La Revue populaire (p. 129-142).

IX


Quelque temps plus tard, Romaine St-Brès subit de façon brillante l’examen du brevet élémentaire.

En d’autres circonstances, Huguette eût éprouvé une grande joie de ce succès de son élève, qui lui était devenue de plus en plus chère.

Mais, dans la disposition où elle se trouvait, rien de joyeux n’avait de prise sur son âme et elle opposait à toutes choses une indéfinissable mélancolie résignée.

D’ailleurs, ce succès même avait une conséquence attristante, bien que longuement prévue : il allait la séparer de Romaine, la privant ainsi de la seule personne de son entourage qui fût désormais en état de la comprendre.

La seconde des Petites Bleues partait bravement affronter la destinée.

Guillaume Maresquel avait fait connaître que « les temps incléments lui refusaient absolument, ces vacances, le luxe d’un voyage aux Pyrénées », et, sans une hésitation, la petite fiancée s’en allait vers celui qu’elle aimait.

Dès à présent, afin de se préparer à son rôle nouveau, elle se rendait chez Charlotte Fresnault qui lui offrait, avec une hospitalité maternelle, la position honnêtement rémunérée de maîtresse de classe à l’École, et, pénétrée de son inexpérience, la jeune fille estimait que son initiation serait à peine assez complète au moment de la rentrée pour lui permettre de remplir sa mission sans infériorité trop marquée.

De la sorte, Guillaume et Romaine ne vivraient plus loin l’un de l’autre.

Ils ne se marieraient pas tout de suite, ils n’étaient pas assez riches, mais ils se verraient chaque dimanche, et leur attente souriante bâtirait patiemment le futur bonheur.

Elle partit, un soir de commencement d’été qui resplendissait comme une aurore.

L’oisillon qui battait des ailes au bord du nid avait pris sa volée.

À la suite de ce départ, Huguette éprouva un grand vide, une sensation de solitude morale d’autant plus pénible qu’elle n’avait pas, comme naguère, la consolation de précieuses amitiés.

L’intime douceur qui, auparavant, la consolait de tout s’était retirée de sa vie.

Sans explications, sans aucune de ces formules qui servent à excuser les revirements humains, Jean Quéroy restait pour elle l’étranger impénétrable et glacé qui s’était révélé en un jour dont le souvenir lui demeurait sombre autant que celui d’un jour de deuil.

Mais elle croyait comprendre.

Tout en se révoltant contre semblable hypothèse, elle s’expliquait cette défection par la logique des apparences, et celles-ci prenaient à l’examen l’inflexibilité désolantes de certaines certitudes.

Sans doute, le jeune ingénieur avait appris la situation difficile de la maison d’Aureilhan, et il battait en retraite, ne se souciant pas de placer des obstacles dans son existence, de paralyser l’essor d’un avenir qui s’annonçait brillant par l’enchaînement à une famille condamnée à la gêne.

Il ne pouvait pas, se disait Huguette avec amertume, plus clairement prouver qu’il regrettait de s’être trop avancé vis-à-vis d’elle, alors qu’il la supposait une opulente héritière.

Tout en elle protestait contre ce jugement flétrissant, tout ce qu’elle savait de la noblesse d’âme et du haut caractère de Jean Quéroy.

Par malheur, l’évidence se faisait accablante. Et les yeux brûlés de cuisantes larmes qui ne coulaient pas, Mlle d’Aureilhan, saignante de fierté blessée, se reprochait d’avoir pu élever à cet être un piédestal en son cœur.

Quant à M. Gontaud, elle ne le voyait plus. Prudemment, Stéphanie, avait informé le riche usinier qu’Huguette désirait prendre du temps pour réfléchir, et, avec la délicatesse qui lui était propre, il se tenait à l’écart, ne voulant pas, malgré l’ardent émoi de cette attente, peser sur une détermination qu’il sentait devoir être cruelle à la conscience de la jeune fille.

Elle vivait donc dans l’impression, oppressante entre toutes, de cette menace suspendue au-dessus de sa tête, et elle n’avait même pas la ressource, si chère aux créatures de pensée, du recueillement qui apaise, des longs silences d’où germent souvent les inspirations libératrices.

L’été avait ramené les réunions fréquentes, les parties de toutes sortes dont raffole ce Midi remuant et passionné de plaisir ; les dîners succédaient aux excursions et les garden party aux dîners ; une fête n’attendait pas l’autre, et Huguette, intérieurement fourbue, ne s’appartenait plus.

Un élément nouveau vint encore s’ajouter à l’activité quelque peu fiévreuse de ce tourbillon mondain où l’on s’essoufflait à vivre.

Ivre de joie maternelle, la bonne tante Hortense rentra cette année-là en possession provisoire de ses deux fils, Maurice et Luc, son militaire et son marin, comme elle disait avec un naïf orgueil, qu’un long congé rendait pour des mois à la maison familiale.

Depuis qu’ils avaient embrassé leur aventureuse carrière, il n’était pas encore arrivé à cette mère si tendre de les voir ensemble sous son toit. Aussi, elle ne se lassait point de les regarder et elle eût voulu les montrer à tout le pays. Dans ce but, elle ouvrit toute grande son hospitalière demeure, et découvrit les plus ingénieux prétextes pour convier la parenté la plus reculée et les amis les moins intimes à des divertissements variés.

Deux ou trois jours après le départ de Romaine, c’était un pique-nique qui réunissait la jeunesse de la région.

Le lieu choisi à l’instigation de Mme de Cazères était une ferme lui appartenant, — ferme assez éloignée et située dans une admirable partie montueuse de cet Armagnac qui a des paysages d’une si poétique grandeur.

Huguette devait s’y rendre avec sa belle-mère, toutes deux conduites par l’antique calèche du château, qui emmenait en outre Antoinette et Françoise Saint-Brès.

Elles étaient enchantées, les Petites Bleues.

Un peu tristes d’abord de l’absence de leur sœur, elles finirent par se dilater dans la beauté du jour et la gaieté de l’espace ensoleillé ; toute mélancolie déserta leurs jolies âmes puériles et elles gazouillèrent tout le temps du trajet comme une paire de pinsons.

Elles étaient, elles, les oisillons insouciants qui attendent la becquée en pépiant au fond du nid. Elles regardaient toujours vers l’horizon, d’où quelque prince Charmant surgirait bien un jour de prestigieuses brumes roses.

En ce moment, plus que jamais, leur imagination bouillonnait de rêves.

N’y avait-il pas là deux beaux cousins, deux élégants cavaliers qui semblaient être envoyés tout exprès pour faire le bonheur de deux Petites Bleues sans mère ?

Si Antoinette et Françoise eussent osé livrer le tréfonds de leur cœur, — cette insondable caverne d’un cœur de jeune fille que personne ne pénètre, — l’aînée, fidèle à sa première chimère, eût avoué qu’un coquet uniforme de lieutenant de chasseurs l’empêchait de dormir, et la cadette aurait déclaré que rien au monde ne lui paraissait plus beau que la sévère tenue d’un enseigne de vaisseau.

Huguette écoutait babiller ses jeunes cousines placées en face d’elle sur le devant de la voiture, et à les voir rayonnantes de plaisir ingénu, naïvement palpitantes de l’inconnu que cette journée allait peut-être leur révéler, elle enviait presque leur puissance d’illusion.

Elle songeait, s’abandonnant au balancement un peu rude de la calèche, que traînaient deux vieilles juments poussives, lesquelles constituaient toute l’écurie du château.

En admettant qu’elle eût pu goûter quelque distraction à cette gaie réunion champêtre, tout le charme lui en était gâté d’avance par la pensée qu’elle allait s’y trouver en butte aux assiduités de René de Lavardens qui, après l’avoir simplement importunée, lui étaient à présent odieuses.

Ce fut précisément le jeune homme qu’elle aperçut d’abord, comme la voiture pénétrait dans la cour de la ferme.

Il se tenait debout près de l’automobile qui l’avait amené et qu’il étrennait ce jour- là, fournissant avec importante de vaniteuses démonstrations aux personnes arrivées avant lui.

— Mon neveu va être le héros de la petite fête, remarqua Mme d’Aureilhan en souriant. Il possède, bien sûr, la seule automobile que l’on puisse trouver dans le pays à vingt lieues à la ronde ; c’est de quoi exciter la curiosité et ressentir, même à son insu, cet agréable chatouillement d’amour-propre flatté que procure la propriété d’un objet rare.

Les Petites Bleus ouvraient des yeux béants d’admiration.

Dédaigneuse, Huguette ne répondit point à cette excuse habile qui allait au-devant de sa prévention intime.

Au milieu d’un groupe attentif, et sans doute secrètement envieux, de cette jalousie inévitable qui se déroule sous le masque mondain du sourire, René pérorait.

— Avec ça, mes enfants, je fais du soixante à l’heure sans me fouler.

Il s’interrompit pour se précipiter vers sa tante et ses cousines qu’il aida à descendre de voiture.

— Enfin ! vous voilà ! Je me demandais si vous n’étiez pas restées en chemin avec ces vieux canassons…

— Tiens ! fit Huguette railleuse, voyez- vous ce poseur ! Parce qu’il a un « teuf- teuf » depuis hier, il se croit en droit de mépriser « la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite ! »

René eut un sourire machinal qui dissimulait son embarras.

Comme toujours, lorsque Huguette le blaguait, il restait désarçonné, indécis s’il devait se fâcher, et, avec sa noire ignorance, profondément incapable, — sa malicieuse interlocutrice le savait bien, — de riposter par une épigramme sur l’attelage poussif qui ne rappelait en rien « le fier et fougueux animal » superbement décrit par le grand naturaliste auquel Mlle d’Aureilhan empruntait une citation célèbre.

— Je ne vois pas ma sœur, interrompit Stéphanie pour rompre les chiens.

Ma mère à la migraine, répondit René ; je suis venu seul avec mon domestique. Pourquoi donc, ajouta-t-il aimablement, ne m’avez-vous pas accordé le plaisir de vous conduire ? J’aurais été heureux de me mettre à votre disposition…

— Merci bien ! s’exclama Mme d’Aureilhan en riant. Non, tu sais, mon ami, je préfère encore mes vieilles juments ! Ce sont des bêtes de tout repos…

— Le jour où je vous confierai mes os, confirma Huguette en s’avançant vers sa tante et ses cousins de Cazères, j’aurai soin de les numéroter auparavant !

Il lui lança un mauvais regard, retenant avec peine une perfide allusion à Mirliton, que M. d’Aureilhan ne voulait plus laisser mener par sa fille depuis l’équipée que l’on sait.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette aventure, qui avait failli se terminer par sa faute de façon tragique, ne causait aucun remords à René de Lavardens.

Cet esprit incurablement égoïste et superficiel n’avait aucune notion de responsabilité personnelle et ne parvenait à concevoir que ce qui l’intéressait directement.

En apprenant le mortel danger couru par Huguette à la suite de cette « bonne farce » que personne ne soupçonnait, à l’exception peut-être de Mme Pranzac, il avait bien éprouvé un petit frisson.

Mais, comme sa cousine, somme toute, s’en était tirée saine et sauve, l’affreux accident évité par miracle reculait dans sa pensée, et ne gardait guère que les proportions réduites d’un de ces incidents aussi puérils que désagréables dont on bannit volontiers le souvenir.

Pour le moment, René était tout à son vouloir obstiné de venir à bout de la résistance d’Huguette, — résistance qui l’affolait en s’éternisant, car, malgré la leçon d’un tel insuccès, il ne se résignait pas à admettre qu’une femme pût demeurer insensible à sa désinvolture séductrice.

Aussi s’expliquait-il l’éloignement de Mlle d’Aureilhan par des prétextes ingénieux autant que vulgaires.

L’indifférence qu’Huguette lui marquait n’était qu’une feinte, une ruse agaçante de jeune fille qui ne veut pas s’avouer vaincue. Certes, René lui plaisait, mais elle fût morte plutôt que de le laisser deviner.
Et vous avez le front de me le crier en face, lâche, dit la jeune fille, frémissante d’indignation ? (Chap. x)

La nouvelle de la fin de non-recevoir que Mlle d’Aureilhan opposait à la flatteuse recherche de M. Gontaud, n’avait fait que confirmer ce garçon suffisant dans les hypothèses qu’il offrait comme dédommagement à sa vanité blessée.

Ce ne pouvait être que parce qu’elle l’aimait, lui, René, qu’Huguette déclinait une proposition à ce point avantageuse.

Donc, il fallait en finir, et il se jurait que ce serait sans tarder…

Si Huguette était une de ces coquettes qui ne se rendent que par la force, eh bien, il saurait lui forcer la main…

Il ne fallait qu’une occasion propice.

Or, les occasions, il ne s’agit que de les faire naître.

Et depuis les moqueuses paroles de la jeune fille, un plan obscur germait dans son cerveau.

Tandis qu’il ruminait ces grossiers calculs témoignant d’une absolue incompréhension de la nature délicate et élevée d’Huguette, celle-ci se dirigeait vers l’entrée de la ferme, en compagnie de sa belle-mère et des Petites Bleues, afin, selon l’obligeante indication de tante Hortense, de vaquer à quelques détails de toilette dans une pièce réservée à cet effet, avant de se rendre au lieu choisi pour le goûter.

Comme toutes quatre allaient franchir le seuil, la fermière parut, s’empressant au-devant de ses hôtes.

C’était une femme assez jeune, qui avait dû être très belle et l’était encore, avec son énergique et fier visage de camée qu’encadraient de lourds bandeaux d’ébène, plus noirs et plus lustrés auprès du foulard éclatant de la coiffure locale.

À la vue de Mlle d’Aureilhan, elle joignit les mains dans une naïve extase :

— Jésus, mon Dieu ! Mlle Huguette, n’est-ce pas ?

La jeune fille la regarda, murmurant un « oui » étonné.

La paysanne reprit, les larmes aux yeux :

— Ah ! ma chère demoiselle, je vous aurais reconnue entre mille ! Vous lui ressemblez tant.

Vaguement émue, Huguette demanda des explications. On lui en donna.

Avant son mariage, Honorine Cassagnous avait été au service de la première Mme d’Aureilhan, alors toute jeune épousée. Elle était au château au moment de la mort de sa maîtresse qu’elle avait soignée avec un profond dévouement, et ne pouvait se défendre d’un certain trouble en retrouvant dans la jeune fille, — qu’elle avait connue enfant, — comme une survie mystérieuse de la créature de grâce qu’elle avait sincèrement pleurée et dont le souvenir lui restait charmant et cher.

Une seconde, Huguette demeura silencieuse, remuée étrangement devant ce témoin d’un passé que sa piété filiale avait bien souvent interrogé sans parvenir à en reconstituer la lointaine douceur. Une fine pudeur la retenait d’entretenir son père remarié de l’exquise morte qu’il avait remplacée en un jour de faiblesse, et souvent elle s’attristait que rien, dans la froide maison familiale, ne lui rendît un peu de l’âme envolée, ne lui évoquât cette jeune mère qu’elle croyait revoir au fond de son enfance comme un tendre fantôme.

Enfin, une voix allait s’élever et rompre ce silence de la tombe !

D’un élan qui trahissait la suavité nouvelle descendant en son cœur, elle saisit la main brune de la fermière et la pressa doucement entre ses doigts nacrés.

— Attendez-moi, dit-elle d’un accent que l’on sentait monter des profondeurs de l’être. Tout à l’heure, je reviendrai et nous parlerons d’elle

Le goûter qui eut lieu dans une prairie voisine sous un couvert de grands chênes, fut plein d’animation joyeuse, mais la jeune fille ne prêta qu’une oreille indifférente aux gais propos échangés autour d’elle.

Son cœur avait faim d’autres paroles, et ce repas champêtre paraissait interminable à sa nostalgie intime.

Dès que l’on commença à se débander et que les groupes de promeneurs se disséminèrent par la prairie ou les proches sentiers du bois, elle écarta résolument René de Lavardens, qui manifestait l’intention de s’attacher à ses pas et courut à la ferme.

Là, dans une pièce éloignée et close aux opportuns, elle écouta Honorine avec une gravité recueillie.

Suspendue aux lèvres de cette simple femme qui soulevait pour elle le voile de l’autrefois aboli et faisait revivre devant ses yeux humides des gestes à jamais glacés, elle ne s’aperçut pas de la fuite du temps.

Elle ne remarqua point le lent déclin du soleil à l’horizon, pas plus qu’elle n’entendit le bruit, — d’ailleurs faiblement perceptible en cette chambre isolée — des voitures qui emportaient les invités les uns après les autres.

Tous les hôtes de Mme de Gazières avaient successivement pris congé.

Il ne restait plus, avec la bonne tante Hortense et ses deux fils, que les membres de la famille, c’est-à-dire Mme d’Aureilhan, son neveu et les Petites Bleues.

Assis dans la prairie qui dominait la plaine, doucement enveloppés par la molle tiédeur de l’air et les regards pris à la beauté de l’espace sur lequel le soir descendait en prestigieux rayons, ils causaient de façon paisible et cordiale en attendant le retour d’Huguette.

C’était une de ces heures rares, où l’on se sent bien, où l’on vibre de bonté et d’espérance, et que l’on voudrait prolonger, parce qu’on devine que le charme ne s’en retrouvera plus.

Seul, René de Lavardens s’impatientait intérieurement.

Bientôt, il maugréa :

— Ah ! çà, Huguette s’éternise là-bas ! Elle lui fait donc des révélations palpitantes, cette brave Honorine ?.…

— Mon Dieu ! la chère enfant est heureuse d’entendre parler de sa mère par quelqu’un qui l’a intimement approchée, répondit tante Hortense, avec son attirante mansuétude habituelle. C’est bien naturel.

Mme d’Aureilhan tirait sa montre. Elle s’exclama :

— Mais il est près de sept heures ! C’est vrai qu’Huguette s’oublie près de votre fermière, ma chère Hortense !

Et se tournant vers les Petites Bleues, elle ajouta pour la plus jeune, laquelle s’acquittait avec gentillesse des menues commissions dont on la chargeait :

— Françoise, ma mignonne, veux-tu aller prévenir Huguette qu’il se fait tard ? M. d’Aureilhan va être inquiet de ne pas nous voir rentrer pour le dîner, et d’autre part, nous retenons ici tante Hortense qui a besoin de regagner sa maison où l’attend son mari malade…

— Tout de suite, ma tante.

La Petite Bleue se levait ; René de Lavardens l’arrêta d’un mouvement aimable :

— Ne te dérange pas Françoise. J’y vais !

Charmée de cette attention, qui n’était guère dans les autoritaires et protectrices manières du jeune homme à son égard, la petite lui lança un regard de naïve gratitude.

— Oh ! merci, René. Que tu es gentil !

Sans l’écouter, il se dirigeait déjà vers la ferme.

En pénétrant dans le corridor, il avisa une servante qui sortait de la cuisine.

— Où est Mlle d’Aureilhan ? s’informa-t-il.

Par la porte du fond ouverte sur les dépendances, la jeune paysanne désigna l’extrémité des bâtiments.

— Là, dans une chambre, au premier. Mais la maîtresse et la demoiselle ont défendu d’aller les y rejoindre sous aucun prétexte…

— Bon, bon ! fit-il d’un ton rogue. Vaquez à votre besogne, ma fille, et ne vous occupez pas de moi.

Obéissante, elle disparut dans la direction du potager.

Resté seul, René s’avança jusqu’au bout du corridor blanchi à la chaux, jeta un coup d’œil vers l’endroit où se trouvait Huguette pour s’assurer qu’en cette partie de la ferme il était impossible de se rendre compte de ce qui se passait du côté de l’autre façade, et, satisfait de ce rapide examen, gagna l’étalage indiqué.

Là, plusieurs portes faites de trois planches brunes polies par le temps et négligemment poussées dans l’intérieur de chambres nues, laissaient voir des légumes ou des graines amoncelés sur le carreau, ou bien encore des lits en bois fruste, drapés de cretonnes fanées, à grands ramages.

L’une de ces portes était soigneusement close ; on entendait derrière un murmure de voix assourdies. Il y frappa un coup léger.

Ce fut Honorine qui ouvrit. Mais du fond de la pièce s’éleva l’organe mécontent d’Huguette :

— C’est vous, René ? Que voulez-vous ?

Sans se froisser de cet accueil, il répondit d’un air gracieux :

— Pardonnez-moi de vous importuner. C’est ma tante qui m’envoie… Elle vous fait demander si vous en avez encore pour longtemps ?

— Est-ce qu’on part déjà ? s’enquit la jeune fille inquiète.

Il eut un singulier sourire.

— Oh ! je ne pense pas, répliqua-t-il toutefois d’un accent qui jouait à merveille la sincérité. Seulement, vous connaissez ma tante : elle aime être exactement renseignée. Que je puisse lui apprendre de façon précise combien de temps vous comptez demeurer ici, c’est, je suppose, tout ce qu’elle désire…

— Soit, sourit Huguette. Dans une demi-heure, trois quart d’heure au plus, j’aurai fini de causer avec cette bonne Honorine. Jusque-là, qu’on ne me dérange pas…

Le vantail retomba et René, enchanté, descendit les deux mains dans ses poches, en sifflant un refrain de chasse.

Comme il ressortait de la ferme, il vit sa tante et Mme de Cazères qui se rapprochaient, suivies de Maurice et Luc causant amicalement avec les Petites Bleues rayonnantes de retenir ainsi l’attention de ces deux beaux officiers.

À vrai dire, les deux beaux officiers étaient pour le moment vêtus de simple flanelle blanche, mais pour les naïves fillettes, ils resplendissaient toujours de l’éclat de leurs galons.

Le groupe s’arrêta dans la grande cour de la ferme, devant les écuries où stationnaient les trois dernières voitures : — l’automobile de René et la coquette charrette de tante Hortense, celles-ci provocantes de modernisme à côté de la vénérable calèche du château.

— Eh bien ! cria de loin Mme d’Aureilhan à son neveu, Huguette se décide-t-elle ? Nous partons.

René pressa le pas.

— Précisément, répondit-il avec une affabilité impassible, Huguette ne se décide point et vous prie de partir sans elle.

— Comment cela ? fit Mme d’Aureilhan étonnée.

Du même accent velouté, il expliqua :

— Voici. Comme Huguette ignore quand il lui sera donné de revoir Honorine, elle préfère épuiser aujourd’hui le sujet d’entretien que vous savez, et, revenue de ses préventions contre mon talent de chauffeur, elle souhaite que je l’attende pour la ramener ensuite en teuf-teuf, tandis que vous prendrez les devants. En somme, elle a raison, car nous vous rattraperons aisément. Ce qui n’empêche que souvent femme varie !

On se mit à rire, et l’explication n’ayant rien que de plausible, chacun s’en contenta.

Escortée de ses fils, Mme de Cazères s’installa dans la charrette qui fila aussitôt au grand trot des deux petits chevaux tarbais, et René de Lavardens aida sa tante à monter en voiture, ainsi que les Petites Bleues, avec un empressement courtois qui dissimulait assez bien la hâte de les voir s’éloigner.

Quelques instants après les deux attelages disparaissaient au tournant de la route dans un tourbillon de poussière, et René, maître du champ de bataille, roula une cigarette, un machiavélique sourire errant sur ses lèvres minces.

Quand elle descendit à son tour, moins d’une demi-heure plus tard, Huguette éprouva une surprise extrême devant la cour silencieuse, vide de la gaie animation de naguère, et déserte des véhicules de tout genre qui l’emplissaient durant l’après-midi.

Seule, stoppait à la porte l’automobile de René de Lavardens qui, appuyé contre la muraille de la ferme, fumait nonchalamment sa cigarette.

Il la jeta à la vue de la jeune fille et attendit qu’elle le questionnât dans une attitude dont la déférence un peu exagérée n’était pas exempte d’un soupçon d’ironie.

Prompte à saisir les nuances, Huguette ne put éviter de remarquer ce quelque chose d’indéfinissable qui caractérisait René en ce moment.

Un pressentiment obscur la traversa.

Elle s’exclama :

— Qu’est-ce que cela signifie ? Où sont les autres ?

— Partis ! répondit laconiquement René.

— Partis ! répéta Huguette au comble de la stupéfaction.

Elle lança au jeune homme un regard perçant tandis qu’une flamme d’un rose intense incendiait ses joues et que ses fins sourcils se fronçaient sous l’effort de la pénétration intérieure.

Cependant, René, devinant l’orage essayait de le conjurer.

— Oui, ma chère Huguette, exposa-t-il d’une voix qui sonnait faux malgré l’application persuasive, nos amis ont dû se retirer. Quant à ma tante et aux cousins Cazères, ils vous ont attendue aussi longtemps que possible ; puis, voyant que la soirée s’avançait et que vous ne paraissiez pas, on a pris le parti de rentrer sans vous, d’autant que vous aviez enjoint de ne pas déranger… C’est pour obéir à ce vœu que votre belle-mère m’a confié le soin de vous ramener. Et voilà ! ajouta-t-il par une allusion maligne au dédain qu’Huguette lui avait précédemment marqué, ce qui prouve à Mlle Nouveau-Jeu qu’il ne faut jamais dire : « Fontaine… ! »

— C’est bien ! partons ! répliqua-t-elle brièvement.

L’air narquois de René exaspérait ses nerfs.

En proie à une irritation qu’elle maîtrisait à grand’peine, elle pensa :

« Il a la figure de quelqu’un qui tient sa revanche. Méfions-nous… »

Elle serra une dernière fois la main d’Honorine qui assistait à cette scène sans la comprendre, et repoussant du geste René, lequel multipliait les galantes prévenances, elle prit place dans l’automobile, particulière à l’être qui sent que de l’inconnu se prépare et qui, de toutes ses fibres, se raidit pour l’affronter…

Triomphant, d’un triomphe qui éclatait malgré lui dans ses prunelles, René s’était assis à côté de Mlle d’Aureilhan après l’avoir enveloppée d’une profusion de couvertures afin de la préserver de la poussière autant que de la fraîcheur du soir, et obéissant à une simple pression, comme un animal docile, la moderne voiture glissa, vertigineuse, sur la route blanche.

— Vous n’avez pas peur, j’espère ? demanda-t-il aimablement.

Elle haussa les épaules, se renfermant la bouche serrée dans une maussaderie voulue.

Néanmoins, au bout d’un instant, interrompant sans façon René qui ne se décourageait pas et parlait pour deux, elle questionna :

— La calèche a-t-elle beaucoup d’avance ?

Il réprima un de ses vilains sourires :

— Pas mal, oui… Mais, si nous ne la rejoignons pas, nous arriverons au château presque en même temps… Du reste, tenez, je vais prendre une traverse qui raccourcit la distance…

Avant qu’elle eût pu approuver ou protester, il imprima un mouvement au volant de direction et l’automobile plongea, s’engagea dans un chemin creux qui s’enfonçait sous des verdures.

Là, le jour, déclinant s’atténuait d’une ombre toujours plus dense à mesure que l’on avançait parmi les feuillages touffus.

Bientôt, ceux-ci se rejoignirent complètement au-dessus de la tête des promeneurs ; le ciel pâli n’apparut plus qu’en lointaines déchirures capricieusement découpées entre les branches : ce fut l’obscurité à peu près absolue.

Oppressée d’une vague inquiétude, Huguette énonça :

— Ce chemin n’est guère rassurant… J’aimais mieux la route… Si nous retournions ?…

— Y songez-vous, contesta René. D’abord, je ne suis pas sûr d’avoir assez de place pour virer. Puis, nous perdrions ainsi le temps que nous avons gagné… Vous êtes comme toutes les femmes, termina-t-il avec un ricanement, malgré votre crânerie, vous avez peur des ténèbres… Prenez patience : nous ne tarderons pas à sortir d’ici…

Huguette se tut, résignée, et dédaignant de relever l’insinuation mordante.

Des minutes encore, l’automobile vola le long du couloir d’ombre qui, en dépit de la réconfortante promesse de René, ne semblait pas près de toucher à sa fin.

Mlle d’Aureilhan avait beau sonder devant elle l’espace impénétrable, elle ne distinguait pas au loin l’ouverture lumineuse qui eût annoncé le retour à l’air libre auquel elle aspirait ardemment.

De temps à autre, elle levait la tête et constatant que le ciel s’assombrissait entre les ramures, elle sentait une pesante appréhension lui étreindre le cœur.

Toutefois la présence du domestique assis sur le siège d’arrière la rassurait confusément.

Sans consentir à raisonner cette impression, elle préférait ne pas être seule, — à pareil lieu et à pareille heure, — avec René de Lavardens…

« L’auto » roulait toujours.

Huguette trouvait le temps interminable.

Enfin, n’y tenant plus, elle interrogea de nouveau :

— Êtes-vous certain d’être dans le bon chemin ?

— Tout à fait certain, répondit René d’un ton péremptoire.

Il souriait. Par bonheur, elle ne vit pas ce sourire qui eût achevé de la troubler, mais persuadée qu’ils s’étaient égarés, elle soupira de fatigue et d’ennui.

Tout à coup, la voiture déboucha en rase campagne.

Ce changement de décor si impatiemment attendu n’apporta pas à Huguette le soulagement qu’elle en espérait.

Tout au contraire, son angoisse intime s’augmenta d’une effrayante sensation d’impuissance et de solitude.

Il faisait nuit, une de ces profondes nuits sans lune où le ciel bleu noir des régions méridionales, diamanté d’innombrables étoiles, semble se rapprocher tellement qu’on le croirait près de venir écraser de ses millions d’astres la terre sur laquelle il ne verse aucune clarté.

Tout autour, c’étaient les ténèbres immenses, à peine trouées dans le lointain par quelques feux isolés piquant l’espace comme des étincelles, — la paix immobile et le silence sans fin de la campagne endormie.

Huguette respirait avec peine : elle étouffait, haletante du poids de cette noire immensité.

Soudain, elle tressauta, réprimant le cri prêt à jaillir de ses lèvres.

L’automobile qui, depuis quelques secondes n’avançait que par saccades, venait de s’arrêter dans une secousse brusque accompagnée d’une formidable détonation.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’informa-t-elle, tremblante, comprimant de la main les battements de son cœur bousculé par l’alerte.

— Bah ! rien, répliqua René avec indifférence. Je vais regarder du côté du moteur…

Il sauta à terre, et éclairé par le domestique armé d’une lanterne, se pencha pour examiner l’avant de la voiture.

Une minute plus tard, il remontait.

— Je vous l’avais bien dit : il n’y a rien. Continuons notre route.

Il reprit le volant de direction. L’automobile frémit en une sorte de trépidation essoufflée, mais n’avança pas d’une ligne.

— C’est trop fort ! s’écria le jeune homme d’une voix qui ne trahissait point un désappointement excessif, je ne comprends pas ce qu’il peut y avoir de détraqué dans cette satanée machine ! Regardons encore.

Il sauta de nouveau à terre, et cette fois, Huguette le suivit.

Une inspection minutieuse du levier d’embrayage et des différentes parties essentielles, ne révéla quoi que ce fût d’anormal.

Cependant, la voiture ne bougea pas davantage.

— Eh bien ? s’enquit Huguette anxieuse.

— Eh bien ! j’y perds mon latin ! Voyez tout fonctionne à merveille…

Tout à fait profane en matière d’automobile, Huguette était obligée de se contenter des explications qu’il lui fournissait avec abondance dans cet argot de sport d’ailleurs inintelligible aux non-initiés, et elle ne pouvait s’empêcher de se demander si elle devait être bien persuadée de la consternation plutôt bruyante qu’il étalait.

Une sourde terreur la saisit à l’idée qu’un temps incalculable risquait de s’écouler ainsi.

Elle pensa à son père qu’allait supplicier une affreuse inquiétude, et elle se désespéra d’être là, immobilisée dans la nuit opaque, de ne pouvoir rien pour s’évader de cette inexplicable fatalité.

Elle jeta autour d’elle un regard éperdu. Ce n’était pas le domestique qui lui apporterait le moindre secours.

Paysan superstitieux, ce dernier ouvrait de grands yeux effarés, et n’était pas éloigné d’attribuer à quelque sorcellerie la paralysie soudaine d’une machine qui, la minute d’avant volait comme une hirondelle.

D’un cri, elle trahit sa révolte :

— Nous n’allons pourtant pas rester ici jusqu’à demain ?

René écarta les bras d’un geste d’ignorance.

— Quoi ! fit-elle, véhémente, vous ne savez pas ?

Il eut un rire grinçant :

— Bien, nous sommes en panne : Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse !… Après tout, le jour arrive vite en cette saison ; il passera bien à l’aube quelque carriole qui nous recueillera…

— Ah ! non, par exemple ! s’écria Mlle d’Aureilhan comprenant qu’il n’eût pas été fâché de prêter à ce fâcheux incident un caractère compromettant. Si vous croyez que je vais passer la nuit sur le grand chemin !… Gardez cette lanterne tandis que je prends l’autre, ordonna-t-elle en se tournant vers le domestique, et marchez avec moi. Nous finirons toujours par trouver une maison.

Droite, tout son sang-froid recouvré, elle s’éloigna sur la route, accompagnée du domestique. René les suivait en se dandinant.

Au bout de quelques instants, Huguette poussa une exclamation heureuse.

— Là ! je savais bien !

Elle montrait une maisonnette qu’elle venait de découvrir, masse plus sombre dans un pli de terrain, à deux pas de la route.

Nul bruit ne s’en échappait ; close de toutes ses issues, l’humble demeure dormait comme la nature environnante.

Huguette y courut et frappa à la porte de son petit poing fermé.

— Réveillez-vous, bonnes gens, s’il vous plaît !

On entendit un murmure de voix troublées, puis le volet de l’unique fenêtre du rez-de-chaussée s’entrebâilla et une tête d’homme s’avança avec précaution.

— Qui va là ?

— Des voyageurs égarés, répondit Huguette avec une autorité cordiale. Vingt francs pour vous si vous nous remettez dans notre chemin !

— Tout de suite ! répliqua le paysan empressé devant cette éblouissante promesse. La femme va vous ouvrir.

La minute d’après, une accorte paysanne apparaissait sur le seuil, simplement vêtue d’un jupon court et de la chemise à longues manches qu’une coulisse noue autour du cou.

— Donnez-vous la peine d’entrer, dit-elle avec un avenant sourire.

— Merci, brave femme ! répartit Huguette de l’intonation affable qui lui gagnait le cœur de tous les simples. Mais d’abord, apprenez-moi si nous sommes loin de Nogaro, ici ?

Le mari se rapprochait, un chandelier de cuivre à la main. Il hocha la tête :

— Au moins à dix bons kilomètres…

— Dix kilomètres ! se récria Huguette. Douze jusqu’au château, par conséquent… Ah ! nous voilà bien !

Et toisant René qui l’avait rejointe, elle ajouta, dédaigneuse :

— Vous voyez que je n’avais pas tort dans mes appréciations de tantôt ! Comme vous connaissiez bien la route ! Vous avez agi avec une inqualifiable légèreté : on n’assume pas une responsabilité quand on est incapable de la soutenir…

Il ébaucha son geste d’insouciance, mais sur son visage ambré glissa une telle expression sardonique qu’Huguette en fut frappée.

Ses obscurs soupçons se précisèrent ; elle se réserva de les approfondir plus tard.

Sans s’occuper davantage du jeune homme, elle revint à leurs hôtes qui avançaient poliment des chaises.

— Vous avez bien un cheval, une voiture ?

Le mari et la femme échangèrent un coup d’œil de détresse.

Et elle avoua avec une confusion naïve :

— Nous n’avons qu’un âne… Nous ne sommes que des paysans…

— Ah ! murmura Huguette désappointée.

L’homme confirmait :

— Seulement l’animal ne craint pas un cheval à la course… C’est une bonne bête, solide et endurante… À votre service si vous le souhaitez…

Huguette réfléchissait, n’apercevant pas de combinaison pratique.

René intervint.

— C’est cela, nous acceptons votre âne, dit-il au paysan. Mon domestique va l’enfourcher et aller prévenir au château qu’on nous envoie une voiture. Nous attendront ici… C’est l’unique chose à faire, n’est-ce pas, Huguette ?

Elle eut une moue indécise : la solution ne lui convenait guère.

Cependant, René parcourait du regard l’endroit où ils se trouvaient, une salle basse au sol de terre battue, meublée d’une table flanquée de deux bancs et de quelques antiques chaises de paille. Au milieu d’une des parois en fumées, la haute cheminée ouvrait son être noirci, et au fond de la pièce, le lit aux draps de grosse toile que le ménage venait d’abandonner érigeait ses courtines de cotonnade à larges damiers rouges et bleus.

Très au courant des mœurs, René de Lavardens reprit :

— Vous avez une autre chambre à nous prêter, mes amis ?

— Il y a la chambre, répliqua la femme avec une sorte de recueillement. Le monsieur et la dame y seront bien pour attendre…

Elle poussa une porte ; on entrevit dans la pénombre des blancheurs de rideaux et le miroitement de l’armoire en noyer verni contenant les humbles trésors de noces.

Un éclair avait jailli des prunelles d’Huguette.

Elle croyait comprendre maintenant, et une indignation la soulevait.

Elle se dressa de toute sa hauteur, toisant René qui se frottait les mains.

— Du tout ! prononça-t-elle d’un accent souverain. Vous vous trompez, brave femme, monsieur n’est pas mon cousin… Il ne serait donc pas séant que j’attendisse de la sorte plusieurs heures de nuit. Je suis Mlle d’Aureilhan, que vous connaissez peut-être de nom, et voici ce que j’ai décidé. Votre mari va seller son âne sur lequel je monterai, et comme les chemins lui sont certainement familiers il aura l’obligeance de me conduire au château, où mon Père lui remettra une bonne récompense.

Vous voulez bien ? ajouta-t-elle, gracieuse, en s’adressant au paysan. C’est un service que je n’oublierai pas…

— À vos ordres, mademoiselle, acquiesça-t-il avec empressement.

Il enfila sa courte veste de droguet et sortit afin de préparer l’animal.

— Eh bien ! et nous ? demanda René qui ne parvenait pas à dissimuler la contraction de ses traits devant cette conclusion imprévue du plan qu’il avait laborieusement élaboré.

— Votre domestique va venir également, répliqua Huguette glaciale. Mme de Lavardens ne s’étonnera pas que j’aie disposé de ce serviteur pour réparer de mon mieux votre… imprudence. Lui et notre hôte me constitueront une honnête et sûre escorte. Quant à vous, vous êtes libre de nous accompagner.

— Douze kilomètres à pied ! Merci bien ! maugréa-t-il.

Elle ne l’écoutait pas. Lui tournant le dos, elle se mit à causer avec la paysanne, qui s’informait de l’étrange circonstance à laquelle elle devait d’héberger la demoiselle du château d’Aureilhan.

Quelques minutes plus tard, Huguette, confortablement installée sur le dos de l’âne que son maître menait par la bride, reprenait, le cœur allégé, le chemin de la demeure paternelle.

Seule, l’oppressait encore la pensée de l’angoisse mortelle où M. d’Aureilhan était plongé, et il lui tardait follement d’arriver.

Derrière venait René de Lavardens, scandant le pas avec son domestique.

De temps à autre, il jetait par bravade une parole ou un éclat de rire, mais au fond de l’âme, il n’était pas rassuré.

Il se sentait deviné, et une cuisante inquiétude l’envahissait quant aux suites d’une aventure qui menaçait de tourner à sa confusion.

Minuit sonnait aux horloges du château, lorsque l’intrépide petit quadrupède qui portait Huguette s’arrêta devant le perron.

Des lumières affolées couraient derrière les fenêtres ; par la porte grande ouverte se percevait un tumulte de voix parlant toutes à la fois avec l’incohérence particulière aux bouleversements de cette sorte.

La jeune fille comprit que la tendresse désespérée de son père ne trouvait plus en elle le courage de cette torturante attente, et que tout le personnel sur le pied se disposait à courir à sa recherche.

Elle s’élança vivement à terre ; un cri de joie la salua.

— La voilà ! Hugues, grâce au Ciel, la voilà !

C’était sa belle-mère qui se précipitait au-devant d’elle.

À tout instant, depuis des heures, Stéphanie venait voir sur le perron si la fille de son mari ne reparaissait pas, et au soupir de délivrance qu’elle poussa, il était facile de concevoir quelle avait été son appréhension secrète.

— Vilaine enfant ! Nous a-t-elle assez inquiétés ! Enfin, la voici de retour !

Elle l’embrassait avec une effusion très rare en sa nature de contrainte et d’orgueil, et Huguette, touchée, eut la notion douce que Stéphanie avait réellement souffert, que cette femme froide l’aimait autant qu’elle pouvait l’aimer.

Pour la première fois, peut-être, elle lui rendit son baiser dans un élan d’émotion sincère.

Des bras de sa belle-mère, Huguette passa dans ceux de son père, qui la serra contre lui sans mot dire, avec un trouble plus éloquent que tous les discours.

Mais déjà Stéphanie se reprenait.

— Pour Dieu ! qu’est-il arrivé ? Que signifie pareil retard ?

— Demandez à votre neveu, ma mère, lança Huguette agressive, à ce chauffeur émérite qui m’a imposé la plus remarquable panne et, pour y remédier, n’avait rien trouvé de mieux que de m’offrir d’attendre le jour en sa compagnie, dans une chambre, chez le brave homme qui vient de me ramener sur son âne… Un précieux chevalier, vraiment, que M. René de Lavardens.

La pâleur ambrée du jeune homme prenait des tons verdissants.

Furieuse, sa tante le bouscula :

— Idiot, va !

Il tenta des justifications confuses. Mme d’Aureilhan ne l’écouta point. On connaîtrait les détails plus tard. Pour le moment, après une telle alerte, chacun avait besoin de repos.

Et ayant donné l’ordre d’atteler pour le reconduire chez sa mère, elle le congédia avec une rudesse exempte de ménagements.

Le digne paysan qui venait de ramener Huguette, déclina l’hospitalité du château, et s’en retourna joyeux, nanti des preuves sonnantes de la reconnaissance de M. d’Aureilhan.

De son côté, la jeune fille regagna presque aussitôt sa chambre.

Mais en dépit de l’écrasante fatigue, elle ne dormit pas de longtemps, nerveuse quoi qu’elle en eût, et contrariée à en pleurer…