Chapitre I Mademoiselle de Scudéry Chapitre III



II



Cependant Exili, malgré ses précautions, fut suspecté d’avoir vendu des poisons, et on le conduisit à la Bastille. — Bientôt après, fut enfermé dans la même chambre le capitaine Godin de Sainte-Croix. Ce dernier avait longtemps entretenu avec la marquise de Brinvilliers des relations qui déversaient la honte sur toute la famille, au point que son père, Dreux d’Aubray, lieutenant civil de Paris, voyant le marquis rester indifférent aux excès scandaleux de sa femme, mit lui-même un terme à ce commerce, au moyen d’une lettre de cachet obtenue contre le capitaine.

Ce Sainte-Croix était un homme violent, sans caractère, livré aux pratiques d’une feinte dévotion, et adonné à tous les vices dès sa jeunesse. Envieux et vindicatif jusqu’à la rage, rien ne pouvait mieux lui agréer que la rencontre d’Exili, dont l’infernal secret lui offrait la possibilité d’anéantir tous ses ennemis. Il se fit donc l’élève zélé de l’Italien, dont bientôt il devint l’égal, et, à sa sortie de la Bastille, il était en état de poursuivre tout seul ces pernicieuses recherches.

La Brinvilliers était une femme corrompue, dégénérée, Sainte-Croix la rendit un monstre. Il la provoqua successivement à empoisonner d’abord son propre père, vieillard qu’elle entourait de soins assidus avec une hypocrisie infâme, puis ses deux frères, et enfin sa sœur ; son père par vengeance, les autres par convoitise d’un riche héritage. L’histoire de plusieurs empoisonneurs fournit la preuve épouvantable que cette nature de crimes devient souvent une passion irrésistible. Sans aucun but, uniquement pour satisfaire leur envie, comme un chimiste tente des expériences pour son plaisir, on a vu certains empoisonneurs tuer des personnes dont la vie ou la mort leur était complètement indifférente. La mort subite de plusieurs pauvres à l’Hôtel-Dieu fit soupçonner plus tard l’empoisonnement des pains que la Brinvilliers avait coutume d’y faire distribuer chaque semaine, pour s’attirer la réputation d’un modèle de piété et de bienfaisance. Au moins, est-il constaté qu’elle fit plus d’une fois servir à ses hôtes des pâtés de pigeons empoisonnés. Le chevalier du Guet et plusieurs autres personnes moururent victimes de ces repas exécrables.

Sainte-Croix, son complice La Chaussée et la Brinvilliers, surent longtemps couvrir d’un voile impénétrable leurs horribles forfaits ; mais quels êtres réprouvés ne voient à la fin échouer leurs artifices, quand la puissance divine a résolu la punition terrestre des coupables ? — Les poisons fabriqués par Sainte-Croix étaient si subtils, que si la poudre qui leur servait de base (les Parisiens la désignaient sous le nom de poudre de succession) eût été laissée à découvert pendant l’opération, une seule aspiration suffisait pour donner immédiatement la mort. Sainte-Croix portait à cause de cela un masque de verre très mince durant ses manipulations. Un jour, tandis qu’il était occupé à recueillir dans une fiole la poudre vénéneuse qu’il venait de fabriquer, ce masque tomba, et la poussière volatile qu’il respira le fit tomber mort sur la place.

Comme il était décédé sans héritiers, les gens de justice se présentèrent pour poser les scellés sur la succession. Ce fut alors qu’on découvrit une cassette renfermant tout l’appareil diabolique exploité par Sainte-Croix, pour satisfaire ses homicides caprices. Mais on trouva aussi les lettres de la Brinvilliers qui décélaient clairement tous ses crimes.

Elle se réfugia à Liège, dans un cloître. Alors Desgrais, un officier de maréchaussée, fut expédié à sa poursuite. Sous un déguisement ecclésiastique, il pénétra dans le couvent où elle s’était retirée ; là, il parvint à nouer une intrigue galante avec cette femme abominable, et à obtenir d’elle une entrevue secrète dans un jardin écarté, hors de la ville.

Mais à peine y fut-elle arrivée, qu’elle se vit entourée par les agents de Desgrais. L’amoureux abbé se transforma tout d’un coup en brigadier de maréchaussée ; il la contraignit à monter dans une voiture amenée exprès dans cet endroit, et, sous l’escorte de ses hommes, il se rendit en droite ligne à Paris. La Chaussée avait déjà subi la peine capitale peu de temps auparavant. La Brinvilliers fut condamnée au même supplice ; après l’exécution son corps fut brûlé, et les cendres jetées au vent.

Les Parisiens respirèrent quand ils virent anéanti le monstre qui disposait impunément contre amis et ennemis de cette arme mystérieuse de la mort ; mais bientôt après le bruit se répandit que l’art terrible de l’infâme Sainte-Croix s’était transmis à d’autres mains. Comme un fantôme malfaisant et invisible, le meurtre pénétrait même au sein de ces unions Intimes, privilège de la parenté, de l’amitié, de l’amour, et il frappait ses malheureuses victimes d’une main aussi agile que sûre. Tel qui jouissait la veille de la santé la plus florissante, le lendemain se traînait à peine consumé d’un mal étrange, et toutes les ressources de la médecine ne pouvaient le préserver de la mort.

Être riche, pourvu d’un bon emploi, marié trop vieux peut-être à une jeune et jolie femme, c’étaient autant de motifs pour redouter une mort prochaine. La méfiance la plus cruelle venait corrompre les relations les plus sacrées. L’époux tremblait devant l’épouse, le père devant le fils, la sœur devant le frère. Dans les repas offerts par un ami à ses amis, les mets, le vin restaient intacts, et là où régnait autrefois une douce et franche gaîté, des yeux hagards épiaient avec anxiété le meurtrier anonyme. On vit des pères de famille, dans l’excès de leurs angoisses, se procurer dans des lieux éloignés des vivres qu’ils préparaient eux-mêmes dans quelque ignoble réduit, redoutant dans leur propre ménage une trahison diabolique. Encore arrivait-il que les précautions les plus minutieuses et les plus multipliées ne servissent à rien.

Le roi, afin de réprimer ces attentats qui devenaient plus communs de jour eu jour, institua une chambre spéciale de justice exclusivement chargée de la poursuite et de la punition de ces crimes secrets. On l’appela la Chambre ardente, et elle tenait ses séances non loin de la Bastille, sous la présidence de La Reynie. Pendant longtemps celui-ci, malgré son zèle, vit ses recherches infructueuses. Il était réservé à l’adroit Desgrais de découvrir le principal foyer du crime.

Dans le faubourg Saint-Germain demeurait une vieille femme, nommé La Voisin, qui s’occupait de divination et de chiromancie, et qui était parvenue, avec l’assistance de ses deux associés, nommés Lesage et La Vigoureux, à inspirer la surprise et la terreur même à des gens qui ne passaient guère pour faibles ni crédules. Mais elle ne se bornait pas là : La Voisin était élève d’Exili, et elle préparait ainsi que lui ce poison énergique qui faisait périr sans laisser aucune trace ; elle aidait de la sorte des fils dénaturés à hériter plus tôt, et des femmes perverties à se procurer un second mari plus jeune que le leur.

Desgrais parvint à la démasquer ; elle avoua tout, et, condamnée à mort par la chambre ardente, elle fut brûlée vive en place de Grève.1 On trouva chez elle une liste de toutes les personnes qui avaient eu recours à elle, et il en résulta, non seulement un grand nombre d’exécutions consécutives, mais de graves soupçons même contre des personnages de la plus haute distinction. Ainsi l’on supposa que l’intervention de La Voisin avait aidé le cardinal de Bonzy à faire périr, en très peu de temps, toutes les personnes auxquelles il était tenu de payer pension, en sa qualité d’archevêque de Narbonne.2 Ainsi la duchesse de Bouillon et la comtesse de Soissons, dont les noms figuraient sur la liste fatale, furent accusées de connivence avec cette odieuse créature. Et Henri-François de Montmorency, comte de Bouteville, duc de Luxembourg, pair et maréchal du royaume, ne fut pas lui-même à couvert des soupçons. Une instruction fut dirigée contre lui par la terrible chambre ardente. Il se constitua spontanément prisonnier à la Bastille, où la haine de Louvois et de La Reynie lui fit assigner un cachot large de six pieds, et plusieurs mois se passèrent avant qu’il fut clairement démontré que son crime prétendu était un acte fort excusable : il s’était fait tirer une fois son horoscope par Lesage.3

Il est positif qu’un zèle aveugle entraina le président La Reynie à des cruautés et à des actes arbitraires. La chambre ardente devint tout à fait un tribunal d’inquisition. Le soupçon le plus insignifiant motivait un emprisonnement rigoureux, et souvent on laissait au hasard le soin de démontrer l’innocence du prévenu sur le fait d’un crime entraînant la peine de mort. En outre, La Reynie était si laid de sa personne et si astucieux dans ses manières, qu’il suscita bientôt la haine des personnes mêmes que sa mission lui faisait un devoir de venger ou de protéger. La duchesse de Bouillon, à qui il demandait à l’audience si elle avait vu le diable, répondit : « Il me semble que je le vois en ce moment ! »


Pendant que le sang des coupables et des suspects coulait à flots sur la place de Grève, et que les empoisonnements mystérieux devenaient de plus en plus rares, une autre calamité se manifesta, qui répandit dans Paris une nouvelle consternation. Une bande de filous semblait s’être organisée pour accaparer tous les bijoux précieux. Une riche parure à peine acquise ne tardait pas à disparaître d’une manière inconcevable, quelque soin qu’on mit à la garder ; mais ce qui était encore pire, c’est que tout individu qui osait porter le soir des bijoux avec lui, était volé et souvent même tué en pleine rue, ou dans les sombres allées des maisons.

Ceux qui n’y avaient pas laissé la vie racontaient qu’un coup de poing asséné sur la tête les avait renversés avec la violence de la foudre, et que, revenus de leur étourdissement, ils s’étaient trouvés volés et transportés dans un tout autre endroit que celui où ils avaient été surpris. Quant aux victimes des assassinats qui gisaient presque chaque matin dans la rue ou dans les maisons, tous étaient reconnaissables à la même blessure, un coup de poignard au cœur, dont l’effet mortel, au jugement des médecins, était si assuré et si immédiat que l’homme frappé devait tomber sans proférer un seul cri.

Or, quel seigneur de la cour galante de Louis XIV n’était pas engagé dans une intrigue d’amour, et n’avait pas l’occasion de se rendre de nuit chez sa maîtresse, en portant quelquefois avec lui un riche présent ? Les voleurs, comme s’ils eussent agi de concert avec l’esprit malin, savaient toujours exactement quand pareille chose devait arriver. Alors le malheureux n’atteignait pas la maison où il espérait savourer les joies de l’amour, ou bien il tombait au seuil même de la porte, à quelques pas de la chambre de sa bien-aimée, qui trouvait la première à son réveil le cadavre ensanglanté.

En vain D’Argenson, le lieutenant de police, ordonna sur les moindres indices nombre d’arrestations parmi le peuple, en vain La Reynie faisait rage et s’escrimait pour arracher des aveux, en vain l’on renforça les gardes du guet et l’on doubla les patrouilles, la trace des malfaiteurs était introuvable. Il n’y avait guère d’autre ressource que de s’armer jusqu’aux dents pour sortir le soir, en se faisant précéder d’une lanterne, et l’on vit plus d’une fois encore le domestique assailli à coups de pierres et en même temps son maître tué et dévalisé.

Une chose digne de remarque était qu’aucune des enquêtes, faites partout où le commerce des bijoux pouvait avoir lieu, ne signala un seul des objets volés, ni le moindre renseignement qui pût mettre sur la voie des criminels.

Desgrais écumait de fureur de ce que les coquins sussent déjouer ses propres stratagèmes. Rien ne troublait jamais le quartier de la ville où il se trouvait, tandis que les voleurs et les meurtriers poursuivaient leur riche proie dans ceux où personne n’aurait pu supposer une chance de danger. — Le rusé Desgrais imagina alors de s’adjoindre plusieurs menechmes qui lui ressemblassent si bien et au même degré de tournure, de démarche, de voix et d’aspect, que les archers eux-mêmes ne pussent savoir où serait le véritable Desgrais. Cependant il allait, au risque de sa vie, explorer les repaires les plus secrets, et suivait de loin des personnes qui, d’accord avec lui, sortaient de nuit avec de riches parures ; mais celles-là n’étaient jamais attaquées : les brigands étaient donc aussi informés de cette mesure. Desgrais se désespérait.

Un matin, il arrive chez le président La Reynie, pâle, défait, égaré. — « Qu’avez-vous ? quelle nouvelle ? avez-vous trouvé la trace ? » s’écria le président dès qu’il le vit. — « Ah !… monseigneur !… répond Desgrais d’une voix sourde et entrecoupée, hier, — au milieu de la nuit, — à quelques pas du Louvre, le marquis de La Fare a été attaqué sous mes yeux.

— Ciel et terre ! s’écrie La Reynie avec transport, nous les tenons !… — Oh ! d’abord, reprend Desgrais avec un amer sourire, écoutez comment cela s’est passé : — J’étais donc près du Louvre, à guetter, la rage dans le cœur, ces diables d’enfer qui se moquent de moi. Bientôt quelqu’un passe tout près de moi, d’un pas incertain, et regardant à chaque instant derrière lui, mais sans me voir ; à la clarté de la lune je reconnais le marquis de La Fare. Je songeai à attendre son retour, car je savais où il se rendait ; mais à peine a-t-il fait dix ou douze pas plus loin, qu’une figure se dresse à ses côtés comme sortant de la terre, le renverse sur le pavé et se jette sur lui. Dans le premier mouvement de ma surprise, en me voyant près de saisir enfin le meurtrier, je me mets à crier sans réflexion, et je m’élance précipitamment de ma cachette pour atteindre le scélérat. Mais voilà que je m’embarrasse dans mon manteau et je tombe. Je vois mon homme qui s’enfuit comme porté sur l’aile du vent, je me relève, je cours après lui, — tout en courant je sonne de ma trompe : les sifflets de mes gens me répondent au loin. L’action s’anime, de tous côtés résonne le trot des chevaux, le cliquetis des armes. — Par ici ! par ici ! — Desgrais ! Desgrais ! m’écriai-je à en faire retentir le quartier. — Éclairé par la lune, je vois toujours devant moi l’individu qui tourne à droite, puis à gauche dans le but de me dérouter ; nous arrivons à la rue Saint-Nicaise : là, ses forces semblent s’épuiser, les miennes redoublent, il a tout au plus encore quinze pas d’avance…

— Vous l’atteignez, le saisissez, les gardes arrivent !… » s’écrie La Reynie, le regard étincelant, et en empoignant Desgrais par le bras, comme s’il eût été l’assassin lui-même. — « Quinze pas...., poursuivit Desgrais d’une voix creuse et la respiration oppressée, à quinze pas !… sous mes yeux, le coquin fait un saut de côté dans l’ombre, — et disparaît à travers la muraille.

— Disparaît !… à travers la muraille ? — Êtes-vous fou ? » s’écrie La Reynie en reculant de deux pas et en frappant des mains.

« Fou ! reprend Desgrais en se frottant le front, comme quelqu’un tourmenté d’une pensée funeste, oui, traitez-moi de fou, monseigneur, de sot visionnaire, mais ce n’est pas autrement que je vous le raconte. — Je demeure stupéfait devant la muraille, pendant que plusieurs gardes arrivent hors d’haleine, et avec eux le marquis de La Fare, l’épée à la main. Je fais allumer les torches, nous sondons la muraille sur tous les points : nul indice de porte, ni de fenêtre, ni d’une ouverture quelconque. C’est un solide mur en pierre, fermant une cour adossée à une maison habitée par des gens à l’abri du moindre soupçon. Ce matin encore, j’ai fait une inspection complète et inutile des localités. C’est le diable en personne qui nous mystifie ! »

L’aventure de Desgrais fut bientôt connue de tout Paris. Les têtes étaient encore pleines des sorcelleries, des conjurations, des pactes diaboliques attribuès à La Voisin et à ses complices, le prêtre Lesage et La Vigoureux. Et, comme il est essentiellement dans notre nature de sacrifier toujours la raison à un penchant inné pour le merveilleux et le surnaturel, bientôt chacun se persuada réellement que le diable, comme Desgrais l’avait dit dans l’excès de sa mauvaise humeur, protégeait en effet les assassins au prix de la cession de leur âme.

On imagine bien que l’histoire de Desgrais fut amplifiée et embellie de mille circonstances extravagantes. On imprima et l’on vendit à chaque coin de rue le récit de l’événement, précédé d’une vignette sur bois qui représentait une horrible figure du diable s’abîmant sous terre devant Desgrais épouvanté. Ce fut assez pour intimider les gens du peuple, et même pour paralyser complètement le courage des archers qui ne parcouraient plus les rues nuitamment qu’en tremblant, pourvus d’amulettes et trempés d’eau bénite.

Le ministre D’Argenson voyait avorter les rigueurs de la chambre ardente, et il sollicita du roi la création d’un autre tribunal investi de pouvoirs plus étendus, pour rechercher et punir les auteurs de ces nouveaux crimes. Mais le roi, convaincu qu’il n’avait attribué déjà qu’une juridiction trop absolue à la chambre ardente, et sous la triste impression des exécutions horribles provoquées sans relâche par le sanguinaire La Reynie, rejeta positivement la proposition.

Alors on eut recours à un autre moyen pour influencer la détermination du roi en cette occasion. On lui fit remettre dans les appartements de madame de Maintenon, où il avait l’habitude de passer l’après-dinée et même de travailler avec ses ministres assez avant dans la nuit, une épitre en vers, au nom des Amants confédérés. Ceux-ci se plaignaient d’être réduits à risquer leur vie autant de fois que la galanterie leur inspirait de porter un riche cadeau à leurs maîtresses. Ils exposaient que, s’il y avait honneur et plaisir à répandre son sang pour sa belle dans un loyal cartel, c’était bien différent d’avoir affaire à des assassins, de la trahison desquels on ne pouvait se préserver ; que Louis, la brillante étoile polaire de la galanterie et de l’amour, daignât projeter un rayon de sa splendeur sur ces épaisses ténèbres, et en déceler ainsi le funeste mystère ; enfin que le héros divin, qui avait écrasé tous ses ennemis, tirât encore une fois son glaive étincelant et victorieux, et qu’à l’exemple d’Hercule domptant le serpent de Lernes, et de Thésée triomphant du Minotaure, il terrasserait bientôt le monstre effroyable suscité pour détruire les joies de l’amour, pour changer sa douceur en transes horribles, son ivresse en deuil inconsolable.

Malgré le côté sérieux du sujet, cette œuvre poétique n’était pas dépourvue d’images plaisantes et spirituelles, surtout dans la description des embarras et de l’anxiété des amoureux cheminant à la dérobée pour rendre visite à leurs maîtresses, et dans la peinture des tourments de la peur venant étouffer dans son germe la satisfaction des galants, et les douces espérances d’un rendez-vous. Si nous ajoutons que ce qui terminait le tout, par forme de conclusion, était un panégyrique ampoulé de Louis XIV, on concevra qu’il dut lire ces vers avec une certaine complaisance. Quand il eut fini, sans quitter le papier des yeux, et se retournant vivement vers madame de Maintenon, il relut encore une fois les vers à haute voix, et lui demanda ensuite, en souriant gracieusement, ce qu’elle pensait de la supplique des Amants confédérés.

La Maintenon, fidèle à son caractère de gravité empreint de dévotion, répondit que des actes illicites, tels que des intrigues secrètes, ne méritaient pas précisément une protection particulière, mais que, d’un autre côté, la répression d’indignes scélératesses rendait bien légitimes de sévères mesures. Le roi, mécontent de cette solution ambiguë, plia le papier et s’apprêtait à rejoindre le secrétaire d’état qui travaillait dans une chambre voisine, quand ses yeux rencontrèrent mademoiselle de Scudéry assise sur un tabouret non loin de madame de Maintenon.


Alors il s’approcha d’elle, et le sourire, qui, peu de minutes auparavant, se jouait sur ses lèvres, rendit à ses traits une expression gracieuse ; il déplia de nouveau le placet, et, se penchant vers la demoiselle, lui dit d’une voix douce : « La marquise ne veut pas entendre parler des galanteries de nos jeunes seigneurs, et s’esquive d’une manière tant soit peu suspecte. Mais vous, mademoiselle, que pensez-vous de cette requête poétique ? » Mademoiselle de Scudéry se leva respectueusement de son siège, une rougeur passagère vint colorer, comme la pourpre du couchant, les joues pâles de la digne vieille dame, et, les yeux baissès, elle dit en s’inclinant à demi :

« Un amant qui craint les voleurs
« N’est point digne d’amour. »

Le roi, charmé de l’esprit chevaleresque de cette brève sentence qui réfutait toute la pétition et ses prétentieuses tirades, s’écria les yeux étincelants : « Par saint Denis ! vous avez raison, mademoiselle ! Point de mesure aveugle qui puisse exposer l’innocent à être confondu avec le coupable, dans le but de protéger la lâcheté : — que D’Argenson et La Reynie fassent leur devoir ! »


NOTES DU TRADUCTEUR

1. Catherine Deshayes, veuve Monvoisin, fut d’abord accoucheuse, puis devineresse, et cette dernière profession devint pour elle si lucrative, qu’elle finit par avoir un hôtel, un équipage, un suisse et des laquais. Ce luxe insolent la conduisit à sa perte, en éveillant les soupçons sur la nature de ses opérations secrètes. — La Voisin s’était trouvée en relation avec le bon La Fontaine. — Du reste, elle ne se démentit pas jusqu’à sa dernière heure, et afficha impudemment la frénésie de ses mœurs déréglées et l’audace de son caractère perverti, même après l’arrêt de sa condamnation ; elle voulut consacrer ses derniers moments à une nouvelle orgie, et marcha au supplice à demi fascinée par l’ivresse.

2. Pierre Bonzi, cardinal du titre de Saint-Onufre, fut grand aumônier de la Reine, ambassadeur à Venise, en Pologne, en Espagne, et mourut en 1703. La suspicion dont il fut l’objet ne parait pas avoir eu de fondement bien grave, ou du moins avoir exercé une influence fâcheuse sur son avenir, car, en 1688, il fut créé commandeur de l’ordre du Saint-Esprit, lors de la promotion solennelle qui eut lieu, le 3l décembre, dans la chapelle de Versailles.

3. Étienne Guibourg Cœuvrit, dit Lesage, avait reçu les ordres, mais nous ne croyons pas qu’il occupât à cette époque aucune fonction sacerdotale. — Quant au duc de Luxembourg, il était encore moins repréhensible que ne le suppose la version qu’on vient de lire. Voici la réalité des faits : Un nommé Bonnart, clerc de son procureur, et lié avec Lesage, s’était adressé à cet intrigant pour découvrir des papiers nécessaires au maréchal dans un certain procès. Lesage exigea d’abord pour prix de ses services deux mille écus ; puis il obtint du prince une procuration signée de sa main, et dont on abusa pour formuler une espèce de pacte infernal. Louvois poussa l’astuce de la haine jusqu’à faire offrir au maréchal les moyens d’un évasion secrète, et celui-ci ayant rejeté bien loin cette ouverture insidieuse, on le laissa languir dans un cachot où le noble guerrier vit sa santé se ruiner, tandis qu’il réclamait en vain la juridiction légale du parlement. Quand enfin il eut recouvré la liberté, le Roi, en témoignage de son estime, lui confia le service de capitaine de ses gardes du corps ; mais sa juste inimitié contre Louvois, ministre de la guerre, le fit rester dix ans inactif, sans qu’il se plaignit pourtant d’une disgrâce si peu motivée. La guerre contre les alliés commandés par le prince d’Orange, l’ayant enfin rendu nécessaire, Louis XIV lui donna le commandement de son armée de Flandres, qu’il n’accepta qu’à condition de correspondre directement avec le Roi. Bientôt les victoires éclatantes de Fleurus, de Stinkerque et de Nerwinde furent le prix de cette réparation tardive, et la seule vengeance qu’il exerça contre ses calomniateurs.


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