Chapitre IX << Mademoiselle de Scudéry




X


CEPENDANT la déposition du comte de Miossens devant la chambre ardente s’était répandue dans le public, et, suivant l’habitude du vulgaire qui se laisse facilement entraîner d’un excès à un autre, ce même homme, qu’on maudissait naguère comme le plus infâme assassin, et qu’on menaçait de mettre en pièces avant même qu’il eût paru devant ses juges, excitait alors une compassion générale, comme la victime innocente d’un tribunal barbare. Alors seulement les voisins de Brusson songèrent à rappeler sa conduite exemplaire et son amour passionné pour Madelon, et la fidélité, le dévouement absolu dont il avait toujours fait preuve envers le vieux joaillier. — Le peuple s’attroupait souvent en masse et avec des démonstrations menaçantes devant l’hôtel de La Reynie en criant « Qu’on relâche Olivier Brusson ! qu’on nous le rende, il est innocent. » Et même des pierres furent lancées dans les fenêtres, ce qui obligea La Reynie à réclamer la protection de la maréchaussée contre la populace irritée.

Plusieurs jours se passèrent sans que mademoiselle de Scudéry apprit la moindre chose sur le procès d’Olivier Brusson. Elle se rendit toute désolée chez madame de Maintenon, qui l’assura que le Roi gardait, à cet égard, un silence absolu, et qu’elle ne jugeait nullement prudent de lui rappeler cette affaire. Comme elle la questionna ensuite, avec un sourire étrange, sur ce que devenait la petite La Vallière, mademoiselle de Scudéry put se convaincre qu’au fond de son cœur cette femme orgueilleuse nourrissait un secret dépit de cette ressemblance qu’elle avait signalée elle-même, et qui pouvait faire retomber le sensible monarque sous l’empire d’une séduction, dont elle était incapable de comprendre la magique influence. Il n’y avait donc plus rien à espérer par la médiation de la marquise.

Enfin, avec l’aide de d’Andilly, mademoiselle de Scudéry parvint à savoir que le Roi avait eu un long entretien secret avec le comte de Miossens. Elle apprit, en outre, que Bontems, le valet de chambre de confiance du Roi et son homme d’affaires, était allé à la Conciergerie et avait visité Brusson ; enfin que le même Bontems s’était rendu de nuit, avec plusieurs personnes, dans la maison de Cardillac, et y était reste longtemps. Claude Patru, le locataire du logement inférieur, assura que toute la nuit on avait été en mouvement au-dessus de sa tête, et qu’indubitablement Olivier était présent, car il avait bien reconnu sa vois. Il était donc certain que le Roi faisait faire lui-même une enquête sur le véritable état des choses, et cependant il était inconcevable que l’arrêt fût si longtemps différé. Sans doute que La Reynie faisait tous ses efforts pour retenir la victime qui allait être arrachée de ses mains. Cette appréhension venait tuer dans leur germe les plus douces espérances.

Il s’était écoulé près d’un mois, lorsque madame de Maintenon fit dire à mademoiselle de Scudéry que le Roi désirait la voir le même soir, dans les appartements de la marquise.

À cette nouvelle, le cœur de mademoiselle de Scudéry battit avec violence, car elle comprit que le sort de Brusson allait être décidé. Elle en fit part à la pauvre Madelon, qui pria avec ferveur la Vierge et tous les saints de vouloir bien inspirer au Roi la persuasion de l’innocence de Brusson.

Cependant on eût pu croire que le Roi avait tout à fait oublié l’affaire, car il adressait comme à l’ordinaire d’aimables propos à madame de Maintenon et à mademoiselle de Scudéry, et ne paraissait pas, le moins du monde, préoccupé du pauvre Brusson. Enfin parut Bontems, qui s’approcha du Roi, et lui dit quelques mots à voix si basse, que les deux dames ne purent rien entendre. Mademoiselle de Scudéry frémit intérieurement. Mais le Roi se leva, et, s’avançant vers elle, lui dit avec un regard rayonnant : « Je vous félicite, mademoiselle ! — votre protégé, Olivier Brusson, est libre ! » — Mademoiselle de Scudéry, que les larmes qu’elle ne put contenir rendaient incapable de proférer un mot, voulait se jeter aux pieds du Roi. Celui-ci s’y opposa en s’écriant : « Allez, allez, mademoiselle, vous devriez être avocat au parlement, et y défendre mes causes ; car, par saint Denis ! personne sur la terre no saurait résister à votre éloquence. — Toutefois, ajouta-t-il d’un air plus sérieux, la protection de la vertu elle-même ne met pas toujours à l’abri d’une injuste accusation devant la chambre ardente, ni devant aucun tribunal du monde ! »

Mademoiselle de Scudéry retrouva alors des mots pour exprimer avec effusion sa vive reconnaissance. Le Roi l’interrompit en lui disant que chez elle l’attendaient elle-même des remerciments bien plus grands que ceux qu’elle croyait lui devoir, puisque déjà, sans doute, l’heureux Olivier était dans les bras de sa chère Madelon. « Bontems vous remettra mille louis, dit le Roi en finissant, donnez-les, en mon nom, à la petite pour dot. Qu’elle épouse son Brusson, qui ne mérite nullement un tel bonheur ; mais qu’aussitôt après, ils s’éloignent de Paris tous les deux. Je le veux ainsi. »


La Martinière et Baptiste derrière elle coururent avec empressement au-devant de mademoiselle de Scudéry, tous deux dans la jubilation, dans l’ivresse de la joie, et s’écriant à l’envi : « Il est ici, il est libre ! — Ô les chers enfants ! » Le couple heureux se précipita aux genoux de mademoiselle de Scudéry. « Oh ! j’en avais l’intime confiance que vous, vous seule, vous sauveriez mon Olivier, mon époux ! disait Madelon ; et Olivier s’écriait : Ah ! ma mère, mon espoir en vous était inébranlable. » Et tous deux couvraient les mains de la digne demoiselle d’ardents baisers et de larmes brûlantes. Puis ils se jetèrent de nouveau dans les bras l’un de l’autre, en jurant que la félicité suprême de ce seul moment effaçait toutes les souffrances inouïes du passé, et en faisant le serment de rester unis jusqu’à la mort.

Peu de jours après, ils reçurent la bénédiction nuptiale. — Quand même ce n’eût pas été la volonté du Roi, Brusson n’aurait pas pu demeurer à Paris, où tout lui rappelait le souvenir épouvantable des crimes de Cardillac, et où d’ailleurs une circonstance imprévue pouvait rendre public le terrible secret, qui était maintenant dans les mains d’un plus grand nombre de personnes, et dont la révélation lui aurait ravi pour toujours la paix de son existence. Accompagné des bénédictions de mademoiselle de Scudéry, il partit, immédiatement après son mariage, pour Genève avec sa jeune femme. Mis dans l’aisance par la dot de Madelon, et grâce à son habileté dans son art et à ses qualités d’honnête homme, il jouit enfin d’une condition heureuse et exempte de soucis ; et pour lui se réalisa le bonheur dont la vaine espérance avait déçu son malheureux père jusqu’au terme de sa vie.


Une année s’était écoulée depuis le départ de Brusson, lorsqu’on fit publier en France un avis, signé par Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, et par Pierre-Arnaud d’Andilly, avocat au parlement, annonçant qu’un pécheur repentant avait légué à l’église, sous le sceau de la confession, un riche trésor de bijoux et de diamants volés ; et que ceux à qui, par hasard, aurait été volée quelque parure, surtout à l’aide d’une attaque meurtrière sur la voie publique, jusqu’à la fin de l’année 1680, devaient se présenter chez d’Andilly, qui leur remettrait celles dont ils fourniraient une description exacte, en supposant qu’aucun doute ne s’élevât contre la légitimité de leurs réclamations.

Beaucoup de personnes, qui étaient inscrites sur les notes de Cardillac comme n’ayant pas été tuées, mais seulement étourdies par un coup violent, se rendirent peu-à-peu chez l’avocat au parlement, qui leur remit, à leur grande surprise, les bijoux dont elles avaient été dépouillées. Le reste échut en partage au trésor de l’église Saint-Eustache.9


FIN


9. Mademoiselle de Scudéry est un chef-d’œuvre de narration. Les détails de mœurs et le développement des caractères ajoutent à l’intérêt dramatique et concourent à la perfection du tableau. C’est dans un passage des Chroniques de Nuremberg, écrites en allemand par Wagenseil, qu’Hoffmann a puisé l’idée de cette nouvelle, et il fait remarquer justement que ce n’est pas là qu’on se serait attendu à trouver cette anecdote française ; mais l’auteur de ces chroniques avait vu mademoiselle de Scudéry elle-même dans un voyage à Paris, et avait recueilli de sa bouche le fond de l’aventure de Cardillac. C’est bien réellement que mademoiselle de Scudéry prononça devant le Roi les paroles citées : « Un amant qui craint les voleurs, etc…, » et l’envoi du présent, au nom des brigands anonymes, est aussi un fait historique.

Madeleine de Scudéry était née au Hâvre, en 1607, et mourut à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. Elle écrivit beaucoup, et ce fut moins par prétention littéraire que par le besoin de se créer une existence honorable. Toutefois sa réputation de son vivant fut prodigieuse, et si nous devons aujourd’hui la regarder comme usurpée au détriment du naturel et du bon goût, il n’en est pas de même de celle qu’ont attachée à sa mémoire ses vertus privées et la noblesse de son caractère.

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