Chapitre II Mademoiselle de Scudéry Chapitre IV




III


CE FUT en dépeignant avec les couleurs les plus vives la perversité du siècle, que La Martinière, quand le jour eut paru, raconta à sa maîtresse les événements de la nuit précédente. Elle lui remit ensuite en tremblant la cassette mystérieuse ; mais elle et Baptiste qui se tenait dans un coin, pâle et terrifié, presqu’incapable de s’exprimer, et maniant en tout sens son bonnet de nuit, supplièrent la demoiselle, avec de dolentes instances et au nom de tous les saints, de n’ouvrir ladite cassette qu’avec une extrême précaution.

Mademoiselle de Scudéry, pesant la boite dans ses mains et cherchant à apprécier la nature de son contenu, dit en souriant : « Vous rêvez tous deux de fantômes ! — Ces odieux meurtriers, qui, comme vous le dites, espionnent dans l’intérieur des maisons, savent aussi bien que vous et moi que je ne suis pas riche, et que je ne possède pas de trésors qui vaillent la peine d’un assassinat. En vouloir à ma vie ? Et à qui peut importer la mort d’une personne de soixante-treize ans qui ne s’est jamais mise à mal qu’avec les méchants et les ennemis de la paix publique, dans des romans de pure invention, qui compose des vers médiocres à l’abri de l’envie de personne, qui ne laissera rien après elle que la défroque de la vieille demoiselle ayant paru quelquefois à la cour, et deux douzaines de livres bien reliés, dorés sur tranche ?…

» Va ! bonne Martinière, tu peux me faire une description aussi épouvantable qu’il le plaira de l’apparition de cet étranger : je ne peux cependant pas croire qu’il eût aucune mauvaise intention ; — donc !… »

La Martinière recula de trois pas, et Baptiste tomba presque à genoux avec une sourde exclamation, au moment où la demoiselle, ayant appuyé le doigt sur un bouton saillant en acier, le couvercle de la boite s’ouvrit soudain avec grand bruit.

Quel fut l’étonnement de mademoiselle de Scudéry, en voyant briller dans la cassette une paire de bracelets en or enrichis de pierreries, et un collier pareil ; elle souleva cette parure, et pendant qu’elle vantait le merveilleux travail du collier, La Martinière examinait avec de grands yeux les magnifiques bracelets, et s’écriait à plusieurs reprises, que la fière Montespan elle-même ne possédait pas certainement une parure semblable.

« Mais qu’est-ce que cela ? dit la demoiselle, que signifie ?… — » En ce moment elle venait d’apercevoir au fond de la cassette un papier plié ; elle le prit, espérant naturellement trouver l’éclaircissement du mystérieux envoi, mais à peine l’eut-elle lu rapidement que ses mains tremblantes le laissèrent échapper. Elle jeta un regard éloquent vers le ciel, et tomba à demi évanouie dans un fauteuil.

La Martinière, Baptiste accoururent saisis d’effroi. — « Oh ! s’écria-t-elle d’une voix presque étouffée par ses sanglots, oh ! quelle confusion ! quelle humiliation indigne ! Cela devait-il m’arriver à mon âge ? Ai-je donc commis quelque imprudente folie avec l’irréflexion aveugle de la jeunesse ? — Oh, mon Dieu ! voir quelques mots, prononcés par forme de plaisanterie, interprétés d’une manière aussi affreuse  ! — Sur cela seul, une malignité infâme peut-elle me souiller du crime d’un pacte infernal, moi, qui depuis l’enfance ai gardé à la vertu et à la piété une fidélité inviolable ? »

La demoiselle, tenant son mouchoir sur ses yeux, pleurait et gémissait avec force, et Baptiste et La Martinière, tout troublés et interdits, ne savaient comment assister leur bonne maîtresse dans son désespoir.

La Martinière avait ramassé le billet fatal. On y lisait :

Un amant qui craint les voleurs
   N’est point digne d’amour.

Très honorable dame ! votre esprit ingénieux nous a sauvés d’une funeste persécution, nous qui exerçons le droit du plus fort contre la faiblesse et la lâcheté, et qui nous approprions des trésors destinés à d’indignes prodigalités. — Daignez accepter cette parure, en témoignage de notre reconnaissance. C’est la plus précieuse qui nous soit tombée entre les mains depuis longtemps, quelque digne que vous soyez d’en porter une beaucoup plus belle encore, respectable dame. — Nous vous supplions de nous garder votre bienveillance et votre gracieux souvenir.

LES INVISIBLES.

« Se peut-il qu’on ose, s’écria mademoiselle de Scudéry après s’être un peu remise, pousser à ce point l’ironie infâme, l’impudence éhontée ! » — Le soleil, brillant à travers les rideaux de soie cramoisie des croisées, jetait un reflet rougeâtre sur les diamants déposés sur la table à côté de la cassette ouverte. À cette vue, mademoiselle de Scudéry se cacha le visage avec horreur, et commanda à La Martinière d’enlever sur le champ cette odieuse parure, tachée encore du sang de son possesseur égorgé. La Martinière, après avoir vivement renfermé dans la boite collier et bracelets, dit que le plus sage parti à prendre était de déposer les bijoux entre les mains du lieutenant de police en l’informant de tout ce qui s’était passé relativement à l’étrange apparition de l’inconnu et à la réception de la cassette.

Mademoiselle de Scudéry se leva et se promena lentement en silence dans la chambre, paraissant occupée à réfléchir sur ce qu’il y avait à faire. Ensuite elle ordonna à Baptiste d’aller quérir une chaise à porteurs, et à La Martinière de l’aider à sa toilette, attendu qu’elle voulait se rendre immédiatement chez la marquise de Maintenon.

À l’heure où elle savait que la marquise serait seule dans ses appartements, elle se fit conduire chez elle, emportant la cassette et les bijoux.

L’étonnement de la marquise fut grand lorsque mademoiselle de Scudéry, qui était la dignité même et dont, malgré son âge avancé, la grâce et l’amabilité étaient sans égales, entra chez elle pâle, les traits renversés, et d’un pas chancelant. « Au nom de tous les saints ! que vous est-il arrivé ? » dit-elle à la pauvre dame affligée, qui, toute décontenancée et à peine en état de se soutenir, cherchait seulement à atteindre un fauteuil où la marquise s’empressa de la faire asseoir. Enfin ayant recouvré son sang-froid, mademoiselle de Scudéry raconta quelle amère et sensible humiliation lui avait attirée le mot irréfléchi qu’elle avait prononcé en plaisantant au sujet de la requête des Amants confédérés. La marquise, après avoir écouté ce récit de point en point, jugea que mademoiselle de Scudéry prenait beaucoup trop à cœur ce singulier événement, que l’infâme raillerie de pareils misérables ne pouvait en rien atteindre un noble et pieux caractère, et elle demanda enfin à voir la parure.

Mademoiselle de Scudéry lui présenta la boite ouverte, et la marquise, à la vue de ces bijoux magnifiques, ne put se défendre d’un transport d’admiration. Elle prit dans ses mains le collier et les bracelets, et s’approcha d’une fenêtre, où, tantôt elle faisait jouer les pierreries au soleil, tantôt examinait l’élégante monture d’aussi près que possible pour saisir la délicatesse du travail et l’art infini avec lequel les chainons d’or étaient enlacés et combinés entre eux.

Tout-à-coup, la marquise se retourna brusquement vers mademoiselle de Scudéry et s’écria :

« Savez-vous bien, mademoiselle ! que ces bracelets, que ce collier ne peuvent avoir été fabriqués par aucun autre que par Réné Cardillac ? » —

Réné Cardillac était à cette époque le meilleur orfèvre de Paris, l’un des hommes les plus habiles et en même temps des plus extraordinaires de son temps.— Plutôt petit que grand, mais avec de larges épaules et d’une complexion forte et musculeuse, Cardillac, fort près de la cinquantaine, avait encore la vigueur et l’agilité d’un jeune homme. Cette énergie vitale, qu’on pouvait trouver presque phénoménale, se manifestait chez lui par une chevelure rousse, épaisse et crépue, par un teint coloré et des traits accentués. Néanmoins, si Cardillac n’eût pas été connu dans tout Paris pour l’homme d’honneur le plus loyal, le plus désintéressé, plein de franchise et de conscience, toujours prét à rendre service, le regard tout particulier, que lançaient ses petits yeux verts profondément enfoncés et étincelants, aurait pu le faire soupçonner d’une méchanceté et d’une perfidie secrètes.

Comme nous venons de le dire, Cardillac était un homme supérieur dans son art, non-seulement à ses confrères de Paris, mais peut-être même à tous ses contemporains. Profondément versé dans la connaissance des pierres précieuses, il savait les employer et les monter si ingénieusement, qu’une parure, qui avait passé d’abord pour médiocrement belle, paraissait, en sortant de ses mains, rnerveilleuse de charme et d’éclat. il accueillait toutes les commandes avec un avide empressement, et réclamait un prix si bas qu’il ne semblait jamais en rapport avec la perfection du travail. Dès-lors sa tâche ne lui laissait plus aucun repos. On l’entendait jour et nuit marteler, ciseler ; et souvent, tout d’un coup, quand l’ouvrage était prdsque achevé, si la forme ne lui plaisait pas, s’il doutait de la parfaite élégance de quelque ornement, du moindre accessoire, c’en était assez pour lui faire remettre sur-le-champ la pièce entiére dans le creuset, et recommencer tout le travail.

Aussi chacun de ses ouvrages devenait un chef-d’œuvre exquis et incomparable, qui causait l’étonnement de la personne qui l’avait commandé. Mais alors c’étaient d’incroyables difficultés pour entrer en possession de l’objet terminé. Celui à qui il appartenait se voyait renvoyé, sous mille prétextes différents, de semaine en semaine, de mois en mois. En vain offrait-on quelquefois à Cardillac le double du prix convenu, il refusait d’accepter un seul louis en sus du premier marché ; et s’il était forcé de céder à la fin aux pressantes sollicitations de l’acheteur et de livrer la parure, il ne pouvait alors dissimuler l’expression de son profond chagrin, ni même l’agitation d’une fureur secrète. — Dans le cas où il s’agissait d’une pièce vraiment rare, de joyaux d’importance, et d’un prix considérable, soit par la valeur des pierreries, soit par la recherche du travail d’orfèvrerie, on le voyait courir ça et là comme un insensé, frappant d’imprécations tout ce qu’il rencontrait, son art, ses ouvrages, et se maudissant lui-même.

Mais quelqu’un venait-il à s’écrier en courant après lui : « Réné Cardillac ! ne voudriez-vous pas faire un joli collier pour ma femme ? — une paire de bracelets pour ma fille ? etc. » Aussitôt il s’arrêtait tout court, regardait son interlocuteur avec ses petits yeux scintillants comme des éclairs, et lui demandait en se frottant les mains : « Voyons, qu’avez-vous ? » Alors celui-ci joyeux tire de sa poche une petite boite en disant : « Voilà mes matériaux : ce n’est pas grand’chose, de la marchandise un peu commune, cependant entre vos mains… » Cardillac, sans le laisser achever, saisit vivement la boite, en tire les pierreries qui sont en effet peu remarquables, les expose aux rayons de la lumière, et s’écrie avec enthousiasme : « Hoho ! — de la marchandise commune ? — nullement ! — de jolies pierres, — des pierres magnifiques ! Laissez-moi faire seulement, et, si vous ne tenez pas à une poignée de louis, je veux y adjoindre deux ou trois petites pierres qui éblouiront vos yeux de l’éclat du soleil même ! — Je laisse tout à vos soins, maître Réné, et je paierai ce que vous demanderez. » À ces mots, sans faire la moindre distinction entre le riche bourgeois et le noble seigneur de la cour, Cardillac saute au cou de l’étranger avec transport, le presse et l’embrasse, en lui assurant que le voilà redevenu tout à fait heureux, et que dans huit jours l’ouvrage sera terminé.

Soudain il regagne son logis à toutes jambes, s’enferme dans son atelier, se met à l’ouvrage, et au bout de la semaine il a produit un nouveau chef-d’œuvre. Mais quand celui pour qui il a travaillé vient gaiment lui apporter le prix fixé par ses modestes prétentions, et veut emporter la parure terminée, Cardillac devient subitement chagrin, arrogant, colère. — « Mais, maître Cardillac, songez que je me marie demain. — Que m’importe votre mariage ? revenez dans quinze jours. — Voici votre argent, la parure est achevée : il faut me la donner. — Et je vous dis, moi, que j’ai encore maint changement à y faire, et que je ne la livrerai pas aujourd’hui. — Et moi, je vous dis que, si vous ne consentez volontiers à me laisser emporter mes bijoux, que je suis prêt d’ailleurs à vous payer le double de nos conventions, vous allez me voir revenir ici assisté des complaisants estafiers de d’Argenson. — Eh bien, donc ! que Satan vous torture au moyen de cent tenailles brûlantes, et qu’il allourdisse ce collier de trois quintaux pour étrangler voire fiancée !… » En parlant ainsi, Cardillac lui fourre brutalement les bijoux dans la poche de la veste, et le pousse hors de sa chambre, si violemment qu’il le fait trébucher et rouler tout le long de l’escalier ; puis il rit d’une façon diabolique en voyant par la fenêtre le futur sortir de chez lui tout éclopé, et portant son mouchoir sur son nez meurtri.

Ce qui n’était pas moins inexplicable, c’était de voir souvent Cardillac, après avoir entrepris un travail avec enthousiasme, supplier tout à coup celui qui le lui avait commandé, avec les protestations les plus touchantes, avec tous les signes d’une émotion profonde, au milieu des larmes et des sanglots, et au nom de la Vierge et des saints, de ne plus lui réclamer l’ouvrage entrepris. En outre, plusieurs personnes, des plus considérées à la cour et parmi le peuple, avaient en vain offert des sommes considérables à Cardillac pour avoir le moindre bijou fabriqué de ses mains. Il s’était jeté aux genoux du roi en implorant, comme une grâce, d’être exempté de travailler pour lui. Il avait résisté aussi à toutes les instances de madame de Maintenon, et ce fut avec la plus extrême répugnance, avec une expression d’horreur qu’il refusa de faire une petite bague, ornée d’emblèmes des arts, qu’elle voulait donner en présent à Racine.

« Je parie, dit madame de Maintenon préoccupée de ces circonstances, que si j’envoie chercher Cardillac afin de savoir au moins pour qui il a fait cette parure, il ne voudra point venir, dans l’appréhension que je ne veuille le faire travailler pour moi, ce qu’il a refusé de faire jusqu’ici opiniâtrément. Cependant il parait depuis quelque temps se relâcher de ses étranges scrupules, car j’ai entendu dire qu’il acceptait plus de commandes aujourd’hui que jamais et qu’il ne différait plus de livrer ses ouvrages à ses clients, quoique ce soit toujours avec les signes d’un profond chagrin, et même sans vouloir les regarder en face. »

Mademoiselle de Scudéry, non moins intéressée à voir les bijoux restitués, si cela était encore possible, à leur légitime propriétaire, dit qu’on pourrait prévenir tout de suite l’artiste original qu’on ne voulait réclamer de lui aucun travail, mais seulement avoir son avis sur des joyaux de prix. La marquise adopta cette idée ; elle envoya mander Cardillac. — Mais lui, comme s’il avait été rencontré en route, parut dans l’appartement au bout de quelques minutes.

Il sembla étonné à l’aspect de mademoiselle de Scudéry, et, comme quelqu’un à qui un saisissement subit, imprévu, fait oublier ce qu’exigent les convenances et sa situation, il commença par adresser respectueusement une salutation profonde à l’honorable et digne demoiselle, puis il se retourna vers la marquise. Celle-ci lui demanda avec vivacité, en indiquant la parure qui brillait sur la table, couverte d’un tapis vert-foncé, s’il reconnaissait là son ouvrage. Cardillac y jeta à peine les yeux, et, en considérant la marquise en face, il s’empressa de remettre les bracelets et le collier dans la cassette, qu’il repoussa vivement ensuite de la main. Il dit alors, pendant qu’un sourire amer crispait ses traits colorés : « En effet, madame la marquise, il ne faut guère connaître les ouvrages de Réné Cardillac, pour croire, un seul instant, qu’un autre joaillier au monde ait pu composer une parure semblable. Oui, c’est le travail de mes mains assurément. — Eh bien, reprit la marquise, dites-nous pour qui vous avez fait cette parure. — Pour moi seul, » répondit Cardillac. — Madame de Maintenon et mademoiselle de Scudéry le regardaient frappées d’étonnement, la première pleine de méfiance, la demoiselle dans une attente inquiète de savoir où aboutirait ce problème.

« Oui, poursuivit Cardillac, cela peut vous paraître extraordinaire, madame la marquise, mais il en est ainsi. C’est uniquement pour faire ce chef-d’œuvre que j’avais réservé mes plus belles pierres, et que j’ai pris plaisir à travailler avec plus de zèle et d’assiduité que jamais. Il y a quelque temps, cette parure disparut de mon atelier d’une manière inconcevable.

« Ah ! que le ciel soit loué ! » s’écria mademoiselle de Scudéry dont les yeux brillaient de contentement, et, se levant de son fauteuil avec la prestesse et la légéreté d’une jeune fille, elle s’approcha de Cardillac, et lui dit, les deux mains posées sur ses épaules : « Reprenez donc, maître Réné, un bien que vous ont dérobé d’infâmes coquins. » Alors elle raconta avec détails comment cette parure était parvenue entre ses mains. Cardillac l’écoutait attentivement et les yeux baissés. Seulement de temps en temps, d’une voix imperceptible, il faisait : « Hum ! — ah ! — hoho ! » — Et puis il croisait les mains derrière son dos, ou bien se caressait doucement la joue et le menton.


Mademoiselle de Scudéry se taisait, et Cardillac, comme assiégé de pensées intimes et douloureuses, paraissait dans l’embarras de prendre une résolution. Il soupirait, passait la main sur son front, et se voilait les yeux, peut-être pour dérober des larmes prêtes à couler. Enfin, il saisit la cassette, puis s’agenouilla devant mademoiselle de Scudéry, et lui dit lentement : « C’est à vous, noble et digne demoiselle, que le sort a destiné cette parure. Oui, je me souviens maintenant que, pendant mon travail, j’étais occupé de vous, je la faisais à votre intention. Daignez donc, je vous prie, accepter de moi ces bijoux, le moins imparfait de tous mes ouvrages, et vous en parer quelquefois.

— Eh mais, à quoi pensez-vous, maître Réné, cela serait-il séant à mon àge de porter d’aussi élégants joyaux ? et en l’honneur de quel saint me feriez-vous, s’il vous plaît, un aussi riche cadeau ? Allez, allez, maître Réné, si j’avais de la fortune et la beauté de la marquise de Fontanges, je vous certifie que cette parure ne sortirait pas de mes mains ; mais à quoi bon ces magnifiques ornements pour des bras fanés, et l’éclat de ces pierreries pour un cou voilé ? » — Cardillac venait de se relever, et, présentant toujours la cassette à mademoiselle de Scudéry, il dit avec le regard farouche d’un homme hors de lui-même : « Mademoiselle ! faites-moi la grâce d’accepter cette parure, vous ne sauriez croire quelle vénération profonde je ressens du fond du cœur pour votre vertu, pour votre haut mérite. Acueillez donc ce modest présent, et puisse-t-il vous prouver la sincérité de mes respectueux sentiments. »

Comme mademoiselle de Scudéry hésitait cependant encore, madame de Maintenon prit la cassette des mains de Cardillac en disant « Au nom du ciel ! mademoiselle, pourquoi toujours mettre votre grand âge en avant ? Qu’avons-nous, vous et moi, à nous inquiéter des années et de leur nombre ? — Et n’agissez-vous pas en ce moment comme une jeune fille timide à qui l’on offre un excellent fruit, et qui le saisirait avec tant d’empressement, si cela pouvait se faire sans main à avancer et sans doigts à ouvrir ? — Et comment refusez-vous, au brave maître Réné, d’accepter, en don volontaire, ce que mille autres ne peuvent obtenir, malgré tout l’or, toutes les peines et les supplications du monde. »

Madame de Maintenon avait contraint, en parlant, mademoiselle de Scudéry à prendre la cassette. Alors Cardillac se jeta à ses genoux de nouveau, pour baiser sa robe, ses mains, — avec des pleurs, des gémissements, des sanglots ; — puis il se releva, et sortit en courant comme un insensé, heurtant les siéges et les tables, au point que les verres et les porcelaines en résonnèrent.

Mademoiselle de Scudéry s’écria saisie d’effroi : « Au nom de tous les saints, que prend-il à cet homme ! » Mais la marquise, animée d’une gaîté singulière, partit d’un éclat de rire, et avec un ton d’espièglerie fort rare dans sa bouche : « Voilà ce que c’est, dit-elle, mademoiselle ; maître Réné est amoureux fou de vous, et, suivant l’usage convenable et la véritable règle de la parfaite galanterie, il commence à livrer l’assaut à votre cœur par de riches présents. » Madame de Maintenon poussa même la plaisanterie jusqu’à engager mademoiselle de Scudéry à n’être pas trôp cruelle envers cet amant désespéré. Et celle-ci, se livrant à son humeur naturelle, repartit à ce propos par mille folies, disant que, s’il en était ainsi, elle se verrait bien obligée de céder, et réduite à donner au monde l’exemple inoui d’une fille de soixante-treize ans, d’une noblesse sans tache, devenant l’épouse d’un joaillier. Madame de Maintenon s’offrit à tresser sa couronne de fiancée et à la mettre au fait des devoirs d’une bonne ménagère, dont assurément ne devait pas savoir grand’chose une péronnelle de son âge.

Mais, lorsque mademoiselle de Scudéry se leva enfin pour quitter la marquise, ce joyeux badinage ne put l’empêcher de redevenir très-sérieuse en prenant l’écrin dans ses mains. « Quoi qu’il en soit, dit-elle, madame la marquise, je ne pourrai jamais me résoudre à faire usage de ces bijoux. De quelque manière que cela soit arrivé, ils ont été entre les mains de ces infâmes bandits, les auteurs de tant de vols et de meurtres qu’on attribuerait volontiers au diable lui-même, et qui sont peut-être le résultat d’un pacte horrible avec lui. Ces superbes joyaux me font horreur, car il me semble les voir tachés de sang. — D’ailleurs, je dois l’avouer, la conduite même de Cardillae me cause une impression étrange et sinistre. Je ne puis réprimer un sombre pressentiment qui me dit qu’au fond de tout cela réside quelque affreux mystère… Et cependant j’ai beau repasser dans mon esprit toutes les circonstances de cette affaire, rien ne peut me faire soupçonner en quoi ce mystère consiste, ni surtout comment maître Réné, si brave et si probe, le modèle enfin d’un bon et honnête bourgeois, pourrait se trouver mêlé à quelque chose de mal et d’illicite. — Mais, ce qui est certain, c’est que jamais je ne consentirai à me parer de ces joyaux. »

La marquise dit d’abord que c’était pousser trop loin les scrupules ; mais lorsque mademoiselle de Scudéry l’eut priée de lui dire en conscience ce qu’elle ferait à sa place, elle répondit d’un ton aussi sérieux que décidé : « Ah ! plutôt jeter ces bijoux dans la Seine que de les porter jamais ! »

Mademoiselle de Scudéry composa sur l’entrevue de maître Réné des vers fort gracieux, qu’elle lut le lendemain soir devant le roi chez madame de Maintenon. On peut croire que, surmontant ses funestes pressentiments, elle avait su s’égayer sur le compte de maître Réné, en peignant de vives couleurs la bizarre alliance qui eût dû unir le bon orfèvre à une épouse septuagénaire de la plus antique noblesse. liref, le roi en rit de tout sou cœur et jura que Boileau Despréaux avait trouvé son maître en mademoiselle de Scudéry, ce qui fit passer ses vers pour les plus spirituels qu’on eût jamais faits.


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