La Revue populaire (p. 106-117).

VII


— Ernestine, ordonna Mme d’Aureilhan à la femme de chambre, prévenez mademoiselle que j’ai besoin de lui parler.

— Bien, madame.

La jeune fille traversa le vaste palier du premier étage, et gagnant un couloir de service, alla frapper à la porte du cabinet de toilette d’Huguette.

Celle-ci s’habillait ; elle répondit le traditionnel « Entrez ! » et écouta non sans surprise le message dont s’acquittait Ernestine.

Il n’était pas, en effet, dans les habitudes de sa belle-mère de la mander chez elle de la sorte, et toujours en éveil, malgré l’aménité extérieure qui persistait à caractériser leurs rapports, Huguette redoutait quelque complication.

Elle répliqua toutefois avec un empressement apparent :

— Dites à madame que je me rends tout de suite à son appel.

Sans prendre le temps d’achever sa toilette, elle passa un peignoir.

La minute d’après, elle pénétrait dans la chambre de Mme d’Aureilhan, et, immédiatement, s’informait avec une sollicitude sincère :

— Seriez-vous souffrante, ma mère ?

Car l’impérieuse Stéphanie, qu’elle savait fort matinale, n’était pas encore levée.

Même, c’était la première fois qu’Huguette la voyait couchée dans son grand lit à colonnes, où son hautain visage, d’ordinaire plein et haut en couleur, apparaissait ce matin-là presque livide à l’ombre des courtines de vieille brocatelle verte, avec des traits tirés de fatigue et d’insomnie et un reflet de souci au fond de ses prunelles dures.

Mme d’Aureilhan s’efforça de sourire.

Mais son sourire était pénible et creusait des rires tristes autour de sa bouche orgueilleuse.

— Rien de grave, repartit-elle d’un accent adouci et faible qui contrastait avec la rudesse ordinaire de son intonation. Une simple migraine, très douloureuse, à la vérité… Cette nuit a été intolérable ; aussi suis-je à bout… Cela ne me ressemble guère, n’est-ce pas ? Que voulez-vous nous avons tous nos heures de défaillance. Mais asseyez-vous donc, Huguette !

Elle lui montrait un siège au pied du lit.

Huguette obéit, un peu intriguée.

Sa belle-mère n’était pas femme à se laisser facilement abattre ; il y avait sûrement une raison, — ou des raisons, — à l’accablement qu’elle m’avait pas la force de surmonter et surtout de cacher.

Silencieuse, Mlle d’Aureilhan attendit la communication qui allait lui être adressée.

Ce fut cependant une chose plus anodine que les apparences ne l’incitaient à le supposer.

Stéphanie reprenait :

— J’ai espéré, ma chère Huguette, que vous consentiriez à me faire un plaisir. Votre père est absent…

— Ah ! s’exclama Huguette étonnée.

— Oui, confirma Mlle d’Aureilhan dont l’organe trahit quelque embarras, il a été obligé de partir pour Auch où ses affaires le retiendront sans doute jusqu’à demain ou après-demain… Quant à moi, je suis, vous le voyez, hors d’état de sortir. Or, vous devez vous souvenir que ma sœur réunit aujourd’hui la parenté à l’occasion du vingt-sixième anniversaire de René, et comme elle serait certainement très attristée que personne de nous ne parût à cette fête tout intime, je compte que vous voudrez bien vous y rendre seule et représenter la famille avec votre grâce accoutumée.

À présent, l’ordre perçait sous la prière du début.

Huguette dissimula un geste de contrariété.

— Ce sera bien gênant pour moi ! fit-elle d’un ton qui éludait.

— Pourquoi donc ? contesta Mlle d’Aureilhan. Vous jouissez d’une liberté trop entière pour que cela puisse surprendre personne : chacun dans le pays est tellement habitué à voir circuler de tous côtés Mirliton et sa maîtresse ! De plus, je la répète, cette petite réunion a lieu avec la plus stricte intimité ; vous n’avez, par conséquent, nul besoin d’être chaperonnée. Vous allez bien seule chez les Petites Bleues ou chez tante Hortense. C’est exactement la même chose, et il est on ne peut plus naturel que votre présence excuse l’abstention forcée de votre père ainsi que la mienne.

Malgré ce raisonnement rigoureux, Huguette ne paraissait pas convaincue.

Aussi sa belle-mère ajouta-t-elle d’un air de supplication impérieuse :

— Allez-y, ma chère Huguette ; je vous assure qu’il est important que vous y alliez !… Vous me désobligeriez vivement en refusant…

Mlle d’Aureilhan s’inclina :

— Soit, ma mère, puisque vous y tenez.

Stéphanie lui tendit la main.

— Merci, Huguette. Vous ne savez pas combien vous me faites plaisir… Tout irait mieux dans la vie, n’est-ce pas, si on parvenait à s’entendre et à s’accorder des concessions réciproques ?

Huguette approuva, quoique passablement déroutée par ces considérations pacifiques, au moins inattendus chez l’intransigeante qu’était sa belle-mère, et elle se retira, un peu plus intriguée encore que le moment d’avant.

De retour dans son appartement, elle chargea la femme de chambre de dire à Casimir de préparer Mirliton, et procéda à une toilette plus soignée que retardèrent de nombreuses distractions.

La jeune fille ne se sentait pas contente et tranquille ; il lui semblait que quelque chose d’anormal flottait autour d’elle, emplissait la maison.

Elle avait perdu de vue l’invitation de Mme de Lavardens, ou plutôt elle l’avait volontairement négligée, se proposant, ainsi que Romaine Saint-Brès qui donnait maintenant tout son temps à l’étude, de trouver un motif plausible pour la décliner.

Elle était lasse à l’extrême de ces perpétuelles réceptions qui constituent le fond de l’existence provinciale et absorbent dans leur agitation vaine tant de précieuses journées ; outre qu’elle eût mille fois préféré couler de douces et paisibles heures en compagnie de Romaine devenue pour elle une élève parfaite, une manière de disciple très près de son cœur, elle n’était pas autrement satisfaite de l’obligation qui lui incombait.

Il lui répugnait de faire en quelque sorte acte de sympathie personnelle en prenant part, toute seule du château, à une fête dont le beau René était le héros.

Elle craignait d’encourager ainsi la cour du jeune homme, — cour qui se faisait insensiblement audacieuse, — et redoutant de façon confuse qu’il profitât de ce jour d’expansion pour se déclarer, elle se demandait, maudissant la fâcheuse absence de son père, si la maladie de sa belle-mère n’arrivait pas avec trop d’à-propos ?…

Puis, elle se reprocha, cette malveillance.

Non, Stéphanie ne feignait pas ; elle était réellement souffrante et abattue, il n’y avait qu’à regarder son teint pâle et le creux de ses yeux, qu’elle usât de cette indisposition pour favoriser les projets de son neveu, c’était tout ce que l’on pouvait se permettre de supposer…

Ces réflexions guidant l’esprit logique d’Huguette vers un second ordre d’idées, elle chercha quelques affaires, à elle inconnues, étaient assez pressantes pour motiver le départ subit de M. d’Aureilhan.

Pourquoi celui-ci ne lui avait-il rien dit la veille ?

Et comme il s’absentait souvent depuis quelques temps, ce cher père !

Comme il revenait fatigué de ces voyages !

D’y penser, Huguette avait l’âme navrée…

Au retour, il l’embrassait avec une tendresse plus grande qui semblait implorer de mystérieux pardons, et, plusieurs jours, sa figure fine gardait une ombre de lassitude et de tristesse infinies.

Que n’eût pas donné la jeune fille pour la chasser, l’ombre fatale, du visage aimé qui s’émaciait davantage sous la pression de cet étau moral qu’il lui était interdit de pénétrer, de desserrer même par sa sollicitude filiale !

Elle descendit, une heure plus tard, en simple toilette, la tête bourdonnante de ces questions mélancoliques, avec l’impression de souffrance et d’exil que ressentent les enfants à surprendre des peines que les parents leur cachent.

En arrivant au rez-de-chaussée, elle vit la porte de la bibliothèque ouverte, et, machinalement, elle entra, poussée par la notion vague qu’elle trouverait peut-être dans cette pièce qui enfermait l’existence intime d’Hugues d’Aureilhan, la clé de l’énigme dont elle était obsédée.

Il paraissait à son inquiétude secrète que quelque chose d’insolite lui sauterait aux yeux et la renseignerait dès le premier regard. Elle fut légèrement déçue. Nulle trace de désarroi ; tout était rangé dans l’ordre accoutumé.

Les vieux livres étagés derrière les grillages montraient toujours leurs reliures usées ; la tapisserie se dénudait par places plus fréquentes, les meubles de chêne noirci branlaient un peu plus ; — rien d’autre que les inévitables ravages du temps.

Le bureau même de son père, sur lequel son attention s’était fixée d’instinct, n’offrait aucun désordre, aucun de ces indices que les bouleversements laisse derrière eux. La plume reposait près de l’encrier ; nul papier ne traînait.

Si, un seul, bien insignifiant sans doute.

Huguette l’aperçut, comme elle achevait son inconsciente enquête, au fond de la corbeille où il avait été jeté en boule. Elle se baissa, d’un mouvement impulsif, le prit et constata que c’était une enveloppe grisâtre, violemment froissée par une main nerveuse. Prompte, elle la déplia et discerna parmi les cassures une estampille au timbre humide :

Étude de Me Morrissac, avoué
Auch, Gers.

Huguette se redressa, un peu pâle, un petit frisson à fleur de peau.

Qu’avait à démêler son père avec les gens de justice ? Elle venait d’apprendre par Stéphanie que M. d’Aureilhan était parti pour Auch. De toute évidence, il se rendait chez cet officier ministériel, et si elle reprochait ce voyage précipité, dont elle découvrait le but sinon la cause, de l’accablement singulier de sa belle-mère, elle ne pouvait plus douter que ses parents n’eussent de graves ennuis qu’ils s’évertuaient à lui cacher.

Huguette regarda autour d’elle avec une vague épouvante. Et soudain, les déchirures de la tapisserie lui parurent plus lamentables, l’aspect de vétusté répandu partout plus navrant…

Accoutumée qu’elle était à ces choses antiques, jamais la sensation de pauvreté et de ruine ne l’avaient saisie à ce point.

C’était comme une révélation…

Elle ferma les yeux. Un frémissement la parcourait : elle se croyait enveloppée d’invisibles menaces…

Lente, elle sortit, se dirigeant vers le panier qui l’attendait au bas du perron.

Elle monta en voiture et prit les rênes sans donner comme d’habitude un coup d’œil à l’attelage, sans jeter au vieux Germain, debout et souriant près de la porte, le mot cordial que le fidèle serviteur espérait.

Elle souffrait surtout ne pas savoir, de n’avoir pas le droit et le soulagement de faire face à l’ennemi, quel qu’il fût.

Une fois encore l’hiver avait passé ; un renouveau indécis et charmant parait les arbres de gaze verte et la campagne tout entière d’une beauté joyeuse de résurrection.

Huguette demeurait insensible à ses séductions de la nature, d’ordinaire si puissantes sur elle.

L’idée fixe l’absorbait, plantée en son front ainsi qu’un clou.

Vers le milieu de l’avenue, elle arrêta Mirliton, et, se retournant, considéra longuement le château qui s’érigeait sombre et sévère dans le clair matin.

Au milieu de ce bain de soleil dont s’épanouissaient les parterres voisins, des détails éclataient, terriblement significatifs pour l’observation aiguisée de la jeune fille.

Les lézardes de la façade se révélaient nombreuses et profondes, les volets pendaient un peu de tous côtés au hasard des gonds usés, les ardoises du toit pointu, si noblement seigneurial, manquaient en trop d’endroits…

Comme tout à l’heure dans la bibliothèque, la sensation de cette déchéance des choses assaillit Huguette, et il lui sembla que le lourd édifice était plus étranger, plus hostile que jamais…

Mlle Nouveau-Jeu n’est pas en train, aujourd’hui ? remarqua René de Lavardens d’une voix assourdie et câline qui sollicitait des confidences.

— Il y a des jours comme ça ! répondit Huguette avec l’intonation gouailleuse de gamin parisien qu’elle prenait plus volontiers pour décourager les galantes tentatives de son pseudo-cousin.

Cette fois, il insista :

— Que ce soit précisément le jour de ma fête, voilà qui n’est pas gentil !

Et comme il se penchait un peu trop vers le corsage très largement échancré de Mlle d’Aureilhan, elle se leva, impatientée.

— Il faut me prendre telle que je suis, mon cher ! Or, je ne suis pas en train, vous l’avez dit. Et si vous croyez que je vais faire des frais pour vous, eh bien ! vous êtes encore trop jeune !

— Tout à fait gracieux ! riposta-t-il vexé ! Un vrai fagot d’épines…

— Auquel vous ne vous piquerez pas longtemps ! acheva-t-elle avec un dédaigneux haussement d’épaules. Je vais demander à madame votre mère la permission de me retirer.

Il protesta :

— Déjà ! Par exemple ! Voyons, Huguette, ce n’est pas sérieux ?

Sans l’écouter, elle se rapprochait du groupe entourant Mme de Lavardens.

Il la suivit, résolut à profiter du renfort que lui apportait toujours la présence de sa mère, pour s’imposer à cette irréductible et trop séduisante rebelle.

Bien qu’assez nombreuse, la réunion avait manqué d’animation.

Cela tenait sans doute, malgré qu’en eût dit Mme d’Aureilhan, à ce que l’élément étranger dominait dans cette fête de famille.

Mme de Lavardens avait pensé devoir appeler en l’honneur de son incomparable fils le bon et l’arrière-ban de ses relations, et cette agglomération de personnes dont beaucoup se connaissent peu ou pas du tout, n’allait pas sans quelque contrainte.

De la parenté, il n’y avait là que Pranzac, le notaire étant retenu à l’étude par ses occupations professionnelles, — Huguette représentant son père et sa belle-mère, puis Antoinette et Françoise Saint-Brès.

Comme de coutume, à présent, Romaine était restée au logis pour ne pas sacrifier une journée de travail, et la bonne tante Hortense s’était également excusée, obligée qu’elle était de ne pas quitter son mari plus souffrant.

Mlle d’Aureilhan avait vaguement compté rencontrer du moins M. Gontaud et Jean Quéroy.


Sans prendre le temps d’achever sa toilette, Huguette passa un peignoir et se rendit dans la chambre de Mme d’Aureilhan. (Chap. vii)

Mais Mme de Lavardens avait volontairement omis d’inviter le jeune ingénieur, de qui la haute personnalité écrasait la nullité prétentieuse de René, et le riche usinier, froissé de voir écarter celui qu’il se plaisait à nommer son successeur, s’était abstenu à son tour.

Assise à table entre deux jeunes gens insignifiants, Huguette s’ennuya donc mortellement.

Venue à contre-cœur à cette réception où elle ne goûtait pas même le dédommagement de reposer son regard sur des figures amies, elle avait hâte d’être seule et libre de ses pensés, affranchi de ce masque conventionnel sous lequel le protocole social nous oblige à abriter nos chagrins, — parfois nos désespoir.

De même que René l’instant d’avant, Mme de Lavardens se récria lorsque la jeune fille s’approcha pour prendre congé d’elle, dans le grand salon où les invités s’éparpillaient après le café.

— Vous n’y songerez pas, ma chère Huguette ! Il n’est guère plus de deux heures et cette jeunesse va organiser des jeux dont il faut que vous soyez. Non, non, je ne consens pas ! Rien ne vous presse, d’abord !

Huguette résista avec grâce :

— Je vous demande pardon, madame ! J’ai à remplir un devoir auquel tout amusement doit céder le pas. Romaine de Saint-Brès m’attend ; vous savez que cette chère cousine a bien voulu me charger de la préparer au brevet, et comme la session d’examens aura lieu dans deux ou trois mois au plus tard, nos moindres minutes sont infiniment précieuses. N’insistez donc pas, je vous en prie : ma responsabilité de professeur est engagée !

Elle plaisantait, mais sa politesse gaie ne déguisait point une volonté inflexible.

Mme de Lavardens le comprit et se résigna avec la moue dépitée des femmes qu’offense la transgression de leurs plus infimes désirs.

— Soit ! C’est tout de même bien ennuyeux ! Quelle singulière idée cette petite Romaine a été se mettre dans la tête !

Huguette sourit et ne répliqua point.

Elle salua Mme de Lavardens et se disposait à serrer les mains de Léonie Pranzac et des Petites Bleues qui, elles, ne demandaient pas mieux que de rester puisqu’on allait s’amuser, quand René intervint :

— Je vous accompagne, Huguette ! fit-il avec son autorité agaçante.

— Ah ! non, par exemple !

Spontanée, la réponse avait jailli des lèvres de Mlle d’Aureilhan avant même qu’elle eût pu songer à lui prêter une forme moins radicale.

Les prunelles noires du jeune Lavardens étincelèrent de contrariété furieuse, tandis qu’une pâleur verdâtre décomposait, l’espace d’un éclair, son teint plutôt ambré.

Déjà Huguette se reprenait.

— Je vous remercie, mais c’est fort inutile. J’ai l’habitude de circuler seule dans la région, et vous vous devez à vos hôtes.

Quoique profondément mortifiée, Mme Lavardens, obéissant à un signe de René, appuya avec son mince sourire doucereux :

— Mon fils a raison, Huguette. Vous n’allez guère loin, d’ordinaire ; toutes vos pérégrinations ont lieu autour du château. Ici, le cas est différent, il y a, en somme, huit bons kilomètres jusqu’à Aureilhan, et il ne serait pas prudent que vous parcourussiez cette distance assez considérable sous l’insuffisante égide de votre petit domestique. Croyez-moi… un accident est vite arrivé…

Un pli volontaire barrait le front d’Huguette. À diverses reprises, il lui avait semblé remarquer que René de Lavardens cherchait à se faire voir en sa compagnie, et comme elle n’entendait à aucun prix se montrer aux côtés de ce garçon compromettant durant deux lieues de pays, elle sentit la nécessité d’un refus catégorique qui déjouât le plan, — dont sa belle-mère était probablement complice, — par lequel on comptait lui imposer le tête-à-tête qu’elle évitait depuis si longtemps.

— Je ne crains aucun accident avec Mirliton, dit-elle d’une voix nette, et nos routes sont sûres. Au surplus, pour être absolument sincère, j’ajouterai, madame, que je suis touchée de votre sollicitude, mais qu’il ne me convient pas d’accepter l’escorte que monsieur votre fils m’offre obligeamment. Ni lui ni vous n’avez pensé, sans doute, qu’elle n’a point de raison s’exercer et qu’on pourrait à bon droit s’en étonner, surtout pour un trajet assez long, ainsi que vous l’avez judicieusement constaté, — puisque M. de Lavardens n’est même pas mon parent.

La hautaine leçon tomba, coupante, au milieu d’un silence de stupeur.

Du froid se glissa parmi les invités proches, qui se mirent à causer bruyamment afin de paraître n’avoir rien entendu.

Tous les traits contractés, René enfonçait ses ongles dans la paume de ses mains, se jurant d’avoir sa revanche de cette fille indéchiffrable qui ne pliait ni devant ruse ni devant la force.

Mme de Lavardens se mordit les lèvres.

— Je ne vous savais pas si rigoriste ! fit-elle avec une ironie fielleuse. Mes compliments ! C’est vraiment remarquable chez une Parisienne !

— En êtes-vous certaine, madame ? rétorqua tranquillement Huguette. Dans ce cas, je suis charmée de rehausser près de vous le prestige des Parisiennes, car il me semble bien être la première ayant l’honneur de votre connaissance.

Les dents de Mme de Lavardens écorchèrent sa lèvre.

Trop correcte pour ne pas déplorer l’éclat auquel on l’avait obligée, Huguette « blaguait » maintenant afin d’atténuer la portée de d’incident.

— Voilà comme je suis, moi, quand on veut attaquer ma chère indépendance ! J’adore courir seule sur les chemins ; toute conversation me gâte le paysage ! Ce serait le président de la République lui-même, que je ne l’accepterais pas pour compagnon de route si ça ne me chantait pas !

On sourit de la boutade ; Mme de Lavardens se détendit.

L’excuse était prise, au fond, pour ce qu’elle valait ; mais, telle est la puissance des conventions que chacun parut convaincu, et que l’atmosphère s’allégea.

Toujours dans le louable but d’affirmer qu’elle n’éprouvait ni contrariété ni amertume, Huguette déclara qu’elle demeurait quelques minutes encore, séduite par une partie de croquet que proposait l’aîné des Petites Bleues avec un à-propos non dépourvu de finesse, et toute la bande s’envola au dehors où les camps se formèrent au milieu de disputes rieuses.

Mécontent et assombri, René restait en arrière, se demandant si sa dignité froissée ne lui ordonnait pas de s’abstenir et de se confiner dans la société des gens sages qui s’installaient autour des tables de jeu ou causaient par groupes, selon les affinités.

À cet instant, Léonie, qui avait suivi la scène de tout à l’heure avec une intraduisible expression de malice satisfaite, prit le jeune homme à part :

— Pas facile à réduire, hein, la petite ? fit-elle les yeux pétillants.

Il essaya une attitude désinvolte :

— Bah ! la pouliche a du sang, mais nous la materons ! Nous en avons bridé bien d’autres !

Sans attacher d’importance à cette proclamation de fatuité vulgaire, Mme Pranzac continuait d’un air insinuant :

— Tout de même, elle ne doute de rien, cette petite Huguette !… Pour avoir repoussé votre offre prévoyante, elle mériterait qu’il lui arrivât quelque chose…

René tressaillit imperceptiblement. Il sentait venir la suggestion…

D’une voix presque indistincte, il questionna :

— Que pourrait-il lui arriver ?

— Bien… un accident… C’est si vite fait, comme le disait justement votre mère…

L’organe de René de Lavardens se fit plus sourd encore et son visage plus sombre :

— Quel accident ?…

— Mais… je ne sais pas, moi… Cette jeune téméraire a eu le front de déclarer qu’elle ne redoute quoi que ce soit avec Mirliton… Pourtant… si le poney s’emballait… Par exemple… s’il avait pris trop d’avoine… ce qui ne serait pas extraordinaire, étant donné que vos domestiques ont l’habitude de soigner des chevaux de forte taille… Eh bien ! si Mirliton s’emballait, dis-je, et qu’elle eût grand’peine à le maintenir durant les huit kilomètres qui nous séparent d’Aureilhan, elle ne serait pas si fière, Mlle Nouveau-Jeu ! C’est alors qu’elle regretterait d’avoir trop légèrement décliné le secours d’une main d’homme !…

Étincelantes d’une lueur diabolique, les prunelles d’acier de Léonie fouillaient les yeux noirs de René, qui détourna la tête, livide.

Il respirait avec difficulté et bien que Mme Pranzac gardât désormais un silence gros d’attente, il semblait au jeune homme entendre résonner encore la voix grinçante qui enfonçait en sa chair la tentation mauvaise…

Au bout d’une seconde, il regarda en face la femme du notaire. Son visage d’un mat olivâtre était taciturne, mais impénétrable :

— Vous me signalez là un danger auquel je n’avais pas songé, dit-il d’un accent ans inflexions. J’espère qu’il ne se produira pas et que mes gens d’écurie auront tenu compte de la complexion fragile de leur pensionnaire d’aujourd’hui… Dans le cas contraire, il serait trop tard, car le repas de Mirliton est achevé depuis longtemps… Et puis, je crois que nous avons tort de nous inquiéter, conclut-il en se levant, Huguette mène avec une science parfaite…

Mme Pranzac approuva :

— Évidemment… évidemment… Mais, vous savez, on ne se repent jamais d’avoir prévu…

Il eut un geste d’indifférence :

— Bah ! soyons fatalistes… Permettez que je vous quitte pour aller voir un peu ce qui se passe chez nos joueurs de croquet…

— Allez, allez, mon cher ami ! Je serais désolée d’entraver vos devoirs de maître de maison…

Il marcha vers la porte avec un dandinement plus accentué, semblait-il.

Elle le regardait s’éloigner, les yeux brillants, se frottant les mains frénétiquement, en un accès de malignité silencieuse.

Dehors, le masque impassible que René de Lavardens avait su poser sur la physionomie, tomba subitement.

Un éclair de haine joyeuse flamba en ses prunelles de jais et tous ses traits remuèrent de plaisir sardonique, ce contentement ricaneur du mauvais sujet qui se promet « une bonne farce ».

Rampant le long des murs comme un malfaiteur, il se glissa du côté des écuries.

Un coup d’œil circulaire le convainquit que personne ne le verrait.

Tout était désert ; à cette heure, les domestiques des invités se trouvaient encore à l’office avec le personnel du château.

Seul, le petit Casimir s’était soustrait aux séductions prolongées du copieux déjeuner. René l’aperçut de loin à l’extrémité des dépendances où, appuyé contre une barrière, l’enfant s’absorbait dans la contemplation du jeu de croquet, dont le terrain se développait en bordure des communs.

Vivement, René pénétra dans l’écurie.

D’un même mouvement lent et doux, les chevaux, alignés devant les râteliers tournèrent vers lui leurs têtes intelligentes aux grands yeux lumineux.

Mais il ne se souciait point de ces témoins, auxquels, par bonheur, la parole était refusée…

Au premier regard, il avisa Mirliton, lilliputien dans le large box où il paraissait s’ennuyer fort.

René s’avança et flatta de la main le poney qui tirait sur la longe, se démenant impatiemment près de la mangeoire vide.

— Là, là ! Tout beau, tout beau ! mon petit ami ! fit René avec un tortueux sourire.

Un nouveau coup d’œil pour s’assurer qu’il était bien seul, et le jeune homme soulevait précipitamment le couvercle du coffre à avoine plané non loin de là.

La mesure qui avait servi à rationner les chevaux était à côté ; il s’en saisit, la remplit jusqu’au bord et la vida dans l’auge du petit animal qui secoua sa crinière avec un hennissement de plaisir.

Puis, tandis que Mirliton commençait de broyer l’avoine sous la meule de ses dents solides, René remit tout dans l’ordre où il l’avait trouvé, et, sans autre signe de trouble que l’irrégularité balancée de sa démarche, s’en alla rejoindre les joueurs de croquet.

Quand elle quitta le château de Lavardens, — que les gens du pays surnommaient malicieusement La Pigeonnière, à cause de la profusion de tours qui donnait à cette prétentieuse bâtisse à peine vieille d’un demi-siècle un faux air de bastille féodale, — Huguette constata tout de suite que Mirliton n’était pas dans son état normal.

D’ordinaire très doux et docile à la voix, le poney semblait extrêmement nerveux.

Il mâchait son mors avec irritation et dressait les oreilles en un frémissement de mauvais augure sans paraître entendre sa maîtresse qui, du ton et de la main, essayait de modérer l’allure un peu trop fougueuse qu’il avait prise au début.

Près de cinq kilomètres furent dévorés en moins d’un quart d’heure.

Sur le siège d’arrière, Casimir était tout pâle. Huguette serrait les dents et plissait le front, concentrée dans la volonté froide d’éviter les cahots, le moindre heurt devenant un danger avec cette vitesse qu’elle ne parvenait pas à diminuer.

Cependant, comme elle sentait encore l’animal en main, elle ne s’effrayait pas outre mesure et comptait bien arriver sans encombre.

Mais, soudain, Mirliton fit un écart brusque. Il avait pris peur des ombres dansantes que les feuillages de hauts peupliers dessinaient sur la route jusque-là toute droite entre des vignes et des prairies, et, insensible à la pression des rênes, filait d’un train vertigineux qui fit pousser à Casimir des cris d’épouvante.

— Tais-toi, malheureux ! ordonna Huguette d’une voix sourde. Veux-tu donc l’effrayer davantage ?…

À son tour, elle était très pâle.

Une terreur la prenait à se rendre compte qu’elle ne maintenait plus le poney emporté, et elle se bornait à tenter de le diriger aux tournants afin d’empêcher la culbute dans le fossé.

Au bout d’un instant, elle commença pourtant de se rassurer.

En raison même de cette galopade effrénée, la plus grande distance était franchie.

La route que brûlait l’équipage emballé passait en ce moment au bas du parc de M. Gontaud ; il n’y avait plus que quelques centaines de mètres jusqu’à l’avenue du château d’Aureilhan.

Que l’on pût l’atteindre sans accident et tout était sauvé !…

À la minute même où Huguette se réconfortait de cette espérance, Mirliton fit un nouvel écart plus violent que le premier et avant que la jeune fille eût pu deviner le mouvement, se jeta d’un bond fou dans un chemin caillouteux qui dévalait en pente raide vers un bas-fond.

Des lèvres décolorées de Casimir jaillit une clameur de désespoir :

Diou ! la carrière ! Nous sommes perdus !…

Un tremblement affreux secoua Huguette. La carrière, c’était vrai ! Une carrière abandonnée dans laquelle la charrette allait s’abîmer avec son contenu, si un miracle ne l’arrêtait au bord, car le chemin y tombait à pic…

Déjà, elle apercevait les pierres crayeuses, les pierres blanches qui, tout à l’heure, seraient rouge de son sang et de celui de Casimir.

Elle sentit, pour ainsi dire, toute sa chair se hérisser d’épouvante.

Et tandis que derrière elle, Casimir lançait aux échos de déchirants appels, elle s’abandonna contre le dossier de la voiture, les yeux fermés dans une suprême horreur, dans l’anéantissement de l’inexorable sacrifice…

Elle les rouvrit, d’une impulsion plus forte que sa volonté, en un soubresaut qu’elle prit pour le vertige de la chute.

Une bouffée d’air s’engouffra, délicieuse, au fond de sa poitrine contractée.

D’un admirable effort de vigueur, un homme dressé à la tête du poney enlevait l’animal, le suspendait en quelque sorte au-dessus de l’abîme, pendant qu’un autre, cramponné à la légère voiture la tirait en arrière.

Les paupières d’Huguette s’humectèrent d’une rosée heureuse.

C’étaient Jean Quéroy et M. Gontaud qui la sauvaient ainsi de la mort la plus atroce.

Comme cela leur arrivait souvent, tous deux se promenaient en causant dans une châtaigneraie touffue qui limitait de ce côté le parc du riche usinier et longeait le chemin.

Aux cris désespérés de Casimir, ils étaient accourus, — juste à temps, grâce au Ciel ! — et l’effroyable danger passé, ils restaient plus pâles, plus haletants qu’Huguette elle-même.

— Ah ! mes amis ! mes amis ! ! balbutia-t-elle dans un inexprimable soupir de gratitude et de délivrance.

Puis, elle échangea avec Jean un ineffable sourire.

Cher, cher Jean ! Toujours, elle le verrait tel qu’en la prodigieuse minute où les acteurs de cette scène tragique avaient vibré de plus d’émoi que cent existences humaines n’en contiennent d’ordinaire, avec sa fière silhouette superbement découpée sur le vide, et la grandeur du geste auquel elle devait d’être là, de respirer, de l’aimer, — oh ! de l’aimer dans un si divin transport intime qu’elle en bénissait presque l’aventure fatale qui lui révélait son propre cœur.

Mais M. Gontaud lui tendit les bras.

— Venez, mon enfant, descendez… murmurait-il d’une voix qu’un trouble intense hachait encore.

Avec la volupté enfantine de se sentir enveloppée et choyée après l’épouvantable secousse, Huguette se laissa aller dans ses bras paternels qui l’entraînaient doucement

— Jean va ramener Mirliton au château, reprit le maître de forges. Comment vous trouvez-vous, ma mignonne ? Pourriez-vous marcher, ou bien souhaitez-vous attendre ici qu’on vous renvoie une voiture ?

— Oh ! je marcherai ! fit Huguette, vaillante. Avec votre aide, bien entendu, ajouta-t-elle d’un air de faiblesse adorable qui remerciait l’excellent homme de sa tendre sollicitude.

— C’est parfait ! prononça-t-il ravi. Ne craignez pas de vous appuyer sur votre vieil ami.

Jean Quéroy prit les devants avec Mirliton et Casimir.

Le premier, calme à présent, filait d’une allure souple et docile sous la main énergique qui le conduisait.

Le second, avec l’étonnante facilité de l’enfance à s’adapter aux circonstances les plus diverses, se remettait déjà, et constata seulement :

— C’est égal ! Nous l’avons échappé belle !

Derrière, M. Gontaud et Huguette s’en venaient lentement.

Lui rayonnait, heureux au delà de toute expression de sentir à son bras, fragile et frémissante encore, celle qu’il appelait sa chère petite sauvée.

Elle, mal affermie sur ses jambes vacillantes, souriait aussi, délicieuse de grâce un peu meurtrie et trouvant une étrange douceur à vivre…