La Revue populaire (p. 117-129).

VIII


Mme d’Aureilhan achevait sa toilette de l’air soucieux que ne quittait guère plus sa physionomie lorsqu’elle était seule et n avait, par conséquent, aucune raison de s’observer.

Aussitôt prête, elle passa comme chaque matin dans le petit salon attenant à sa chambre, où elle expédiait son premier déjeuner tout en vérifiant des comptes et en prenant connaissances de sa correspondance.

Sur le plateau, à côté de l’écuelle de vieille argenterie massive qui témoignait de l’ancienne splendeur des d’Aureilhan, le courrier quotidien s’étalait, plus volumineux, eût-on dit, ce jour-là.

D’un doigt soupçonneux, Mme d’Aureilhan remua les enveloppes ornées de la calligraphie trop connue des fournisseurs, et elle haussait les épaules avec une fatigue impatiente sans même daigner les décacheter, lorsque son regard s’arrêta sur une lettre non timbrée, évidemment apportée par exprès, dont la suscription apparaissait élégante et hardie.

Vivement, elle s’en empara :

— Mais c’est l’écriture de M. Gontaud !

Elle retourna le pli, sourit au cachet de cire grenat qui, spirituellement, figurait une enclume, et l’ayant brisé avec hâte, quoique non sans égards, déplia rapidement la missive de laquelle il lui tardait de connaître le contenu.

Dès les premières lignes, son visage déjà détendu perdit l’expression de morgue et de sévérité qui lui était habituelle pour refléter une stupéfaction intense.

Stéphanie n’était pas une personne facile à démonter.

Cependant, elle se laissa choir sur un fauteuil, la lettre à la main, répétant avec ahurissement, comme si elle n’eût pas pu croire à la réalité de ce qui arrivait :

— Ah ! par exemple ! ah ! par exemple ! Puis, en une gradation insensible, la stupeur céda sous un flot tumultueux de joie, un bouillonnement de tout l’être qui irradia ses prunelles dures de subite douceur et fit monter à ses traits rigides un émoi de jeunesse.

Portant une main à son front où le sang se précipitait et qui battait follement, impuissant, semblait-il, à contenir tant de bonheur, Mme d’Aureilhan se reprit à sa lecture avec avidité, avec un besoin maladif de se convaincre qu’elle ne rêvait pas et se dilatait, au contraire, dans une éblouissante certitude.

« Chère madame et amie, écrivait M. Gontaud, j’aurais dû aller vous voir au lieu de vous adresser ces pauvres lignes que je trouve bien incolores, bien insignifiantes à côté de ce dont j’ai le cœur tout plein… Mais la folle chanson de ce vieux cœur, je l’aurais exprimée plus mal encore, et le courage m’a manqué…

« C’est que je ne me dissimule point la témérité extrême de la requête que j’ose vous adresser. C’est même parce que le sentiment de cette témérité m’accable que je recule devant l’obligation de plaider ma propre cause auprès de mon cher camarade d’Aureilhan, et que je prends, madame, la liberté grande de la confier à votre indulgence, à votre sympathie.

« En un mot, j’aime Huguette.

« Vous l’aviez peut-être deviné déjà, et je n’en faisais pas mystère, depuis longtemps, depuis la première minute de son retour, sans doute, je m’étais pris au charme si rare de votre exquise belle-fille, à sa pimpante grâce de modernisme, à ce parfum de droiture et de vaillance qui se dégage de sa merveilleuse jeunesse.

« Je luttais contre ce sentiment, ridicule à mon âge. Mais l’affreux accident qui n’a été évité l’autre jour que par un miracle que je ne parviens pas encore à m’expliquer, m’a révélé combien cette enfant. m’est chère…

« J’ai compris alors, dans l’éclair de cette minute atroce et divine, que je donnerais sans hésiter ma vie pour la sienne et toute ma fortune pour un sourire d’elle, pour un de ces regards dont la femme aimante récompense celui qui lui fait la vie belle et comblée.

« Je n’ai pas d’autre ambition.

« Aussi je ne lutte plus.

« Je suis conquis et me livre pieds et poings liés à un vainqueur trop charmant qui, j’en ai peur, dédaignera sa victoire.

« Dites à Huguette, madame, que si je ne suis pas le beau jeune homme qui hante les rêves de jeunes filles, je serai, en revanche, l’ami loyal qui ne trompe pas, le dévouement, toujours prêt, l’adoration aveugle qui se contente de servir…

« Elle sera ma fille bien plus encore que ma femme, la petite reine vers qui convergeront toutes mes pensées, tous mes désirs de répandre de la joie autour de moi avec ma richesse inutile, tout ce que j’ai de bon dans l’âme, enfin !

« Dites-lui…

« Ou plutôt, non, ne lui dites rien, sinon que je suis un vieux fou et que je souffrirai comme une vieille bête si elle ne veut pas de moi. C’est hélas ! ce qui m’attend… Je le redoute avec une appréhension palpitante qu’aucune expression ne rendra…

« En ce cas, qu’Huguette me pardonne.

« Qu’elle ait la générosité de ne pas sourire de ma folie et veuille bien croire que je demeurerai, en dépit de tout, son plus fidèle ami.

« Je lui offre cette humble assurance, en vous priant, chère madame, d’accepter mes excuses pour tant d’audace avec mes très respectueux hommages.

« Gontaud. »

Mme d’Aureilhan se leva, les yeux brillants, tout son masque hautain assoupli et rayonnant.

— Nous sommes sauvés ! s’affirma-t-elle dans un brusque élan d’exultation intime.

Et sans accorder un regard au reste du courrier, non plus qu’au chocolat oublié dans l’écuelle d’argent, elle sortit de la pièce d’une allure désordonnée, en complet désaccord avec l’ordinaire solennité de sa personne, descendit l’étage quatre à quatre, et se précipite au rez-de-chaussée dans la bibliothèque où se tenait son mari.

M. d’Aureilhan travaillait, assis à son bureau. Il leva la tête, surpris de cette irruption brutale dans la retraite qu’il se réservait et que l’impérieuse Stéphanie elle-même ne violait pas volontiers.

— Mon cher Hugues, annonça-t-elle triomphalement, tous nos ennuis sont finis !

Il la regarda avec étonnement.

La nouvelle était tellement surprenante qu’il se fût presque demandé si quelque désordre n’advenait point en ce cerveau bien réglé.

Mme d’Aureilhan s’était installée près de la table sur laquelle, d’un geste accoutumé, elle posa la main qu’elle avait grande mais belle.

Elle la considéra une seconde avec satisfaction, et reprit, du même ton d’autorité sereine :

— Mon ami, je ne vous ferai pas languir. Un événement bien imprévu se produit et vous jugerez certainement avec moi que rien de plus heureux ne pouvait nous arriver. M. Gontaud demande la main de « notre » fille !

Pendant ce court préambule, M. d’Aureilhan avait ouvert des yeux inquiet. À la proposition finale, il eut haut-le- corps, interrompant d’une protestation spontanée :

— Il est fou !

Ce fut le tour de Mme d’Aureilhan de sursauter.

Une exclamation lui échappa, qui révélait son état d’âme :

— Fou, M. Gontaud ! Avec sa fortune, est-ce qu’il ne peut pas prétendre à tout ?

Le père d’Huguette promenait parmi ses papiers des doigts agités.

— La fortune ne tient pas lieu de jeunesse, fit-il avec une nuance de sévérité, et il y a des choses qui ne s’achètent point.

Stéphanie eut un haussement d’épaules irrité.

— Des phrases ! Qui vous parle d’acheter quoi que ce soit ?… Lisez cette lettres ; n’est-elle pas touchante ?

M. d’Aureilhan parcourut l’épître du regard et la rendit à sa femme d’un mouvement navré.

— Pauvre Gontaud ! Quel chagrin se prépare là ce brave ami !

Mais elle s’indignait :

— Allons donc ! Huguette ne sera pas assez sotte pour repousser une occasion pareille ! C’est nous qui serions fous à lier si nous ne savions lui inspirer, lui imposer au besoin la seule décision raisonnable ! Songez donc qu’en épousant M. Gontaud, qui lui assurera évidemment par contrat toute sa fortune, votre fille devient plus de dix fois millionnaire ! C’est, pour elle, un avenir absolument inespéré et pour nous, vous le savez, Hugues, acheva-t-elle plus bas, c’est le salut !…

M. d’Aureilhan écoutait, la mine soucieuse.

Quand Stéphanie se tut, la voix cassée par l’appréhension des menaces connues d’eux seuls qu’elle venait d’évoquer, il remarqua, d’un accent plein de doute :

Je sais tout cela. Il est certain que Gontaud offre à Huguette une position qu’elle ne retrouvera jamais, et, chose plus essentielle à mes yeux, ses qualités de cœur et son noble caractère me garantissent que le bonheur de ma fille serait entre bonnes mains. Seulement, ce serait le sacrifice de cette jeunesse… Il est bien trop âgé pour elle…

Mme d’Aureilhan se récria :

— Trop âgé ! Il est vigoureux comme un jeune homme ! D’ailleurs, il n’a que deux ou trois ans de plus que vous, mon cher, qui êtes loin de paraître vieux !

Il s’efforça de sourire :

— Merci, Stéphanie, vous êtes généreuse pour moi ! C’est que, précisément, je n’estime pas séant que le mari de ma fille soit le contemporain du père de celle-ci.

Mme d’Aureilhan s’emporta tout à fait :

— Vous ne faites depuis un quart d’heure que me débiter des sornettes ! Est-il possible de s’arrêter à des considérations à ce point secondaires quand on est dans l’impossibilité radicale de donner à sa fille le premier centime de l’héritage qu’on lui doit, et quand, par surcroît, il s’agit de conquérir une situation princière. Ah ! je vous conseille de parler de sacrifice ! Mais c’est en refusant, si elle avait cette ineptie, qu’Huguette sacrifierait sa jeunesse, puisque c’est la ruine qui l’attend après nous…, et même de notre vivant, car, sans cette occasion unique, — vous entendez, unique ! — et dont toute jeune fille serait enthousiasmée, je ne sais vraiment pas comment nous sortirons de l’impasse où nous sommes acculés… Pour elle et pour nous, il faut qu’Huguette épouse M. Gontaud, et je vous promets qu’elle l’épousera.

Elle se leva, les yeux injectés, le teint couleur de brique, ajoutant, déterminée :

— Votre fille décidera du reste, en connaissance de cause. Je vais la faire juge de la situation !

Elle allait sonner ; M. d’Aureilhan l’arrêta d’un geste vif :

— Stéphanie !

Elle se retourna, avec une maussaderie altière :

— Eh bien ! quoi ?

Tandis que sa femme, tout à l’heure, lançait ce flot de paroles, Hugues d’Aureilhan avait pâli et ses traits fins s’étaient tirés dans une inconcevable expression de souffrance. D’un organe que le martyre intime brisait, il articula cependant avec volonté :

— Encore un mot, Stéphanie ! Vous venez de me rappeler des choses dures, mais justes… Oui, j’ai été faible, je n’ai pas su réagir contre l’acharnement des circonstances, pour conserver à mon enfant l’intégrité de ma modeste fortune… Pis encore, ma fille pourra m’accuser d’avoir été mauvais père, puisque je me trouve hors d’état de lui remettre la dot de sa mère… Mais justement parce que j’ai été coupable, je ne consens pas à l’être davantage, à obliger cette innocente au rachat de nos imprévoyances… C’est pourquoi, je vous défends, Stéphanie, d’exercer la moindre pression sur Huguette…

Mme d’Aureilhan eut un mouvement violent, un subit redressement du buste qui disait sa révolte.

C’était la première fois que son mari osait lui défendre quelque chose, et elle se préparait à le relever vertement.

Il l’en empêcha, en continuant avec plus de force :

— Je le répète, Stéphanie, je vous le défends ! Nous allons mander Huguette et l’informer de la demande de M. Gontaud. Là se bornera notre rôle. J’entends que ma fille jouisse de l’entière liberté de sa décision et je m’oppose formellement à ce que cette décision soit influencée, — par contrainte, ou par persuasion.

Mme d’Aureilhan avait peine à contenir une rage folle. La figure contractée, la bouche pincée, elle contesta néanmoins, d’un ton d’aigre modération :

— Vos remords sont intempestifs. Nous avons agi comme il le fallait pour tenir notre rang, et quant à votre rôle en la conjecture, vous l’interprétez de façon singulière. Le droit et le devoir des parents ont toujours été de guider les enfants dans le choix, d’une importance capitale, d’où dépendent le bonheur et la prospérité de l’avenir !

— Tel n’est pas notre cas, répliqua nettement M. d’Aureilhan. D’abord, je ne vous engage pas à essayer d’imposer quoi que ce soit à Huguette, ainsi que vous en manifestiez l’intention il n’y a qu’un instant. Ce serait le plus sûr moyen d’échouer… Ensuite, si son consentement était obtenu, arraché par la révélation de nos embarras…

— Dites de l’extrémité où nous nous trouvons ! s’écria Stéphanie, la tête perdue de chagrin et de colère.

— Soit. Si donc vous arrachiez ce consentement par une telle révélation, j’en resterais désespéré toute ma vie… Je ne supporte pas la pensée que ma fille puisse s’immoler pour moi. Ou elle acceptera Gontaud de son plein gré, ou nous subirons la ruine avec toutes ses conséquences.

— Il faudra vendre le château ! clama Stéphanie absolument affolée.

— On le vendra, et ce serait peut-être d’ores et déjà, le parti le pus sage… Il me faut peu pour vivre, et Huguette n’est pas de celles qui prisent l’argent plus haut que tout… Aussi, je doute qu’elle se laisse acheter, même pour des millions… Que je puisse la voir un jour, souriante au bras de celui qu’elle aura choisi, même dans la pauvreté, ce sera encore du bonheur… J’ai tout dit… Faite venir ma fille…

Il retomba contre le dossier de son fauteuil, épuise par l’extraordinaire effort d’énergie qu’il lui avait fallu accomplir pour tenir à son arrogante épouse ce ferme langage, dont elle était bien incapable de comprendre l’élévation.

Livide de fureur concentrée, elle sonna si rudement que l’antique cordon en tapisserie lui resta dans la main.

Germain parut.

— Mademoiselle est-elle chez elle ? s’informa Mme d’Aureilhan de l’intonation cassante qu’elle employait d’ordinaire avec les inférieurs et que son atrabilaire disposition actuelle exagérait encore.

— Oui, madame, répondit le vieux serviteur. Mais mademoiselle se dispose à partir pour le chalet, où elle va faire travailler Mlle Romaine.

Mlle Romaine attendra ! posa la châtelaine d’un ton bref. Priez mademoiselle de descendre tout de suite !

Une minute plus tard, Huguette faisait son entrée dans la bibliothèque, passablement surprise de cette convocation pressante.

Aussitôt, une anxiété obscure assombrit le regard interrogateur qu’elle fixait sur son père et sa belle-mère, dont les visages demeuraient troublés de la discussion récente.

À la vue de sa fille, M. d’Aureilhan baissa le front, — ce front aimé où s’inscrivaient de si cuisantes traces de soucis, — et se rencoigna dans son fauteuil, visiblement excédé de la nouvelle scène qui se préparait.

Stéphanie, au contraire, leva la tête.

Mais, comme elle ne pouvait méconnaître la prudence du conseil de son mari, elle avait la force de se dominer pour ne point paraître imposer à son indépendante belle-fille la solution qu’elle appelait de toutes les puissances de sa volonté.

Cependant, ce fut avec solennité qu’elle annonça :

— Ma chère Huguette, nous avons, votre père et moi, une importante communication à vous adresser.

La jeune fille fronça un peu ses fins sourcils. Ce préambule pompeux l’incitait de façon confuse à redouter qu’on l’eût mandée pour lui transmettre la demande de René Lavardens, — demande que son attitude hostile empêchait depuis longtemps de se formuler, et elle se tenait sur la défensive.

— Qu’est-ce que c’est ? dit-elle simplement.

Et elle s’assit, paisible, indifférente en apparence.

Mme d’Aureilhan continuait, d’un timbre velouté :

— Ce n’est rien que de très heureux, ma chère Huguette, une immense fortune qui vous tombe du ciel. Notre digne ami, M. Gontaud, nous fait le grand honneur de solliciter votre main… Jamais je n’aurais osé espérer pour vous un aussi brillant avenir.

Huguette resta bouche bée, littéralement confondue. Au bout d’une seconde, comme quelqu’un qui n’en croit pas ses oreilles, elle répéta :

M. Gontaud ?…

Puis, sa gaieté l’emportant, son irrépressible sens comique surnageant au-dessus de la première stupeur, elle pouffa, dans un rire perlé qui ne finissait plus :

— Si je m’attendais à celle-là, par exemple ! Ah ! elle est bien bonne !

Elle se roulait, divertie follement par l’idée saugrenue de son vieil ami.

Ainsi, elle était si réjouissante à voir et s’affirmait tellement inaccessible à toute tentation cupide, que M. d’Aureilhan ne put réprimer un sourire.

Stéphanie pinçait les lèvres :

— Votre hilarité est déplacée, Huguette. Il n’y a pas de quoi se moquer. Outre qu’un sentiment sincère est toujours respectable, la proposition de M. Gontaud n’est pas de celle que l’on puisse rejeter à la légère. Comprenez-le, elle mérite toute votre attention.

Huguette reprenait son sérieux. À la réflexions, une gêne étrange lui venait un mélange de honte et de tristesse de ce que l’excellent homme eût pu se méprendre aux formes extérieures de son affection pour lui. Avec une générosité délicate, elle craignait maintenant que la faute n’en fût à elle, à la grâce trop caressante des manifestations qu’elle lui avait innocemment prodiguées, et elle souffrait de la déception cruelle dont elle allait être la cause.

Ce fut d’un accent de fermeté grave qu’elle répondit :

— Vous avez raison, ma mère. Aussi bien, je ne me moque point. Seule, l’idée d’un mariage à ce point disproportionné m’a paru bizarre, de prime abord… J’aime beaucoup M. Gontaud, qui est le plus noble cœur que je connaisse… Je l’estime infiniment…

— Alors ? fit Mme d’Aureilhan rayonnante.

— Alors, je vous prie de vouloir bien le lui dire, acheva tranquillement Huguette, en l’assurant de tous mes regrets… Je suis désolée qu’il se soit fourvoyé de la sorte…

Stéphanie bondissait :

— Vous refusez ! Voyons, Huguette, ce n’est pas possible !

La jeune fille la regarda bien en face :

— Ce qui n’est pas possible, c’est que vous ayez cru une minute que je consentirais…

Les mains de Mme d’Aureilhan se crispèrent d’inconsciente angoisse.

— Si, je l’ai cru, Huguette ! dit-elle d’un ton presque suppliant, j’y ai compté ardemment ! Pensez à la position magnifique qui vous est offerte… Vous serez riche à millions ! C’est un sort que jamais vous ne retrouverez… Et c’est le relèvement de notre maison !

Huguette se leva un peu pâle :

— Si je me laissais déterminer par de semblables considérations, ce serait un odieux marché ! Vous oubliez donc que M. Gontaud est plus âgé que mon père ?

— Eh ! qu’importe ! s’exclama Stéphanie dans un élan sincère. En pareil cas, tout le monde passerait par-dessus la question d’âge… De telles objections s’effacent d’elles-mêmes devant l’importance capitale de la fin… Je vous en conjure, Huguette, réfléchissez !…

Mlle d’Aureilhan marchait vers la porte.

— C’est tout réfléchi ! répondit-elle en sortant.

— En voilà assez, Stéphanie ! prononça à son tour M. d’Aureilhan, qui n’avait pas encore dit un mot. Je vous avais prévenue… Que l’incident soit clos !

✽ ✽

Malgré la défense expresse de M. d’Aureilhan, Stéphanie eut, le soir même, une explication mouvementée avec sa belle-fille.

De prime abord, on pouvait s’étonner d’un tel revirement chez la châtelaine, qui, hier encore, n’avait qu’un désir : marier son neveu avec la fille de son mari.

Cependant, Mme d’Aureilhan restait absolument dans la logique de sa nature.

Cette femme orgueilleuse ne vivait que pour ce but : la grandeur de sa maison.

Le mariage d’Huguette étant étroitement lié à ce terme de tous ses vœux, elle avait élu René de Lavardens comme le seul prétendant susceptible de se passer de dot sonnante et trébuchante, et de se montrer plus tard accommodant sur des comptes quelque peu embrouillés qui, de la sorte, ne sortiraient point de la famille.

Survenait M. Gontaud, dont la situation opulente laissait loin derrière elle celle infiniment plus modeste des Lavardens, et qui, par les libéralités dont il ne manquerait pas de combler sa jeune épouse, redonnerait à la lignée un éclat depuis longtemps évanoui. Mme d’Aureilhan n’hésitait pas.

Elle jetait résolument son neveu par-dessus bord et se ralliait avec armes et bagages à la cause de l’usinier détenteur du prestige éblouissant des millions.

En dépit de la résistance significative d’Huguette, elle se flattait de triompher par des arguments décisifs de ce qu’elle prenait pour une obstination de jeune fille, aux yeux de laquelle le mariage représente un vague idéal romanesque.

C’est pourquoi, lorsque Huguette se fut retirée, après le dîner qui ne fut pas sans contrainte, elle alla la retrouver dans son appartement particulier.

À la vue de sa belle-mère, Mlle d’Aureilhan laissa percer une contrariété.

— Si c’est l’affaire de ce matin qui me vaut l’honneur de votre visite, madame, je vous prie de m’épargner, dit-elle froidement. Je n’entamerai aucune discussion à ce sujet, car ma décision est irrévocable.

— Ma chère enfant, répondit Stéphanie d’un accent péremptoire, veuillez m’écouter. Après, vous ne ferez que ce qu’il vous plaira… Mais je considère comme un devoir absolu de vous éclairer sur la situation, et sur la portée d’un refus dont vous ne pouvez actuellement peser les graves conséquences…

Sans attendre le consentement d’Huguette, elle s’installa dans un fauteuil de l’air déterminé d’une femme qui a résolu de ne plus s’emporter et, tenant les objections pour quantités négligeables, d’aller jusqu’au bout du thème qu’elle s’est proposé de traiter.

Devant cette attitude, Huguette dut se résigner. Aussi bien, sa curiosité s’éveillait. Enfin, elle saurait ! Grâce à cette circonstance, elle serait fixée quant aux causes réelles de la sourde inquiétude qui, depuis des jours, dormait en un repli de son âme.

— Ma chère Huguette, recommençait Mme d’Aureilhan avec une autorité calme, je conçois que vous ayez été surprise, ce matin, de mon insistance, relativement au projet de mariage qui vous paraît choquant, — bien à tort, du reste, car ces choses-là arrivent constamment… Passons… Je vous le déclare tout de suite. Si j’ai pris ce mariage tant à cœur, c’est que, pour vous, comme pour nous tous, il est, non pas nécessaire, mais indispensable, — vous entendez bien : in-dis-pen-sa-ble, — qu’il se fasse !

Un éclair jaillit des prunelles d’Huguette, soudain, pleines d’une ombre de nuit.

— Indispensable, répéta-t-elle en un cri de révolte. Qu’y a-t-il d’assez impérieux pour exiger d’une créature humaine l’abdication de sa liberté la plus sacrée ?

Mme d’Aureilhan sourit avec une ironie qu’elle ne se donne pas la peine de dissimuler.

— Mon enfant, fit-elle d’un ton de raillerie hautaine, vous êtes une fille charmante, mais, de même que votre père, à qui vous ressemblez tant, vous prenez les phrases pour des raisons. Je pourrais vous faire remarquer que votre abdication, — en admettant qu’on vous demande d’abdiquer quoi que ce soit, — aurait de superbes compensations et que beaucoup vous envieraient l’avantage d’un tel sacrifice. Comme nous risquerions une fois de plus de ne pas nous entendre, j’aime mieux aller droit au fait. Il faut que vous acceptiez le parti qui se présente, — parti magnifique et inespéré, je le répète, — parce que nous sommes ruinés et ne nous maintenons que par miracle, parce que, — je vous en dois l’aveu, bien qu’il me coûte, — votre père se trouve dans l’impossibilité radicale de vous constituer la dot que vous tenez de votre défunte mère…

La tendre physionomie d’Huguette s’était altérée. Elle allait parler ; sa belle-mère l’en empêcha.

— Je sais ce que vous avez à objecter, répondit-elle à un mouvement de la jeune fille. Votre fortune personnelle est garantie par l’hypothèque du château et de ses dépendances. D’accord. Mais cela ne change rien à la question. De deux choses l’une : ou il faudra que vous vendiez cette partie du domaine pour rentrer dans vos fonds, et, par conséquent, que vous nous chassiez, votre père et moi, ou vous garderez le château, tandis que les terres seront abandonnées aux créanciers… Alors, comment vivrons-nous ?

— En sommes-nous là ? questionna Huguette d’une voix douloureuse.

Une leur de triomphe illumina les prunelles volontaires de Mme d’Aureilhan. Elle savait bien qu’elle la materait, cette belle indépendante si fière tout à l’heure encore !

Avec l’implacabilité d’un comptable qui expose des chiffres, elle appuya :

— Nous en sommes là. Depuis des années, la valeur des propriétés a baissé ; les conditions de la vie se faisaient plus onéreuses à mesure que les revenus diminuaient. Personne, n’est coupable de cet état de choses ; forcément, nous nous sommes endettés comme presque tous les châtelains du pays : il fallait bien tenir son rang… Même, je ne veux rien vous cacher ; la situation, pour nous, est arrivée à son degré extrême, nous ne pouvons plus obtenir ni crédit ni délai… Vous vous souvenez que votre père, l’autre jour, est parti pour Auch à l’improviste ? C’était afin d’essayer de retarder les poursuites d’un avoué chargé « d’occuper » contre nous. Il n’y a pas réussi.

La phrase finale tomba, pesante, dans un silence profond.

La tête penchée sur sa poitrine, Huguette s’enfonçait en une songerie triste.

Mais, au bout d’une seconde, la vaillante qu’elle était releva le front.

— Jamais je ne réclamerai ce qui me revient à mon père, dit-elle d’une intonation où le tendresse héroïque se nuançait de sérénité courageuse. Ce qui est à moi est à lui. Grâce à ma modeste fortune, ses derniers jours seront à abri du besoin… Quant à moi, eh bien ! je travaillerai !

À cette solution imprévu, Mme d’Aureilhan se retint pour ne pas invectiver sa belle-fille.

— Laissez-moi donc tranquille ! jeta-t-elle avec son méprisant haussement d’épaules. Travailler, pour une fille de votre naissance, c’est se déclasser. Ne prétendez pas que vous préférez cette déchéance à la destinée éblouissante qui s’ouvre devant vous : vous me feriez douter de votre raison. Puisque vous aimez tant votre père, la seule manière de lui prouver cette affection, c’est de lui assurer une existence large et paisible dans la demeure de ses aïeux… C’est la détermination à laquelle vous vous arrêtez, je n’en doute pas. Consultez votre cœur, ma chère Huguette, il vous certifiera que vous n’en pouvez pas prendre d’autre…

Elle s’était levée, sur cette péroraison habilement radoucie, et, comme la jeune fille ouvrait la bouche pour discuter ou protester, elle lui imposa silence d’un geste aimable autant qu’impérieux :

— Je ne veux rien entendre pour le moment, précisa-t-elle avec un sourire cordial. Prenez tout votre temps pour réfléchir, la nuit porte conseil… et le jour aussi quelque fois… Je vais donc me garder de donner une réponse définitive à M. Gontaud… Bonsoir, ma chère Huguette… Je suis certaine que vous me pardonnerez de vous avoir parlé comme je l’ai fait, parce vous reconnaîtrez que c’est pour votre bien…

Elle sortie, et Huguette restait seule dans son petit salon, passant machinalement la main sur son front où roulait une houle de souffrance…

Quand elle descendit, le lendemain matin, après une longues insomnie, elle n’avait rien de vainqueur, la pauvre Mlle Nouveau-Jeu.

Son teint pâli et ses yeux battus disaient le combat intime soutenu toute la nuit.

C’est que l’épreuve qui lui était imposée rentrait dans la catégorie des conventions auxquelles sa nature se révélait particulièrement rebelle.

Toujours indépendante et droite, elle eut cent fois préféré la pauvreté avoué qui permet, exige même le noble affranchissement du travail.

Avec une vaillance joyeuse, comme jadis pour l’aïeul tant pleuré, elle se fût dépensée sans compter, elle se fût donnée toute à quelque laborieuse tâche, afin de venir en aide aux siens et de ne devoir le pain de la famille qu’à la grandeur d’un effort personnel.

Au lieu qu’elle se heurtait à la borne des idées héréditaires, au préjugé granitique érigeant en principe l’obligation de « tenir son rang ».

Surtout, elle se brisait le cœur contre cet obstacle matériel, cette impossibilité de vivre et de remédier à la situation si profondément obérée, qui la contraindrait, — dans le cas où elle persisterait à refuser le mariage sauveur, — à priver son père de la consolation dernière de finir ses jours sous le toit de ses ancêtres…

Car Stéphanie l’avait dit, il faudrait vendre le château, — et le produit de la vente fournirait à peine de quoi subsister en quelque humble, bien humble retraite…

À envisager un tel sort pour son père bien-aimé. Huguette se sentait toute contractée de doute et d’angoisse.

Elle ne savait plus ce qui était bien, ce qui était juste en même temps que raisonnable.

Elle traversait une de ces heures torturantes où la conscience se dérobe, où le devoir s’obscurcit.

Elle souffrait comme elle n’avait pas encore souffert, et, pour ne pas succomber sous l’écrasant fardeau moral, elle s’interdisait de penser…

Elle avait quitté sa chambre de bonne heure afin de se rendre au bout du parc, dans un petit kiosque dominant la route.

De là, elle voyait souvent passer Jean Quéroy qui, chaque matin, sortait de sa maison, située de l’autre côté du château, et se dirigeait vers l’usine dont diverses dépendances s’enclavaient dans le domaine d’Aureilhan.

Ils échangeaient un salut, un sourire, parfois quelques paroles correctes et insignifiantes, et cette brève entrevue leur laissait dans l’âme de la douceur pour tout le jour.

Comme Huguette en avait besoin, aujourd’hui, de ce tacite réconfort !

Rien que de voir l’aimé lui ferait du bien… Puis le cœur s’ouvre parfois sous la poussée de la douleur… Qui pouvait savoir quels mots seraient prononcés au cours du proche entretien ?

Huguette parlerait peut-être, si son ami devinait qu’elle avait de la peine, et celui-ci, de sa main virile, lui montrerait la voie.

Elle atteignit le bas de l’escalier, soulevée par cet espoir qui allégeait son angoisse et cachait l’attente de la parole divine devant décider de sa vie…

Elle longeait le vestibule pour accéder à la porte du perron, lorsqu’un bruit de voix irritées lui fit prêter l’oreille.

On discutait violemment du côté de l’office ; par un couloir de service, lui arrivaient en sonorités indistinctes de timbre grêle et effaré de Jeanneton, la vieille cuisinière, et les éclats menaçants d’un rude organe étranger.

Huguette enfila le corridor, et avant même d’avoir réfléchi, se trouva dans la cuisine en face d’un homme, vêtu comme les paysans du pays, que la pauvre Jeanneton paraissait supplier.

— Qu’est-ce que c’est ? s’informa la jeune fille avec une involontaire hauteur.

Saisie, Jeanneton demeura bouche béante, tandis que l’homme retirant son béret à la vue de Mlle d’Aureilhan, et le tournait entre ses doigts d’un air de subit embarras.

À quelques pas se tenait Germain qui, accoté contre la gaine noircie de l’antique horloge, assistait, la mine longue, à la dispute que l’apparition d’Huguette interrompait.

— Fort de son crédit auprès de sa jeune maîtresse, il s’avança :

— Mademoiselle, dit-il, avec une gêne visible néanmoins, c’est le boulanger…

— Eh bien ? fit Huguette étonnée.

La gêne du vieux serviteur redoubla.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, répondit-il plus bas. C’est que… voilà… il veut être payé…

Mlle d’Aureilhan se sentit devenir pourpre, souffletée en plein visage par l’affront de ces petites dettes criardes, plus humiliantes parce qu’elles sont d’essence plus mesquine.

Elle se tourna vers le boulanger :

— Combien vous doit-on ?

— Quatre cents francs et des centimes, demoiselle, répliqua-t-il avec une déférence bourrue. Voilà je ne sais combien de fois que je les réclame, je ne peux pas obtenir un sou… Alors, vous comprenez ; impossible de continuer à fournir… Le boucher aussi m’a dit, pas plus tard que ce matin, qu’il va refuser la viande si on ne lui règle pas son compte… Et l’épicier de même…

Il s’animait en parlant, noyé dans le flot des récriminations verbeuses.

La jeune fille l’arrêta du geste :

— Il suffit. Vous avez apporté votre facture ?

L’homme ouvrit de grands yeux :

— Oui, mademoiselle… Mais…

— C’est bon ; veuillez l’acquitter. Le temps de monter chez moi et je vous remets ce qui vous est dû…

Résolue, avec la froideur de ces minutes où l’on se tend contre la dureté des êtres et des choses, elle regagna son appartement où elle serrait au fond d’un tiroir le reste de son argent de Paris, — le cher argent gagné, — et les sommes que son père lui donnait pour sa toilette.

Pauvre père ! elle ne se doutait pas, hier encore, combien ces mensualités qu’il lui servait fidèlement, représentaient de difficultés, sans doute de recherches stoïques et de tristesse silencieuse !

Un moment plus tard, elle reparaissait un rouleau d’or à la main.

— Comptez je vous prie…

Le boulanger s’excusa et empocha la somme sans consentir à la vérifier, tant ce dénouement le prenait au dépourvu.

Il était venu, le verbe haut, risquer une tentative sur le résultat de laquelle il ne s’illusionnait guère, et cette solution imprévue le laissait confus, peureux d’avoir compromis, par son attitude imprudemment hostile, une clientèle qu’il lui apparaissait maintenant très désirable de garder.

— Si j’avais su !… bégaya-t-il. Enfin… à votre service, demoiselle…

— Fort bien ! acquiesça Huguette avec un mélancolique sourire.

Et s’adressant à la cuisinière, elle interrogea de nouveau :

— Combien doit-on au boucher, Jeanneton ?

Jeanneton baissa les yeux et roula le coin de son tablier :

— Dans les cinq cents francs, je crois, demoiselle…

Mlle d’Aureilhan revint à son précédent interlocuteur :

— Voulez-vous dire au boucher et à l’épicier de passer dans une quinzaine ? Ils seront payés…

Le boulanger se retira avec un grand salut.

Lentement, d’une démarche alourdie, Huguette se rendit au fond du parc et s’assit dans le kiosque en attendant le passage de Jean Quéroy.

Le coude sur le mur qui arrivait au niveau de la large baie, et le front contre sa main, elle songeait.

Cet incident avait ajouté comme un poids à sa tristesse.

Malgré l’entretien de la veille avec sa belle-mère, elle ne croyait pas que la gêne révélée par celle-ci eut atteint ce degré extrême, cette sorte de point culminant où elle éclatait, pour ainsi dire, aux yeux de tous.

Huguette se représentait les commérages des fournisseurs, les mots qui volent, se répandent de proche en proche, ne permettant même plus aux malheureux qu’ils dévêtent moralement la pudeur de leur pauvreté et sa suprême dignité des muets renoncements.

De penser que M. Gontaud était au courant de cette situation compromise, — sans laquelle il n’eût probablement pas osé risquer une démarche qui pouvait à bon droit sembler surprenante, — la jeune fille sentait son vouloir intime s’amoindrir d’une faiblesse attendrie.

Certes, elle comptait toujours décliner l’avantage d’une union par trop disproportionnée.

Mais elle comprenait qu’il y faudrait des formes, et sa résolution n’était plus radicale et brusque comme elle avait été tout d’abord devant une perspective dont Huguette ne voyait alors que le côté choquant.

Tandis qu’aujourd’hui elle se rendait compte de cette réalité, en somme, touchante : la tendresse du bon M. Gontaud, qui n’eût peut-être pas trouvé la hardiesse de se manifester au cours d’événements plus heureux, avait cédé à une inspiration du cœur, au besoin délicat d’assurer un avenir prospère à celle que le digne homme appelait si doucement « sa chère petite voisine ».

Et il allait souffrir !…

Huguette soupira.

Pourquoi donc la vie a-t-elle de ces contradictions ironiques et nous oblige-t-elle à nous éloigner de ceux que nous voudrions le plus chérir ?

Hélas ! parce que ceux-là ne nous aiment presque jamais de la façon dont nous entendons être aimés, dont il faut que nous soyons aimés…

Comme Huguette s’adressait cette réflexion mélancolique, elle tressaillit et tout son être palpita d’une ardente et suave espérance.

Une svelte et athlétique silhouette se profilait en noir dans l’éblouissement du matin.

Il venait à elle, celui qui habitait son âme…

Elle se pencha, pour que l’ami vit de plus loin son sourire.

Lui qui la comprenait de façon si parfaite et l’aimait comme elle voulait être aimée, lui seul ne la décevrait point…

Jean Quéroy approchait. Encore une seconde, il passerait au ras du kiosque ; en avançant un peu la main, Huguette pourrait serrer celle du jeune homme.

Son buste souple s’inclina davantage, ses lèvres s’ouvrirent, prêtes aux tendres aveux, aux paroles magiques qui donnent pour jamais une créature à une autre créature…

Mais les chères prunelles sombres que cherchait son regard se détournèrent, impénétrables, et Jean Quéroy passa avec un glacial salut.

Mlle d’Aureilhan était devenue d’une navrante pâleur de lis.

Elle se leva et, droite sous le coup effroyable, s’éloigna, portant dans sa poitrine un cœur pétrifié…

De retour dans sa chambre, elle choisit divers bijoux en un coffret et les empaqueta soigneusement.

Puis, d’une main fébrile, elle écrivit :

« Je t’adresse, mon bon Guillaume, quelques bijoux que tu connais bien. Les uns me viennent de ma mère à qui mon père les avait offerts au temps des fiançailles et à l’aube de cette union dont la mort devait briser si tôt la tendre harmonie ; les autres m’avaient été donnés par l’aïeul que je pleure toujours au fond du cœur, quand la fortune lui souriait encore, — tous faisaient partie des humbles trésors de ma cassette de jeune fille, et je pensais ne m’en séparer jamais…

« Mais je viens de cruellement apprendre que l’on ne peut compter sur rien ici-bas… ni sur personne…

« Ensemble, ces joyaux valent trois mille francs, au moins. En t’ingéniant à les négocier avec ton active obligeance habituelle, tu en obtiendras bien quinze ou dix-huit cents francs, que je te prie de m’envoyer d’urgence.

« Je n’ai pas le courage de te fournir des explications détaillées. Lis entre les lignes de ce billet que je puis à peine tracer : tu y découvriras tout ce que cache l’apparence opulente d’une de ces antiques maisons que la marche impitoyable du progrès voue aux fatalités de la décadence, et tout ce que contient d’appréhension torturante pour l’avenir, — pour demain, — la pauvre âme de ton amie d’enfance qui, hier encore, était pleine de sécurité, rayonnante de radieux espoir…

« Ne me plains pas trop, toutefois. Les enseignements de notre jeunesse n’ont pas déserté mon esprit. Je sais que « l’homme n’est grand que par le malheur », et j’aurai la force de me rappeler que « la vie est un ouvrage à faire ».

« Je te serre les mains, ami.

« Huguette. »

Elle plia cette lettre, la cacheta avec une froideur résolue.

Mais elle avait mis dans cette volonté d’agir tout ce qui lui restait d’énergie.

Pour l’instant, ses réserves morales étaient épuisées, et personne ne pouvant la voir, elle redevenait, irrésistiblement et simplement, la femme qui répudie les recherches viriles et s’abandonne à l’amère volupté des larmes.

Elle appuya la tête contre le bureau et de lourdes perles brillantes s’échappèrent de ses paupières mi-closes, tombèrent sur le buvard où elles s’aplatirent en taches rondes, — circonférences menues qui enfermaient une douleur infinie…