La Revue populaire (p. 142-155).

X


Le surlendemain, Huguette se trouvait seule au château.

Son père était parti le matin, pour un de ces courts et fréquents voyages dont, à présent, elle devinait trop la cause, et Mme d’Aureilhan passait la journée chez sa sœur, décidément souffrante.

Il était deux heures de l’après-midi ; au dehors, une chaleur torride tombait du ciel de feu.

Assise dans la reposante pénombre du grand salon où les volets clos maintenaient une fraîcheur relative, Huguette lisait avidement une lettre que le facteur venait de lui remettre.

C’était la missive hebdomadaire de Guillaume Maresquel, missive arrivée avec deux jours de retard que le sculpteur expliquait par le grand événement changeant la face de sa vie. En effet, il annonçait à Huguette son prochain mariage avec Romaine Saint-Brès.

« La chère petite a été si courageuse, écrivait-il ingénument, elle a rompu de façon si héroïque avec les habitudes de sa jeunesse et les préjugés de son milieu, que je ne me suis pas senti la force de lui imposer la longue épreuve de fiançailles à incertaine échéance…

« Puis, pour être franc, cette épreuve m’épouvantait moi-même.

« Si indulgente et douce qu’eût été pour Romaine la tutelle de Charlotte Fresnault, elle ne nous aurait pas moins séparés.

« Nous n’aurions pas pu courir l’un vers l’autre à toute heure, à ces moments de doute et de peine où l’on a besoin de serrer la main amie, où le cœur gonflé appelle impérieusement l’autre cœur pour s’épancher en lui.

« Tout bien réfléchi, j’ai cru qu’il vaut mieux être deux… S’il survient des mauvais jours, eh bien ! chacun s’appuiera un plus fort sur le bras de son compagnon, et nous passerons. Les périodes difficiles successivement franchies, le succès finira bien par nous sourire.

« En attendant, nous serons vaillants, nous assaisonnerons de chansons et de beaucoup d’affection cette vache enragée qui est, assure-t-on, la meilleure nourriture de la jeunesse.

« Quand je serai triste et que l’avenir me fera peur, Romaine me récitera tendrement les vers exquis de Mme Rostand :

Lorsque tu seras vieux et que je serai vieille.
Lorsque mes cheveux blonds seront des cheveux blancs…

« Alors, oh ! alors, Huguette, si un tel automne nous est donné, le passé sera béni pour nous l’avoir conquis et notre bonheur nous sera plus cher parce que nous l’aurons édifié avec le meilleur de notre âme.

« Cela est du rêve. C’est aussi de l’espérance. La réalité est humble, comme va l’être notre foyer.

« Est-il besoin d’ajouter, chère et incomparable amie de mon enfance, que si étroit qu’il soit, ce foyer, si pauvre même, ta place y sera marquée ?

« Viens t’y asseoir quand la vie te sera trop lourde dans ton grand château sombre, ou simplement que tu auras besoin de sentir à tes côtés deux êtres absolument à toi.

« Romaine va t’écrire — elle adresse en ce moment quelques lignes à ses sœurs pour les informer de la nouvelle, — mais, par un sentiment que tu comprendras, j’ai voulu être le premier à te dire ces choses. »

Huguette essuya deux larmes qui perlaient à ses paupières.

Ah ! le brave garçon ! Les braves amis, comme ils méritaient d’être heureux ! Et, comme ils le seraient, sans aucun doute, car c’est avec des générosités pareilles que l’on dompte la destinée.

Rien ne résiste, — la créature de pensée qu’elle était le croyait fermement, — à l’union haute et sage de la tendresse, du dévouement, soutenus par une énergie raisonnée, et cet avenir que Guillaume n’évoquait qu’en un espoir timide, lui apparaissait devoir être la rançon magnifique des résignations patientes et des efforts obscurs.

Puis elle soupira.

Quoi qu’il advînt, Romaine était au port. Elle avait à l’âme le sentiment indestructible qui ne trahit point ; elle possédait l’amour véritable qu’une femme ne rencontre qu’une fois en son existence : La mort seule la séparerait de celui qu’elle était allée retrouver à l’autre extrémité de la France, et qui l’avait élue comme son unique compagne, sa douceur, sa joie !

Un sanglot s’étouffa dans la poitrine d’Huguette. La plus cruelle comparaison s’imposa à son esprit.

Elle aussi avait cru aimer, être aimée, jouir de cette sécurité ineffable, qui, seule donne du prix à une vie féminine.

Et elle avait éprouvé l’affreux vertige du promeneur souriant qui sent tout à coup le terrain manquer sous ses pas…

À ce cuisant souvenir, sa bouche se crispa de douleur.

Elle enviait le bonheur de Romaine, de cette envie sans amertume qui n’est qu’une navrante nostalgie du cœur.

— Peut-on entrer ? demanda une voix incertaine aux résonnantes argentines.

Huguette leva la tête.

Les Petites Bleues poussaient les volets de l’une des porte-fenêtres, et, aveuglées par l’éblouissante clarté du dehors, risquaient quelques pas dans la pièce obscure.

— Ah ! c’est vous, petites ! dit Huguette en s’efforçant de sourire. Venez de ce côté.

Elles avancèrent dans la direction de la voix cordiale, et ayant embrassé leur cousine, dont un commencement d’accoutumance à la pénombre leur permettait de distinguer le visage, elles se regardèrent, pour savoir qui allait prendre la parole, en personnes nanties d’importantes informations.

Tout de suite, n’y tenant plus, l’impulsive Antoinette annonça :

— Huguette, nous avons une nouvelle à t’apprendre !

— Je crois que je la connais, répondit Mlle d’Aureilhan, paisible.

— Ah ! firent les Petites Bleues, désappointées de leur effet manqué.

Huguette montra la lettre du sculpteur :

— Oui Guillaume m’a écrit. Et Romaine en a fait autant pour vous ?

Les deux sœur eurent un signe affirmatif.

— Nous avons même été bien étonnées, ajouta l’aînée en manière de commentaire.

— Pourquoi donc ? Ne devaient-ils pas se marier ?

— Sans doute, rétorqua Antoinette, mais pas si vite, puisqu’ils voulaient auparavant s’assurer une position… Enfin, Romaine a eu de la chance, quoi ! conclut-elle avec un gros soupir.

Huguette sourit, non sans quelque pitié.

Elle avait envie d’expliquer à cette enfant, — irréductible incarnation de la jeune fille ignorante et foncièrement romanesque, qui voit « de la chance » dans le fait seul de se marier, — quelle association presque héroïque de généreuse imprévoyance et d’abnégation mutuelle représentait l’union de Guillaume et de Romaine. Quel prodigieux et inlassable labeur il leur faudrait fournir pour résoudre seulement leur pauvreté présente en bien modeste aisance, et préparer un peu de duvet au nid des petits, s’il en venait.

Mais elle se rappela que la réalité n’avait point accès dans ces frêles cerveaux obtus d’illusions, et elle se tut.

— T’imagines-tu, reprenait Françoise avec animation, que Romaine ne nous invite même pas à son mariage ? Au contraire, elle nous dissuade d’y aller, sous prétexte qu’il n’y aura pas de noce ! Nous ses sœurs, ses seules proches parentes, c’est un peu fort !… Du reste, écoute ce qu’elle dit à ce sujet :

Amusante d’indignation puérile, la petite sortait une feuille de papier de son sac à main et lisait :

« Surtout, mes chéries, ne vous mettez pas en frais de toilettes et gardez-vous d’écorner pour venir vos pauvre économies… Nous ne pouvons pas nous offrir de cérémonie pompeuse, et le pourrions-nous que nous ne le ferions vraisemblablement point : Notre bonheur n’a pas besoin de ces satisfactions de vanité.

« Notre mariage sera donc humble entre les humbles : une messe basse vite expédiée en un coin de chapelle, à laquelle assisteront seuls nos quatre témoins, choisis parmi les camarades de Guillaume, et, bien entendu, l’excellente Mme Fresnault.

« Vous êtes sûres, pourtant, que ma pensée volera vers vous, mes sœurs aimées, les compagnes à jamais chères de mon ignorante jeunesse, et que mon cœur nourrira un poignant regret : Celui de ne pas voir avec vous à mes côtés, en ce jour lumineux, la Mère si tendre que nous pleurons et qui eût été si heureuse, oh ! combien ! de me bénir, de remettre son enfant aux mains loyales d’un homme tel que mon Guillaume… »

La voix légèrement acerbe de Françoise avait faibli à cette évocation de la mère trop tôt disparue.

D’une organe apaisé, elle acheva :

— C’est très gentil… Tout de même, Romaine aurait dû songer que, nous aussi, nous aurions été heureuses de l’embrasser ce jour-là…

Huguette expliqua doucement :

— Mais, tu vois, ma mignonne, elle te donne la meilleure raison… Il n’y aura pas de fête, ni de plaisirs d’aucune sorte…

Comme beaucoup de ces jeunes ménages qui se fondent à Paris pour soutenir en commun la lutte de l’existence, Guillaume et Romaine s’attelleront au travail dès le lendemain de leur mariage. Dans ces conditions, il est superflu que vous fassiez la dépense du déplacement… De plus, si vous alliez séjourner près d’eux, il leur faudrait vous promener, vous montrer les divers aspects de la grande ville, et ils n’en ont ni le temps, ni les moyens… Soyez donc raisonnables…

Françoise faisait la moue, mal convaincue, incapable de se figurer un mariage sans réjouissances, sans cette charmante trêve aux occupations ordinaires durant laquelle deux jeunes époux devaient, selon elle, s’isoler dans elle ne savait quelle atmosphère idéale.

— La vérité, opina Antoinette mélancolique, c’est que ces jeunes femmes sont toutes les mêmes : Dès qu’elles sont mariées ou près de l’être, il n’y a plus de sœurs, plus de famille, plus personne : rien que le mari qui compte !

— Bah ! cela dépend, railla affectueusement Huguette pour réconforter la tristesse qu’elle devinait sous cette plainte fraternelle. Dans la plupart des ménages, prétend un grand philosophe, « on s’aime trois mois, on se dispute trois ans, on se supporte trente ans ! »

Antoinette hocha la tête d’un air de doute, et Françoise eut un geste de dédain.

Elle ignorait profondément les philosophes qu’elle tenait d’intuition pour des gens fort ennuyeux, — en quoi elle n’avait pas toujours tort, — et celui que citait Huguette insultant à la tendre foi de son petit cœur aimant et neuf, elle avait bien envie de demander de quoi il se mêlait.

Toutefois, absorbée dans son ordre d’idées, elle s’abstint de discuter et ajouta :

— Ce n’est pas tout, Huguette, nous avons une autre grosse nouvelle à t’annoncer, et, celle-là, je gage que tu ne la connais pas…

— Pas encore, du moins, rectifia Antoinette.

Mlle d’Aureilhan regarda plus attentivement les Petites Bleues.

Il lui avait semblé, à ces dernières phrases, surprendre une légère altération dans leur voix, une imperceptible fêlure qui faussait la claire harmonie de leur timbre cristallin.

Maintenant qu’elle discernait parfaitement leurs traits, elle lisait une détresse dans l’ovale soudain allongé de ces frais visages ronds, dans la pâleur inhabituelle des joues tirées et le cerne des yeux gais.

Une suavité maternelle l’attendrit pour ces petites créatures touchantes de candeur, si désarmées devant la souffrance qui, elle le pressentait, pantelaient intimement de quelque déboire nouveau.

— Quelle nouvelle donc, mes chéries, s’informa-t-elle avec une douceur pénétrante.

Les Petites Bleues échangèrent un second regard. Chacune, tacitement, pressait l’autre : « Parle, toi ! » criaient les limpides prunelles effarées.

Françoise, la plus crâne des deux, se lança :

— As-tu remarqué, Huguette, commença-t-elle, embarrassée, que, avant-hier… enfin, le jour du pique-nique… nos deux cousins de Cazères… Maurice et Luc, tu sais bien ?

— Naturellement, je sais bien ! constata Huguette en souriant.

Les joues de la Petite Bleue s’enflammaient de rougeur brûlante, tandis que son aînée baissait les yeux.

D’un accent à présent plein de véhémence, Françoise continuait :

— Avais-tu remarqué, veux-je dire, qu’ils fussent très empressés auprès de Madeleine et Yvonne de Goncelier, ces jeunes filles de Landes que tante Hortense invite quelque fois et qui étaient au goûter ?

— Non, répliqua Huguette surprise. Eh bien ?

— Eh bien ! il paraît qu’ils se sont fiancés avant-hier, ma chère ! jeta Françoise ne se possédant plus. Maurice avec Madeleine, et Luc avec Yvonne… Les parents pensaient depuis longtemps à ce double mariage… Et nous n’en savions rien !… Nous tenons ces détails de tante Hortense, que nous avons rencontrée ce matin. Elle gardera la femme de Luc auprès d’elle, tandis qu’il sera en mer. De la sorte, elle aura toujours une agréable société. Elle est radieuse !

Antoinette éclatait :

— Il n’y a que nous qui restions seules ! Ah ! nous sommes nées sous une mauvaise étoile !

Rien n’impatientait Huguette comme cette habitude, spéciale aux êtres de mentalité débile, de rejeter sur le destin les erreurs de leur propre faiblesse.

Elle faillit s’insurger encore, démontrer passionnément que l’on est l’artisan de son sort.

Puis, une fois de plus, elle se souvint à temps que ce seraient là des paroles perdues.

Puisqu’elles étaient inaptes, ces fillettes hypnotisées de rêves, à profiter de l’exemple de leur sœur, puisque chaque désenchantement qui les brisait ne leur servait point de leçon et qu’elles se relevaient meurtries, plus ardentes à courir vers une autre chimère, c’est que l’heure de l’âme n’avait pas sonné pour elles.

Hélas ! peut-être comprendraient-elles quand il serait trop tard, quand elles ne pourraient plus que pleurer d’amères larmes sur les belles années perdues et la jeunesse envolée !

Cependant, Françoise dressait l’oreille :

— Il me semble que j’entends un bruit de voiture…

Elles écoutèrent. Effectivement, des roues grinçaient sur le sable des allées.

— Une visite ? dit Huguette avec ennui. Et ma belle-mère qui n’est pas là !

Antoinette avait couru à l’une des portes-fenêtres qu’elle entre-bâilla.

— Ce n’est que la cousine Pranzac, annonça-t-elle.

Mlle d’Aureilhan dissimula une crispation de contrariété.

Quoique dans sa disposition actuelle, elle n’eût aucune envie de se mettre en frais d’amabilité mondaine, elle aurait encore préféré une indifférente visite à l’obligation de subir l’irritante Léonie et les allusions malignes qu’elle lançait à tout propos.

Correcte, néanmoins, elle se leva pour recevoir Mme Pranzac.

Celle-ci descendit de son tilbury, que conduisait un petit domestique.

À peine installée dans le salon, elle interpella Huguette.

— Eh bien ! ma chère enfant, j’espère que tu as été l’héroïne d’une romanesque aventure ?

— Je ne saisis pas, prononça Huguette un ton glacé.

Mme Pranzac haussa ses épaules rebondies.

— Allons donc ! ne joue pas l’innocente ! Tout le pays ne parle que de cela !…

Comme j’avais quelques visites à prendre de ce côté, je suis venue précisément pour tenir de toi un récit exact… Parce que, s’il fallait croire tout ce qu’on raconte !…

Malgré elle, Huguette vibrait de déplaisir.

— Vraiment ! répliqua-t-elle avec une raillerie hautaine, on s’occupe à ce point de mes faits et gestes ? C’est m’octroyer plus d’honneur que je n’en accorde à autrui, car, moi, je ne m’occupe jamais de personne…

Mme Pranzac s’impatientait :

— Mais enfin, qu’est-ce au juste que cette histoire d’avant-hier ? Malheureusement, je n’ai pas pu prendre part au pique-nique… Je ne sais donc rien… On prétend qu’au retour tu t’es égarée dans la campagne avec René de Lavardens… que même vous avez dû vous réfugier ensemble chez des paysans pendant une partie de la nuit !…

Une prodigieuse tension de volonté physique empêche le sang d’Huguette d’incendier son visage.

— J’admire, dit-elle, ironique, et maîtrisant la colère qu’elle sentait bouillonner en elle, quelle dramatique importance les potins locaux savent prêter à un incident dépourvu du moindre intérêt. René de Lavardens me ramenait ici après le goûter ; chauffeur novice, il manquait probablement d’expérience pour diriger son automobile, qui est restée en panne. J’en ai été quitte pour revenir sur l’âne qu’un brave paysan a mis obligeamment à ma disposition. Qu’y a-t-il là de si extraordinaire ?

— Et c’est tout ? demanda Mme Pranzac d’un air de doute.

Mlle d’Aureilhan se redressa, les sourcils froncés :

— Voulez-vous m’apprendre ce qu’il pourrait y avoir de plus ?

Léonie eut son perfide sourire :

— Eh ! mon Dieu ! ma chère, tu connais l’humanité !… Quand une chose se colporte, s’il s’agit d’une grenouille, celle-ci, au contraire de la fable n’a pas de peine à devenir grosse comme un bœuf…

Un éclair indigné jaillit des prunelles d’Huguette :

— D’abord, je ne comprends pas qui a pu colporter cela et le présenter sous pareil jour. En dernier lieu, il n’y avait plus que la famille à la ferme…

Le sourire de Léonie se fit plus aigu.

— Tiens, le beau René ? Crois-tu qu’il se sera privé de parler ? D’autant qu’il n’y a rien là que de très flatteur pour lui…

L’agacement intime d’Huguette atteignait à son comble.

Elle allait sans doute vertement relever les insinuations de Mme Pranzac ; déjà, elle ouvrait la bouche, quand elle s’arrêta, immobilisée d’étonnement.

En effet, la petite Françoise articulait naïvement :

— Il ne faut pas trop lui garder rancune, à ce pauvre René, s’il a été bavard… Il était si content qu’Huguette eût préféré revenir avec lui…

Elle s’interrompit, saisie par l’expression du regard que sa cousine attachait sur elle.

— Qu’est-ce que tu dis ? s’écria Mlle d’Aureilhan. Moi, j’ai préféré revenir avec René ?

— Mais oui, balbutia la fillette interdite. Tu as donc oublié ?… Tante Stéphanie m’avait chargée d’aller te prévenir qu’il se faisait tard… Très gentiment, René s’est dérangé à ma place ; il est redescendu en annonçant que tu priais que l’on partît sans toi, parce que tu désirais achever de causer avec Honorine, et que, selon ta demande, il t’attendrait pour te ramener ensuite en auto… N’est-ce pas, Antoinette ?

De la tête, l’aînée confirma, cette simple narration.

Huguette n’écoutait plus. L’élan de sa belle-mère l’ayant touchée, l’avant-veille, elle s’était abstenue de lui reprocher un départ trop hâtif, seule cause de tout le mal.

Elle comprenait maintenant que Stéphanie n’avait aucun tort, volontaire ou non, en cet épisode soigneusement machiné par son neveu, et un âpre dégoût la soulevait, une indicible révolte où germait l’envie irraisonnée de se sauver, bien loin, vers quelque terre promise, accessible seulement aux créatures loyales fuyant les basses tentatives et les lâches complots.

Cependant, Mme Pranzac opérait une habile diversion.

— Et qu’ai-je appris ce matin ! lança-t-elle avec un coup d’œil acéré aux Petites Bleues. Nos excellents cousins de Cazères sont fiancés avec les deux charmantes sœurs, Madeleine et Yvonne de Goncelier ?… C’est cette bonne tante Hortense qui doit être contente !

— Enchantée ! répondit précipitamment Françoise, tandis que sa sœur feignait de considérer avec attention une plante grasse qui se dressait auprès d’elle dans une jardinière.

— Ce sera ravissant, cette union des deux frères, avec les deux sœurs ! insista méchamment Léonie. C’est pour bientôt, sans doute ?

— Nous n’en savons rien, répliqua, du ton de quelqu’un décidé à en finir, la Petite Bleue qui n’était pas sotte. Mais un autre mariage se prépare, que je puis vous donner comme très proche…

— Ah ! lequel donc ? questionna vivement Mme Pranzac, curieuse.

Antoinette avait eu le temps de se remettre. Elle renseigna fièrement :

— Celui de notre sœur Romaine et de M. Guillaume Maresquel.

— Déjà ! s’exclama Léonie avec un geste apitoyé. C’était à prévoir ; ils n’ont pas eu la prudence d’attendre… Pour le moment, c’est marier la faim avec la soif, comme disent nos paysans… Enfin, si le régime de l’amour et de l’eau claire leur convient, à ces enfants…

— Ça les regarde ! acheva Françoise non sans quelque sécheresse.

Mme Pranzac se leva.

— Un vent de mariage souffle à travers notre famille, remarqua-t-elle de sa voix mordante. Aussi, j’espère bien, ma chère Huguette, que nous ne tarderons pas à apprendre le tien avec René de Lavardens.

Mlle d’Aureilhan se récria :

— Par exemple ! Je n’y ai jamais songé et je ne vois pas ce qui autoriserait à supposer…

L’expression perfidement ironique de Mme Pranzac s’accentua :

— Dame ! ma chère enfant, après ce qui s’est passé, tu ne peux guère faire autrement…

Satisfaite d’avoir envoyé cette flèche du Parthe à la jeune parente dont, au fond, elle jalousait férocement la grâce, la distinction et la supériorité en toutes choses, elle se dirigeait vers la porte, parlant abondamment, afin d’empêcher Huguette de placer un mot.

— Je vous reconduis, si vous voulez, en allant à mes visites, finit-elle par proposer aux Petites Bleues. Cela vous épargnera la peine de la course à pied.

Heureuses de se dérober à une situation embarrassante, les deux sœurs acceptèrent et prirent congé en même temps que Mme Pranzac.

Ce fut seulement quand cette dernière remonta dans son tilbury, qu’Huguette put prononcer la phrase qu’elle tenait à faire entendre.

— Je vous remercie des précieuses indications que vous avez cru devoir me fournir, dit-elle à sa cousine avec cette dignité qui était en elle et imposait le respect. Mais ne soyez pas étonnée si je n’en profite point, et annoncez à ceux qui escompteront justement la sûreté de vos informations qu’en aucun cas je n’épouserai M. René de Lavardens. Peu importe comment on appréciera cette décision. Il me suffit d’être logique avec moi-même, et je ne suis pas de ces esprits timorés qui ont besoin de l’approbation d’autrui.

Malgré son solide aplomb, Léonie demeura une seconde déconcertée.

Elle s’était promis de jouir du trouble d’Huguette, de savourer l’intolérable gêne que causerait certainement à la fierté ombrageuse de la jeune fille ses insinuations envenimées, et elle se trouvait en face d’une âme impassible, repoussant les éclaboussures avec un mépris tranquille.

Le beau rôle n’était pas du côté de Mme Pranzac ; elle le sentait sans vouloir le reconnaître et se hâta de clore l’entretien.

— Bien, bien ! conclut-elle d’un air de feinte amabilité, tu es meilleur juge que qui que ce soit en une question te concernant aussi étroitement. Tu agiras pour le mieux, j’en suis sûre…

Et, avec une inquiétude affectueuse, elle ajouta :

— Tu ne m’en veux pas, j’espère !… Voila que tu me dis « vous », maintenant !…

Huguette ne répliqua point, et sans un regard pour sa cousine qui, de la voiture, multipliait ses signes d’adieu, elle regagna le salon.

De nouveau, elle était seule dans la pénombre, reposante, lui semblait-il, à son cerveau enfiévré.

Jamais encore, elle ne s’était sentie à ce point agitée et vibrante.

Elle souffrait, plus réellement blessée qu’elle ne consentait à se l’avouer, aux places sensibles de sa délicatesse.

Elle avait eu la fière énergie d’une attitude sereine, de la hauteur naturelle à la créature de noblesse qu’aucune fange ne saurait atteindre, mais à présent que nul témoin ne pouvait l’observer, elle s’abandonnait à la violence de sa tourmente intime.

Comme l’hermine qui ne supporte aucune souillure, elle palpitait d’une douloureuse et exaspérante notion d’amoindrissement et de déchéance.

Il lui semblait être diminuée, presque dégradée vis-à-vis d’elle-même, parce qu’on avait osé seulement l’effleurer d’un soupçon d’ailleurs dénué de sincérité, et l’envie de fuir s’affirmait en elle, le besoin désordonné, irrésistible de ne plus rien savoir, de ne plus rien entendre et de se soustraire à ce milieu de compression pour vivre à Paris sa libre pauvreté.

Elle murmura tout haut :

— Ah ! si mon père ne me retenait pas !

Une voix lui répondit :

— Vous êtes seule, Huguette ! Vous permettez que je vous tienne compagnie un instant ?

Elle tressaillit, brusquement arrachée à son orageuse méditation : de son allure souple et féline, René de Lavardens s’introduisait dans le salon.

Les dents serrées, elle se déclara :

— En voilà un qui arrive bien !

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda le jeune homme de son organe cuivré qu’assouplissait une intonation volontairement tendre.

— Rien ! répartit-elle rudement.

Et, du même ton chargé d’hostilité, elle constata :

— Vous le savez bien que je suis seule, puisque ma belle-mère passe la journée chez vous ?

Câlin, il reconnut :

— Soit ! J’avoue…

Il était venu s’asseoir à côté d’Huguette, sur le petit canapé d’angle qu’elle occupait, avec cette sorte de tendresse autoritaire qu’il affectait depuis son entrée.

Elle se leva et alla ouvrir toutes grandes les trois portes-fenêtres, autant parce qu’il ne lui convenait pas de rester en tête-à-tête avec ce garçon compromettant dans une demi-obscurité, que pour suivre sur le visage de son interlocuteur les moindres nuances de la conversation décisive prête à s’engager entre eux.

D’un accent de regret, René protestait :

— Oh ! pourquoi ouvrez-vous ?… On était si bien !… On aura été si bien pour causer, là, nous deux…

Elle dédaigna de répondre et s’assit en face de lui, à distance très marquée.

— Alors, reprit-elle, vous avouez sans plus de façons que votre venue ne se produit aujourd’hui que parce que vous étiez sûr de me trouver seule. Jugez-vous que ce soit correctement agir ?

Il eut un insoucieux mouvement d’épaules.

— Je ne m’occupe jamais de ces choses-là, et je m’étonne qu’une intelligence telle que la vôtre attache de l’importance à des formes surannées, bonnes seulement pour les natures médiocres qu’elles rapetissent à leur mesure : « Bien faire et laisser dire », c’est ma devise !

Huguette railla :

— Elle vous a réussi !

Par allusion volontairement piquante à la douteuse réputation de Lovelace que le jeune homme s’était acquise dans la région.

Il se mordit les lèvres, mais, résolu à ne point se fâcher, il sourit sans méchanceté apparente.

— On n’a pas toujours la réputation que l’on mérite… Il suffit que l’on se sache supérieur à sa réputation quelle qu’elle soit.

Et, satisfait d’avoir placé ces aphorismes qu’il estimait dignes autant qu’habiles, il recommença d’un timbre enjoué :

— Êtes-vous assez indifférente, Huguette ! Vous ne me demandez même pas des nouvelles de mon pauvre teuf-teuf, que J’ai été forcé de laisser avant-hier sous la garde de notre hôtesse, tandis que vous reveniez majestueusement sur l’Aliboron de celle-ci ?…

— D’abord, je n’ai pas à m’inquiéter de votre automobile, puisque vous l’aviez laissée à la surveillance de la brave paysanne qui m’a si obligeamment prêté son âne, répliqua Mlle d’Aureilhan de plus en plus agressive, car elle sentait que, sous ces paroles anodines, son rusé adversaire avait gagné le terrain où il entendait maintenir l’entretien. Ensuite, les chemins du pays sont sûrs et une voiture automobile n’est pas une épingle que le premier passant venu puisse mettre dans sa poche, surtout quand la dite automobile est en panne et à vingt-cinq pas d’une maison habitée. Votre observation ne tient donc pas debout… Est-ce à l’intention de traiter ce sujet palpitant que je dois attribuer votre visite ?

Comprenant que tout faux-fuyant était superflu, René de Lavardens se fit sérieux et pénétré.

— Non, Huguette, dit-il sans relever le persiflage, ce n’est pas ce sujet-là qui m’amène… Ce n’était qu’un prétexte… une entrée en matière si vous aimez mieux… Je rappelle l’incident de l’autre soir parce que, s’il vous a été désagréable, il m’a péniblement déçu… Je m’explique ! ajouta-t-il sur un mouvement de la jeune fille, et mon explication sera courte autant que franche… En deux mots, voici la vérité : J’espérais que notre retour en tête-à-tête me fournirait l’occasion de vous exprimer ce dont j’ai le cœur plein depuis longtemps… Je vous aime, Huguette, et je ne suis venu que pour vous le dire… pour vous demander, humblement et tendrement, de devenir ma femme…

Il s’arrêta, la voix cassée par l’excès de son émotion intime, car ce grand vainqueur s’était brûlé, on le sait, à la flamme qu’il prétendait allumer, et c’était la première fois de sa vie qu’il ne jouait pas la comédie de la tendresse.

Telle est la force communicative des sentiments sincères, qu’Huguette se trouva prise au dépourvu.

Toutes les paroles de dédain et de sévérité s’envolèrent de ses lèvres. Aucun des refus hautains qu’elle préparait mentalement la minute d’avant ne revenait à son esprit ; elle se borna, sincère elle aussi, à murmurer d’un organe bas et peiné :

— Mon pauvre René, je suis bien touchée… Je regrette vraiment… Je ne peux pas vous épouser…

La pâleur ambrée du jeune homme tourna au verdâtre, comme toujours, lorsqu’il était violemment bouleversé.

D’un accent que de l’âcreté traversait, il demanda seulement :

— Pourquoi ?

Huguette eut un geste qui éludait :

— Pourquoi, pourquoi ? Ce serait long et difficile à définir… Il faut tant de choses réunies pour que deux êtres se conviennent et décident de passer ensemble toute leur vie… Je craindrais de vous froisser… Contentez-vous de savoir que ce vœu est irréalisable et n’y pensez plus.

— Voilà qui est bientôt dit ! fit-il du même accent net et amer indiquant l’homme résolu à brûler ses vaisseaux. On voit que vous en parlez à votre aise. Eh bien ! non, je ne me contente pas de cette fin de non-recevoir passablement obscure !… Définissez sans crainte. Vous ne me froisserez point et ne pécherez pas contre les sacro-saintes convenances. Vous parliez d’incorrection, tout à l’heure. Apprenez donc que ma tante sait que je suis ici et pour quelle raison. Maintenant, je vous écoute.

Il se renversa au fond du canapé, l’air sombre et obstiné.

À la contraction de son visage, il était facile de voir qu’il souffrait de façon cruelle. Cette minute rachetait chèrement ce qu’il avait fait souffrir à d’autres cœurs trop confiants…

— Soit, articula Huguette avec lassitude, finissons-en. Vous l’aurez voulu… Aussi bien, dans la question qui nous occupe, il n’y a qu’un mot qui compte : Aimer ou ne pas aimer. Je ne vous aime pas, René.

Il se redressa, comme mordu en pleine chair vive :

— C’est donc que vous en aimez un autre ?

Il fallait beaucoup moins que cette impertinente question pour rendre Huguette à son vrai caractère.

— Cela ne regarde que moi.

La phrase tomba, impressionnante de réserve glacée, et René de Lavardens recula parmi les coussins, ainsi qu’il l’eût fait en face d’une barrière soudainement élevée devant lui.

Il laissa tomber sa tête entre ses mains.

Un tumultueux chagrin l’accablait. Il était prêt à pleurer, misérable infiniment.

Au milieu de ses sensations d’homme, finissait toujours par surnager l’enfant gâté qu’il avait été et qu’il restait en dépit de tout, l’être mentalement débile qui se désespère devant l’impossible et ne comprend point que ce qu’il veut ne puisse pas s’accomplir par cela seul qu’il le veut.

Il bégaya :

— Pardonnez-moi, je ne sais plus ce que je dis… Je suis si malheureux !… Ne soyez pas dure… Vous n’avez pas de comptes à me rendre… Mais ne m’abandonnez pas dans l’incertitude où je suis… Ce serait trop affreux… Si vous ne m’aimez pas, apprenez-moi au moins que vous n’êtes pas engagé à un autre ?… Que vous ne pensez pas vous marier encore ?… Je ne pourrais pas résister à pareille douleur… Un peu plus tard, peut-être, j’aurai la force du sacrifice…

Il était tellement désemparé, tellement suppliant et éperdu qu’Huguette en eut pitié.

Le souvenir du naufrage de ses espérances l’oppressait d’un invincible retour sur elle-même et sa propre détresse de cœur.

D’une voix que la concentration intérieure rendait sourde et profonde, elle prononça :

— S’il ne faut que cela pour atténuer votre déception, soyez en paix… Je ne pense pas au mariage et n’y penserai pas de longtemps…

Il releva son front appesanti. Un éclair jaillit de ses prunelles de pais.

— Mais alors, j’ai le droit d’espérer ?

C’était Huguette, à présent, qui se mordait les lèvres.

Avec la duplicité inconsciente de sa nature, René lui avait tendu un piège dans lequel elle était tombée.

Ravi d’être fixé sur ce qui lui importait par-dessus tout de savoir, il insistait, en cerveau têtu et borné qui revient toujours à son idée :

— Puisque vous êtes libre, Huguette, j’attendrai, je…

Elle l’interrompit, à bout de patience :

— Une dernière fois, René, c’est inutile ! En voilà assez… Je refuse : que ce soit bien entendu et n’y revenez plus !

Les doigts du jeune homme se crispèrent sur les bras du canapé.

— Enfin, je puis bien exiger quelques explications ? Je ne suis pas de ceux qu’on repousse avec cette désinvolture. Pourquoi pas moi autant qu’un autre, puisque vous n’avez pas encore choisi ?… Que me reprochez-vous ? Sans me flatter, je représente un parti avantageux… Vous ne trouverez pas mieux… Mon âge est en rapport avec le vôtre… on ne me juge pas laid… j’ai un nom, de la fortune… Que vous faut-il de plus ?

D’abord, Huguette avait pâli de contrariété. Cette scène, en se prolongeant, l’agaçait prodigieusement, et l’obstination exaspérante de René surexcitait de façon aiguë l’antipathie qu’elle avait toujours éprouvée pour lui.

Mais, aux derniers mots, elle sourit avec un indicible dédain :

— Voilà des avantages dont je me soucie peu, par exemple ! Le nom, la fortune, qu’est-ce cela à côté des qualités morales que je veux au compagnon de ma vie ? Le nom n’est rien, à mon sens, s’il n’est rehaussé par le prestige de celui qui le porte. Quant à la fortune, je n’en ai pas besoin. Un peu de valeur personnelle ferait autrement mon affaire !

René était livide, intimement terrassé de voir prisé si bas. En même temps, il ouvrait de grands yeux, interloqué de ces idées pour lui anormales et de la négation hautaine opposée à des arguments qu’il croyait irréfutables.

Il en restait littéralement sans parole.

Ne sachant que dire, il balbutia :

— Ce sont là des théories.

Un nuage rose colorait les joues d’Huguette, légèrement confuse d’avoir trahi sa véritable pensée.

Après tout, sans doute cela valait-il mieux. Il était trop tard pour reculer ; le grelot attaché, il fallait en profiter et « liquider » au plus tôt la situation.

Elle haussa les épaules :

— Ce ne sont pas des théories : ce sont les principes sur lesquels j’ai édifié toute mon existence. Mais vous êtes incapable de concevoir ces choses… Puisque vous désirez des explications, venons-en donc à ce que vous pouvez comprendre…

Il jeta, piqué :

— Vous faites bien peu d’honneur à mon intelligence !

Huguette eut un mouvement excédé :

— Je vous en prie, René, ne nous attardons pas à de mesquines susceptibilités ! Au point où nous en sommes, il n’y a plus de possible qu’une entière franchise. Vous me demandiez tout à l’heure ce que j’ai à vous reprocher… Sans détails superflus, voici la vérité : Je vous reproche des défauts de caractère qui me rendraient la vie commune insupportable, odieuse même… J’entends non seulement aimer, mais encore estimer celui qui deviendra mon plus cher ami. D’ailleurs l’estime est pour moi inséparable de amour digne de ce nom…

— Eh bien ? fit-il frémissant.

— Eh bien je ne vous esti… Je ne pourrais pas avoir confiance en vous, René. Ne m’avez-vous pas fourni cent occasions de douter de votre loyauté ? Avant-hier encore, n’est-ce pas grâce à un mensonge, à une petite rouerie basse et indélicate que vous vous êtes arrangé de façon à revenir avec moi ?

Il hésita à répondre, partagé entre la mortification d’être démasqué, et le besoin violent de se venger par des mots méchants, par l’aveu cynique de sa conduite, en prétendant éconduit qui n’a plus rien à perdre.

Il se rangea à ce dernier parti.

— Je ne fais aucune difficulté de le reconnaître, dit-il d’un ton léger. Je savais bien que vous finiriez par l’apprendre et ce n’était là, en somme, qu’un expédient sans importance destiné à me procurer le tête-à-tête que je souhaitais depuis longtemps en vain. J’ai même fait beaucoup mieux que cela…

— Vous l’avouez ! s’écria Huguette révoltée. Mes soupçons étaient donc justifiés ?… Si votre automobile est restée en panne ?…

— C’est que je l’avais ordonné ainsi, parfaitement ! confirma René avec une effronterie tranquille.

— Tenez, vous m’écœurez lança Huguette hors d’elle-même. Allez-vous-en, c’est préférable…

Il se leva, de plus en plus impudent et froid.

— Je vous obéis… Merci de me permettre de me retirer avec les honneurs de la guerre…

Huguette ne maîtrisait plus ses nerfs.

Une seconde, elle eut la pensée rapide de sortir, de céder la place a cet être qui lui apparaissait tellement abject qu’elle eût voulu le fouler aux pieds.

Mais ce ne sont pas les inspirations de la sagesse qui dominent dans les crises de cette sorte.

Mlle d’Aureilhan eut l’amour-propre, très féminin, de ne pas se dire vaincue, et son rire insultant sonna haut dans le salon.

— Avec les honneurs de la guerre, non pas ! Vous avez manqué le but que vous vouliez atteindre et, de plus, fort inutilement détraqué votre machine…

Le sourire de René reparut plus tortueux que jamais.

— Pas si bête de détraquer ma machine ! Ma combinaison était plus simple… J’avais calculé qu’en prolongeant la petite promenade, la quantité d’essence qui se trouvait dans le réservoir serait insuffisante et que, par conséquent, l’auto s’arrêterait fatalement… Vous voyez, c’est enfantin… Et que j’aie manqué mon but, ce n’est pas certain… Laissez-moi vous assurer que je reste à votre disposition pour le cas, assez probable, où vous changeriez d’avis…

Les mains d’Huguette frémissaient au long de sa robe d’une indignation qu’elle ne refrénait pas.

Sans remarquer ce symptôme d’intense soulèvement physique, il continua avec une arrogance de son fait :

— Car vous ne paraissez pas vous douter que vous serez désormais difficilement mariable, — avec tout autre que moi… Vous ne connaissez pas la force des médisances locales… De racontar en racontar, l’incident de l’avant-dernière nuit grossira démesurément, et personne ne vous recherchera plus… C’est ce que j’ai voulu…

Huguette serra les poings.

— Et vous avez le front de me le crier en face ?

— Oui ! dit-il cyniquement. Qui veut la fin veut les moyens…

— Lâche !

Détendue comme par un ressort, la main d’Huguette venait de s’abattre sur le visage de René, d’un geste foudroyant, plus prompt que la pensée.

Il bondit sur elle d’un bond de fauve, puis recula, livide, contractée de colère folle.

— Vous avez de la chance d’être une femme…

Elle restait debout en face de lui, droite dans une superbe attitude de défi, mais, au fond, surprise elle-même de cette soudaine violence, si contraire à son habituel souci de correction.

Elle respira longuement, toute sa volonté tendue à se reconquérir.

Et d’une voix affermie, elle articula :

— Je vous demande pardon… C’est la faute de votre outrecuidance qui m’a exaspérée… Croyez que je regrette un mouvement trop prompt. Et pour finir, je suis obligée de vous répéter que vos combinaisont trop habiles vous ont trahi… que vous vous êtes grossièrement trompé en me supposant assez faible ou assez naïve pour subir une pression de ce genre… Je ne tiens aucun compte des commérages qui vous semblent une puissance, je méprise l’opinion, lorsque ma raison ne la ratifie point. Ma propre estime me suffit. Je suis capable de bâtir ma vie très loin et très au-dessus de semblables misères. On le verra sous peu.

Elle fit volte-face et sortit sans se retourner. Elle avait disparu que René ne concevait pas encore la réalité de cette scène.

Mais sa joue brûlante l’attestait, cette réalité qu’il était si éloigné de prévoir en venant.

Il réprima un sanglot de rage, d’impuissance désespérée, de douleur aussi, et se retira, d’une démarche roulante, après avoir pressé son mouchoir sur sa joue enflammée.