauvreté, mais seulement à cause de son habileté égale à son dévouement et à la noblesse de son caractère. — Madelon donnait tous ces détails avec une franche effusion, et elle finit par dire que son Olivier, eût-il en sa présence enfoncé le poignard dans le cœur de son père, elle s’imaginerait encore être la dupe d’une illusion satanique, plutôt que de croire jamais Olivier capable d’un crime aussi noir, aussi abominable.

Mademoiselle de Scudéry, profondément touchée des souffrances inexprimables de Madelon, et toute portée à croire à l’innocence du pauvre Olivier, prit des informations, et trouva confirmé tout ce que Madelon racontait des relations privées de l’apprenti avec son maître. Les gens de la maison, les voisins, vantaient unanimement Olivier comme donnant l’exemple d’une conduite morale probe et laborieuse ; personne ne trouvait un reproche à lui adresser, et cependant sur le fait de ce meurtre épouvantable, chacun levait les épaules en disant, qu’il y avait là-dedans quelque chose d’incompréhensible.

Olivier, amené devant la chambre ardente, nia, comme l’apprit mademoiselle de Scudéry, avec autant de fermeté que de candeur le crime dont on l’accusait, et soutint que son maître avait été attaqué, terrassé dans la rue en sa présence, et qu’il l’avait porté encore vivant à la maison, où il avait bientôt expiré. Et ce récit s’accordait avec celui de Madelon.

Mademoiselle de Scudéry se faisait constamment répéter les plus petites circonstances de l’affreux événement. Elle s’enquit avec soin s’il n’était jamais survenu de querelle entre le patron et l’ouvrier, si Olivier n’était pas sujet par fois à ces accès d’emportement, qui souvent s’emparent comme une aveugle démence des hommes les plus doux, et les entraînent à des actions qu’on ne saurait plus considérer comme le résultat du libre arbitre. Mais plus Madelon parlait avec enthousiasme de la vie paisible et du parfait bonheur domestique communs à trois personnes qu’unissait l’affection la plus intime, plus elle dissipait toute ombre de soupçon contre le pauvre Olivier, si gravement accusé.

En approfondissant tout avec soin, et même en supposant qu’Olivier, malgré tout ce qui parlait si haut en sa faveur, avait été l’assassin de Cardillac, mademoiselle de Scudéry ne put trouver dans l’ordre des choses possibles un motif auquel attribuer ce crime horrible, qui devait, dans tous les cas, détruire le bonheur d’Olivier. — « Il est pauvre, mais habile. Il parvient à captiver l’affection du maître le plus célèbre : il aime sa fille ; son patron favorise cet amour : le bonheur, l’aisance pour toute sa vie lui sont assurés ! — Et quand enfin, Dieu sait pour quelle raison, Olivier, irrité, égaré par le ressentiment, aurait pu tuer son bienfaiteur, son père, de quelle hypocrisie infernale ne faudrait-il pas admettre qu’il eût l’habitude, pour se conduire, après le crime, comme il l’a fait ? »

Avec la profonde conviction de l’innocence d’Olivier, mademoiselle de Scudéry conçut la ferme résolution de sauver à tout prix l’infortuné jeune homme. Mais elle crut qu’avant de se résoudre à faire un appel à la clémence du Roi lui-même, il vaudrait mieux s’adresser au président La Reynie, lui faire apprécier chacune des circonstances qui témoignaient de l’innocence d’Olivier, et lui inspirer ainsi pour l’accusé une prévention favorable, qui gagnerait les autres juges et sauverait son protégé.


4. Le texte allemand porte le nom inconnu de Séron, probablement par suite d’une erreur typographique commise dans les premières éditions.


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