La Revue populaire (p. 93-106).

VI


Dans le courant de l’été suivant, Huguette rayonna d’une grande joie.

Jamais encore, depuis qu’elle était de retour dans l’antique demeure familiale, elle n’avait si joliment manifesté la franche gaîté de sa nature, elle ne s’était si délicieusement épanouie.

Tout le jour, elle chantait.

Dans les recoins les plus opposés du château, on entendait résonner sa voix fraîche, tantôt lançant à plein gosier les vieux airs pyrénéens comme une fauvette de la montagne, tantôt gazouillant un pimpant couplet à la mode comme un simple pierrot parisien.

Et quand elle avait fini de chanter, elle riait, à propos de rien, d’un rire adorable d’entrain et de jeunesse.

Tout l’entourage était sous le charme.

M. d’Aureilhan regardait sa fille avec des yeux humides de tendresse ravie.

Puisqu’elle était heureuse, elle ne songerait plus à s’en aller, la chère mignonne, l’unique rayon de sa vie !

Au coin des lourdes paupières de René de Lavardens, que commençait à impatienter fortement son rôle d’éternel soupirant, s’allumait plus souvent la flamme passionnée, tandis qu’au fond des sombres prunelles de Jean Quéroy la lueur tendre se faisait plus pénétrante et plus douce.

De celle-ci seulement, Huguette daignait s’apercevoir. Elle en avait le cœur ineffablement, exquisément réchauffé…

Le bon M. Gontaud ne tarissait point d’admiration sur le compte de « sa chère petite voisine », pour laquelle il avait décidément une prédilection marquée, et la belle-mère d’Huguette, de plus en plus aimable, se demandait avec une sourde inquiétude si ses craintes de l’année précédente n’étaient pas justifiées ?

Car c’était la prochaine arrivée de Guillaume Maresquel qui communiquait à la jeune fille ce beau rire de plaisir, cette dilatation de créature enchantée du monde et de la vie.

L’intelligence de Mme d’Aureilhan, très réelle, mais entachée de préjugés, attardée en des routines, était fort incapable de concevoir quelle haute indépendance de cœur Huguette devait à sa libre éducation, et elle s’obstinait à redouter la passionnette cachée, de tradition chez la jeune personne selon l’ancienne formule, là où il n’y avait qu’une camaraderie très moderne doublée de la plus sincère des amitiés d’enfance.

En réalité, Huguette était heureuse parce que, pour la première fois, elle se sentait vraiment chez elle au château.

D’avoir le droit d’y recevoir ceux qui représentaient ses premières affections, la réconciliait presque avec l’imposante demeure dont les murailles avaient d’abord pesé sur son âme comme celles d’une prison.

Avec sa tendresse ingénieuse, M. d’Aureilhan avait deviné qu’il manquerait toujours quelque chose à Huguette tant que la maison paternelle ne serait pas grande ouverte à ses amis.

Aussi, dès le printemps, lui suggéra-t-il délicatement d’adresser pour les vacances une cordiale invitation à Mme Fresnault et au sculpteur.

La jeune fille ne se le fit pas répéter deux fois.

Remuée d’une infinie gratitude silencieuse, elle embrassa longuement le tendre père qui venait de guérir d’un mot la petite peine s’obstinant à rester blottie dans un repli obscur de son cœur, puis elle courut rédiger deux pressantes lettres d’appel.

Et elle attendit la réponse, non sans trouble secret. Ainsi qu’elle l’avait sourdement appréhendé, Charlotte Fresnault, avertie par une expérience antérieure, déclinait l’hospitalité offerte.

En revanche, Guillaume Maresquel l’acceptait avec l’enthousiasme d’un Parisien doublé d’un artiste, et par conséquent doublement ravi par la perspective d’horizons nouveaux.

Ce n’était pour Huguette qu’une demi-joie. Cependant, elle se trouvait tellement heureuse de revoir le compagnon d’enfance en qui s’incarnait toute son ancienne vie qu’elle se consola peu à peu de ne pas embrasser aussi Charlotte, et se mit à compter les jours en attendant Guillaume.

Plus le temps diminuait, plus il paraissait interminable.

Enfin, une semaine seulement la sépara du moment désiré, et Mlle d’Aureilhan passa désormais la plupart de ses heures dans l’appartement qu’elle destinait au jeune homme, absorbée par le souci joliment féminin de créer un cadre harmonieux qui séduisit l’ami cher et le gardât longtemps.

C’était cette disposition, qu’elle ne comprenait nullement, qui inquiétait si fort Mme d’Aureilhan.

Quand elle apercevait Huguette étudiant gravement la place d’un meuble ou le pli d’un rideau, elle se disait que sa belle-fille n’agirait pas autrement s’il s’agissait de recevoir un fiancé, et une âcre colère montait sous son sourire.

Toutefois, elle se gardait de faire part de ses folles angoisses à sa sœur et à son neveu.

Ceux-ci ne savaient trop que penser et dissimulaient de leur mieux un dépit humilié.

Jean Quéroy était peut-être le seul qui pénétrât parfaitement l’actuel état moral d’Huguette.

Lui n’avait pas peur.

Il sentait si bien qu’il était placé très haut, au-dessus de tout, le sentiment inexprimé qui fleurissait en leurs deux cœurs.

Mais comme un être qui aime s’abandonne malgré tout aux impressions frémissantes caractérisant les tendresses profondes, il éprouva le besoin d’un mot qui lui permît la foi.

C’est pourquoi il s’arrangea de façon à rencontrer Huguette, un jour qu’elle revenait du chalet en deuil des Petites Bleues, dont la vieille maison qu’il tenait de son père n’était pas éloignée.

Comme de coutume, elle conduisait son poney Mirliton, qu’elle arrêta d’une instinctive pression sur les rênes, lorsque le jeune ingénieur la salua au passage.

— Alors, mademoiselle Huguette, votre parent, M. Maresquel, arrive la semaine prochaine ? demanda Jean, les ordinaires préliminaires échangés.


Jean Quéroy était peut-être le seul qui pénétrât parfaitement l’actuel état moral d’Huguette. (Chap. vi).

Les mouvantes prunelles de Mlle d’Aureilhan s’irradièrent de plaisir.

— Oui, je suis bien heureuse !

Il la considéra avec un soupçon de tristesse.

— Et nous ?… Vos anciens amis, — Pardon ! je devrais dire vos nouveaux amis, — enfin, vos amis d’ici, compterons-nous encore un peu ?

Huguette eut un faible sourire, où un persiflage très doux se fondait en mélancolie :

— Ai-je donc tant d’amis, ici ?

— Vous en avez au moins un, dit-il, tout à coup grave, presque volontaire.

Sans doute Huguette trouva-t-elle que l’entretien prenait une tournure embarrassante, car elle essaya de le faire dévier.

Elle leva un doigt, taquine :

— Vous êtes injuste ! Je m’en connais bien deux. Oubliez-vous ce bon M. Gontaud ?

À son tour, Jean sourit.

— Ne nous occupons pas de lui, pour le moment. D’ailleurs, je sais ce que je voulais savoir, et je vous remercie de tout mon cœur, mademoiselle Huguette.

Elle sentit une flamme rose brûler ses joues.

— Comment cela ? balbutia-t-elle.

— Oui, expliqua le jeune homme d’un ton enjoué qui dissimulait l’importance des paroles prêtes à être prononcées, vous vous reconnaissez deux amis. L’un est M. Gontaud. Vous n’avez pas nommé l’autre… Mais, si ma mémoire est fidèle, je ne serai pas taxé de présomption en avançant que j’espère être celui-ci ?…

Le souvenir de l’heure exquise où Jean avait réconforté sa solitude morale en lui offrant d’être son ami, trembla délicieusement dans l’âme d’Huguette.

Elle le regarda bien en face.

— Oui, dit-elle avec sa sincérité charmante, c’est de vous que j’entendais parler.

Ému, il se pencha sur le bord de la petite voiture, et, plus bas, d’une voix pénétrante :

— Merci… Donc, vous vous rappelez ?…

— Je me rappelle ! répondit-elle, sérieuse comme aux minutes capitales de la vie.

— Et vous ne changerez pas ? interrogea-t-il tendrement. Ni maintenant, ni plus tard ?

— Je ne suis pas de celles qui changent. Quand j’ai donné ma confiance à quelqu’un qui la mérite, c’est pour toujours !

Sans qu’elle en eût conscience, son sourire était devenu d’une douceur ensorcelante de magnifiques promesses illuminaient ses yeux incomparables.

Jean fut ébloui.

— Pour toujours ! murmura-t-il d’un accent que le divin bouleversement brisait.

Il lui prit la main et la baisa.

Il n’y eut pas d’autres paroles échangées, pas de verbeux serments, aucune de ces formules officielles qui impriment leur marque banale aux plus pures félicités humaines.

Tout de suite, Jean s’éloigna à grands pas, craignant de délirer de bonheur.

Et Huguette s’en retourna ainsi que dans un rêve.

Leurs cœurs étaient fiancés…

✽ ✽

— Huguette, dit Guillaume Maresquel quatre ou cinq jours après son arrivée, pourquoi donc n’ai-je pas encore vu les Petites Bleues ? Je croyais leur habitation proche du château ?

Mlle d’Aureilhan hésita.

Par suite d’une sorte de réserve mentale qu’elle ne définissait pas bien elle-même, elle avait, en effet, différé de présenter son parent à ses jeunes cousines.

Elle savait que le romanesque ne perdait jamais ses droits chez les Petites Bleues, et que, sous l’oppression de la catastrophe récente, les trois orphelines attendaient avec plus de ferveur encore qu’autrefois le libérateur de leur triste sort.

Était-il possible qu’il ne se rencontrât point de par le monde un galant chevalier, un beau jeune homme pourvu de tous les dons qui eût pitié de trois petites créatures ainsi abandonnées ?…

Bien sûr, la Providence ne le permettrait pas.

Un radieux matin, surgirait d’un point quelconque de l’horizon le Prince Charmant qui s’éprendrait de l’une d’elles, l’épouserait et l’emmènerait avec ses sœurs en une résidence mondaine où le mariage des deux autres ne serait plus qu’une question de semaines.

Sans aucun doute Huguette redoutait, confusément que son camarade d’enfance, auréolé du double prestige du Parisien et de l’artiste, n’incarnât aux yeux de ces enfants ignorantes et pétries d’illusions, le personnage de rêve qu’elles espéraient ardemment.

Parce que le statuaire était bien fait, pour tourner la tête aux admiratives Petites Bleues.

Grand, avec cette souplesse robuste qui dit la force, d’allures désinvoltes tempérées de bon goût, il avait en toute sa personne cette précision harmonieuse des mouvements propre à ceux qui se sont consacrés corps et âme à l’étude de la beauté qu’ils s’assimilent inconsciemment, et sa physionomie ouverte dont les traits réguliers respiraient le courage, la franchise, la gaîté, attirait invinciblement la sympathie comme une synthèse des caractères éminents de notre race.

Une longue moustache blonde retombante achevait la ressemblance avec le type primitif, et Huguette n’avait pas tout à fait tort en redoutant les ravages que ferait à son insu, chez les impressionnables Petites Bleues, ce beau et affectueux garçon qui prêtait aux étriquée vêtements modernes sa superbe prestance de guerrier gaulois.

En l’amitié délicate qu’elle ressentait pour ses cousines, Mlle d’Aureilhan ne pouvait guère avouer que c’était la crainte d’infliger une déception nouvelle à ces enfants ayant déjà tant souffert, qui l’incitait à retarder la rencontre avec le sculpteur.

Ce fut donc d’un ton d’embarras très différent de son habituelle spontanéité, qu’elle répondit enfin au jeune homme étonné de son silence.

— Que veux-tu, mon bon Guillaume il faut compter avec les sévères et, après tout, respectables coutumes de la province… Ces fillettes sont seules, en grand deuil…

Guillaume s’apitoya :

— C’est vrai ! Pauvres Petites Bleues, les voilà tout en noir, maintenant !

Huguette secouait la tête :

— Non. Quand on porte une couleur par suite d’un vœu, on ne peut la quitter en aucun cas. Une des plus expresses recommandations que leur mère mourante adressa à mes jeunes cousines, fut précisément de ne pas abandonner la pieuse livrée pour les signes extérieurs du deuil, et de la conserver fidèlement jusqu’au terme fixé pour l’expiration de ce vœu.

— Pauvre mère ! fit Guillaume ému. Et, tu me l’as écrit, si je ne me trompe, ce n’est que par le mariage que les Petites Bleues seront affranchies de ce céleste uniforme ?

— Oui…

Il y eut une pause.

Dans l’esprit des deux amis d’enfance remuaient beaucoup de choses que, probablement, ils ne démêlaient pas très bien.

Au bout d’un instant, Guillaume reprit :

— Sont-elles absolument seules ? Elles ont bien de proches parents qui s’intéressent à elles, un tuteur ?

Huguette haussa les épaules :

— Oh ! un tuteur ! De nom, et encore ! Cette mission incombe à un frère de leur père, négociant de Bordeaux tout à des affaires difficiles, qui ne se soucie pas de s’occuper de ces orphelines pauvres pouvant devenir une charge. En dehors de lui, elles n’ont pas d’autres parents que nous, qui ne sommes que des cousins. Les membres de la famille, que tu connais déjà, ont fait tout ce qui dépendait d’eux pour adoucir à ces enfants les premiers temps d’un deuil cruel, mais tu conçois aisément qu’elles ne sortent guère et ne reçoivent pas d’étrangers…

Guillaume protesta :

Mlles Saint-Brès auraient vraiment tort de me considérer comme un étranger ! s’écria-t-il avec chaleur. Tu m’as tant parlé d’elles et de leur mère, lorsque tu m’écrivis à propos de ce malencontreux tableau ; je me suis tellement passionné pour cette affaire, — qui eût réussi, s’il n’avait fallu que me dépenser sans compter, — et j’ai gardé au cœur un si vif désir d’être agréable ou utile à ces touchantes Petites Bleues, qu’il me semble être pour elles un vieil ami ! Je serais désolé de ne pas les voir pendant mon séjour ici. Promets-moi que tu me mèneras auprès d’elles, Huguette, afin que j’aie le plaisir de les assurer au moins de ma sympathie.

— Soit, accorda Huguette en soupirant.

Elle comprenait qu’elle ne pourrait différer indéfiniment une entrevue qui s’imposait presque, en somme.

Car Guillaume avait raison. Il était tout naturel qu’il allât rendre visite à ces jeunes filles qu’il avait si cordialement obligées, et que, d’ailleurs, il ne manquerait pas de rencontrer un jour ou l’autre au château.

Alors, pourquoi ne pas laisser faire le destin ? Pourquoi chercher à éloigner le statuaire de celles vers qui une mystérieuse attirance paraissait l’appeler ?

Tout de suite, avec sa droiture inflexible, Huguette se dit qu’elle n’avait pas le droit de s’interposer, même avec les meilleures intentions, pas le droit de détourner de ces enfants perdues dans leur solitude morale l’affection qui voulait aller les trouver.

Le sentiment silencieux dont la floraison merveilleuse envahissait maintenant tout son cœur, la rendait indulgente aux tendresses qui s’ignorent et demandent leur voie.

Elle se reprocha d’avoir été trop pessimiste quant aux Petites Bleues.

Il n’est pas permis de préjuger de l’avenir et de mesurer les inspirations de l’âme à l’aune misérable des intérêts humains.

L’avenir ! Qui pouvait savoir s’il ne résidait pas, pour une des filles de la douce morte, dans la protection, la sollicitude virile de Guillaume Maresquel ?…

Ces réflexions rapides firent qu’Huguette sourit presque aussitôt après avoir soupiré, et annonça d’un accent de résolution gaiement fataliste :

— Nous irons chez les Petites Bleues cet après-midi même, mon ami Guillaume !

Huguette ne tarda pas à constater que sa fine intuition ne l’avait pas trompée.

Guillaume montrait un plaisir évident dans la société des Petites Bleues.

L’invraisemblable candeur des trois fillettes le divertissait infiniment et le reposait de la malice avertie des Parisiennes mondaines et « blagueuses ».

Il déclarait volontiers le contraste séduisant, et il était séduit, en effet, plus qu’il ne le savait lui-même…

De leur côté, ces enfants neuves, absolument conquises par l’affection que leur témoignait avec simplicité ce beau garçon au franc visage, ne juraient plus que par leur nouvel ami, et, sans raisonner, voyaient en lui un sauveur.

Cette espérance incertaine parut bientôt prendre corps.

La sympathie du sculpteur se précisait à l’endroit de Romaine.

L’artiste exubérant et rieur s’attardait volontiers aux côtés de cette jolie créature silencieuse dont le sourire était si tendre et les beaux yeux si éloquents.

Et bien qu’elle s’efforçât à une attitude de correction impeccable, la sérieuse Romaine ne parvenait pas à dissimuler la joie intime qui lui causait la préférence du jeune homme.

Pour se convaincre qu’elle n’était pas indifférente à ses soins, il suffisait d’observer la buée rose qui lui montait aux joues dès qu’elle l’apercevait, la palpitation éperdue qui soulevait son corsage quand il avait pour elle un geste plus caressant ou une parole plus douce.

À son insu, elle l’aimait.

Elle l’aimait à mourir de misère si elle le perdait.

Inquiète et charmée à la fois, captivée par la fraîcheur de cette exquise idylle, Huguette, maintenant, se demandait chaque jour comment tout cela finirait ?

Par la force des choses, le dénouement fut proche.

On touchait à la fin des vacances, c’est-à-dire au moment où Guillaume Maresquel devait regagner Paris et reprendre le cours de ses travaux, de son existence laborieuse et précaire d’artiste notoire mais pauvre, asservi à tous les caprices du sort.

Cependant, le mot mélancolique de départ n’avait pas encore été prononcé.

D’un charitable accord tacite, on s’abstenait devant les Petites Bleues de toute allusion à la séparation imminente et inévitable, et elles demeuraient dans leur quiétude, heureuses et touchantes de confiance envers leur grand ami.

Seule, la gaieté de Guillaume, naguère intarissable, subissait par instant une sorte d’éclipse.

De temps à autre, une ombre de tristesse embrumait les claires prunelles du statuaire, un voile de souci s’étendait sur ses traits, et il mordillait fréquemment sa longue moustache d’un air de préoccupation absorbée.

Il ressemblait, songeait Huguette, à quelqu’un qui aurait des idées très difficiles à dire…

Là non plus, elle ne se trompait pas.

Un matin, Guillaume, d’une allure embarrassée et furtive très différente de sa crânerie habituelle, se glissa dans le petit salon particulier de Mlle d’Aureilhan.

Celle-ci achevait son premier déjeûner ; soupçonnant bien que cette visite matinale devait avoir un motif sérieux, elle repoussa vivement l’écuelle d’argent, et, d’un ton de feint enjouement, questionna :

— Qu’est-ce qu’il y a pour ton service, ami Guillaume ?

— Je… je voudrais te parler… répondit le jeune homme d’un organe hésitant.

Huguette ne put s’empêcher de rire :

— Quelle solennité ! Ne peux-tu me parler quand tu le désires ? Eh bien ! va, mon ami, je t’écoute. Mais, en dépit de l’intention annoncée en entrant, Guillaume ne se décidait pas.

Il s’était laissé tomber sur un fauteuil où il s’allongea à demi, en une pose familière de grand corps accablé.

Huguette attendait, le sourire aux lèvres et le cœur étreint d’une appréhension confuse.

N’était-elle pas prête à sonner, l’heure douloureuse, tant redoutée pour les enfants qu’elle aimait ?

Enfin, Guillaume se lança :

— Huguette, questionna-t-il en se redressant un peu, est-il bien exact qu’elles ne possèdent d’autre fortune que leur fâcheux tableau, ces chères Petites Bleues ?…

— Trop exact, malheureusement ! répliqua Huguette d’une voix concentrée.

Le sculpteur retomba au fond de son fauteuil.

Il y eut un silence très lourd.

Puis, Guillaume se souleva de nouveau, d’un mouvement désespéré d’homme qui se noie et se raccroche à toutes les branches :

— Mais voyons, ce n’est pas possible ! Elles ne vivent pas d’air pur et d’eau claire, ces pauvres petites ? Elles ont leur chalet, d’abord, et quelques pièces de terre ensuite. Cela ne représente-t-il pas un domaine qui, bien que peu important, suffit à la subsistance des trois sœurs et assure à chacune, personnellement, une modique dot ?

Huguette eut un geste de tristesse apitoyée :

— Mon pauvre ami, tu t’exprimes en Parisien parfaitement ignorant de ce qu’est l’existence dans nos campagnes perdues. Une famille de trois femmes y peut vivre sans rien dépenser, où à peu près. Mes jeunes cousines ont une basse-cour et un jardin qui fournissent aisément à leur nourriture quotidienne. Si tu y joins la vigne d’où provient le vin qu’elles boivent, et dont elles vendent encore quatre à cinq barriques par an, tu reconnaîtras aussi bien que moi les revenus et les ressources de ce que tu appelles trop pompeusement un domaine. Le chalet, avec les lopins qui l’entourent, vaut à peine dix mille francs, du moins ici. D’ailleurs, ces enfants ne consentiront jamais à se défaire de l’humble toit qu’elles tiennent de leur mère…

Guillaume s’était accoudé contre la table qui supportait le plateau du déjeûner ; le front dans sa main, il réfléchissait profondément.

Au bout d’un instant, il interrogea encore :

— Et elles ne sont pas en état de gagner leur vie ?… Par exemple… Romaine, la seconde… qui paraît fort raisonnable… ne possède-t-elle pas un certain degré d’instruction… un don quelconque, un talent qu’elle pourrait exercer, et qui lui permettrait de subvenir au moins à son entretien si elle épousait un homme également sans fortune ?

Huguette écarta le bras, d’un air de découragement infini :

— Ah ! mon ami, tu touches là à une de ces aberrations, pour nous inconcevables, qui sont un legs du séculaire passé d’obscurantisme et de préjugés ! Dans ce pays-ci, les femmes ne sont pas élevées pour les rudes batailles de l’adversité possible ; vivante antithèse de ses sœurs milliardaires de New-York ou de Chicago, toute jeune fille bien née croirait déchoir en se préparant seulement à envisager l’idée de travail. Par un aveuglement que je ne parviens pas à m’expliquer, ma pauvre tante Saint-Brès qui n’avait pas un centime de dot à donner à ses filles, ne s’est point mise en peine de les pourvoir d’un instrument de labeur, de cette facilité d’une profession qui peut devenir l’affranchissement de la misère…

— Elle ne pensait donc pas à l’avenir ! objecta Guillaume étonné.

— Elle n’y pensait que trop, car elle le voyait exclusivement sous un jour conforme à ses désirs. Semblable en cela à tant d’autres mères obtuses de tendresse, elle ne doutait pas que ses chères Petites Bleues ne fissent d’excellents mariages rien qu’à cause de leur grâce et de leur gentillesse. Aussi se préoccupait-elle de les former à être de bonnes petites ménagères, ce qui est louable, mais insuffisant aujourd’hui, et les fillettes n’ont guère passé plus de deux ou trois ans en pension. Romaine qui, en raison de sa nature sérieuse, est, de beaucoup, la plus instruite des trois sœurs, n’a acquis qu’un savoir rudimentaire, très éloigné du bagage considérable que comporte à présent le moindre diplôme…

— Mais les arts ? insista le sculpteur. Les aptitudes spéciales qui sont accordées à chaque être pour qu’il puisse se tailler sa part dans la vie ?

Huguette eut un haussement d’épaules plus découragé encore :

— N’en parlons pas ! Tu sais mieux que personne, toi qui es un maître dans ton art, combien le don le plus magnifique exige de patience et d’efforts pour arriver à son plein développement. Sans doute, les Petites Bleues « pianotent » et dessinent : ce sont là jeux enfantins de pensionnaires qui n’ont jamais regardé au-delà de leur horizon…

Le visage à demi caché derrière sa main, Guillaume s’enfonçait davantage dans sa méditation douloureuse.

— Tant pis ! murmura-t-il à la fin. Parce que si cette petite Romaine avait pu se suffire d’une façon ou de l’autre, j’aurais été capable de l’épouser… Oui, j’aurais fait cette folie, — je la ferais si j’étais sûr qu’elle apportât seulement cent francs par mois, dans le budget commun… Nous serions un de ces ménages modernes comme j’en connais beaucoup, où l’homme et la femme sont des camarades, des associés pour la bonne et pour la mauvaise fortune et où l’on triomphe souvent, à force de courage et de réconfort mutuel… Dans ces conditions, il n’y faut pas songer… La pesition d’un artiste sans le sou est par trop incertaine… J’aurais beau descendre au métier, dans l’exaspérante attente des commandes, je ruinerais ma carrière et ma pauvre petite compagne ne mangerait pas tous les jours… Allons, c’était un rêve…

Huguette se taisait, péniblement impressionnée.

Ce qu’elle avait prévu se réalisait, et elle s’en voulait à présent, de n’avoir pas su empêcher le joli roman dont la conclusion s’annonçait si cruelle.

Un soupir, rauque comme un sanglot, siffla dans la large poitrine du statutaire.

D’une voix que la douceur cassait, il acheva :

— Alors, vois-tu, Huguette, il vaut mieux que je m’en aille… que je ne la revoie plus… Si… si elle s’étonne… tu lui expliqueras, n’est-ce pas ? Tu… tu lui diras que je regrette tant… que je suis très malheureux !…

Il s’était levé et gagnait la porte, pour qu’Huguette ne s’aperçût pas que des larmes noyaient ses yeux gais.

— Oui, répéta-t-elle machinalement, je lui expliquerai.…

Et elle resta longtemps immobile devant sa table, écrasée par le poids d’une telle mission.

✽ ✽

Le malheur fut qu’Huguette ne put rien expliquer.

Romaine reçut le coup avant que sa cousine eût eu le temps de l’y préparer.

En personne trotte-menu, toujours courant ici et là, Françoise, la dernière des Petites Bleues, était généralement la première à connaître les nouvelles du pays, qu’elle enjolivait au besoin de détails inédits.

L’après-midi de ce jour, elle se trouva donc à propos sur la route pour voir déboucher de l’avenue du château une voiture chargée de bagages qui l’intrigua considérablement.

« Peut-être que l’oncle Hugues part en voyage ? se dit-elle en suivant de l’œil le véhicule qui filait bon train dans la direction de la gare de Nogaro. Mais je l’aurais su ?… »

Elle demeura une minute plantée au bord du fossé, ses fins sourcils froncés de cette question sans réponse.

Fidèle à ses habitudes de gamine fureteuse, elle se demandait si elle ne risquerait pas une petite reconnaissance du côté de l’habitation, lorsqu’elle avisa Casimir, le groom d’Huguette, qui levait les écluses d’un ruisselet dans le pré voisin.

Elle courut à lui, le hélant de loin :

— Hé ! Casimir !

Casimir se retourna et sourit en touchant du doigt le bord de son béret. Quoiqu’il s’efforçât, dans l’exercice de ses fonction, d’incarner le personnage, pour lui supérieur, du domestique bien stylé, c’était à l’ordinaire un brave petit paysan qui n’aimait rien tant que de courir pieds nus, et nourrissait une vénération particulière pour la damizelle Françoise, avec laquelle il avait fraternisé sur les bancs du catéchisme.

La curieuse fillette ne pouvait, par conséquent, mieux tomber pour obtenir de sûrs renseignements.

— Dis donc, Casimir, répéta-t-elle quand elle ne fut plus qu’à quelques pas, qu’est-ce que c’est que ces malles qu’on envoie à la gare ?

— Celles de M. Guillaume, répondit innocemment le petit.

Françoise escaladait un tertre, afin de rejoindre son ancien camarade et de causer plus commodément.

Prête à sauter, elle s’arrêta au sommet, un pied en l’air, muette de saisissement.

Mais elle n’était jamais muette longtemps.

Presque violemment, elle s’écria :

M. Maresquel s’en irait ? Tu as la berlue, Casimir !

L’enfant secoua la tête, ripostant non sans quelque étonnement :

— Je vous assure que je ne me trompe, demoiselle. Pourquoi donc qu’il ne s’en irait pas, M. Guillaume ? C’est un Parisien, il n’est pas de chez nous… Il s’en retourne par le train de cinq heures…

— Aujourd’hui ? clama la Petite Bleue affolée.

— Oui, confirma Casimir. Même que Mlle Huguette veut le conduire en personne et m’a commandé d’atteler Mirliton. Il faut que je me dépêche, je vais être en retard…

Françoise n’écoutait plus.

Elle avait bondi au bas du tertre et prenait sa course vers le chalet, où elle arriva hors d’haleine moins de dix minutes après.

Antoinette et Romaine brodaient paisiblement dans le vestibule, la pièce la plus fraîche de leur petite maison.

Accoutumées aux allures fantaisistes de leur cadette qui avait ouvert la porte d’un coup de poing et s’immobilisait sur le seuil, rouge et essoufflée, elles ne songeaient pas à commenter ces manières insolites.

Leur quiétude ne fut pas de longue durée. Dès qu’elle fut parvenue à respirer, Françoise jeta en une exclamation indignée :

M. Maresquel s’en va !

L’ouvrage glissa des mains soudain tremblantes des aînées.

Et Antoinette s’insurgea, comme toujours, devant la réalité trop rude :

— Sans avoir pris congé de nous ! s’écria-t-elle outrée. Sans même nous avoir prévenues de l’impérieuse nécessité qui l’obligerait à s’éloigner si vite ! Ce n’est pas possible !

— C’est sûr, je te dis ! certifia la petite d’un ton colère. M. Maresquel s’en retourne à Paris ce soir, par le train de tout à l’heure. J’ai vu, de mes yeux vu, ses bagages que l’on portait à la gare il n’y a qu’un instant. Et si nous montons jusqu’au calvaire qui domine la route, nous le verrons s’en aller dans le panier d’Huguette. Elle l’accompagne elle-même au train. Je le tiens de Casimir. Ainsi !…

Cette fois, Antoinette était convaincue. Elle se leva, les prunelles brouillées de larmes :

— Le lâche, comme il nous a bernées ! cria-t-elle avec cette emphase naïvement romantique qui caractérisait ses impressions de la vie.

Romaine n’avait rien dit, mais son pur visage tout à coup rigide et blêmi, semblait être devenue de cire.

Elle ne bougeait pas, ne pleurait pas, fixant sa cadette avec une expression égarée qui faisait mal.

Manifestement, cette chose stupéfiante dépassait sa compréhension.

Elle ne croirait à cet inconcevable départ que lorsqu’elle l’aurait personnellement constaté.

Les jambes raidies, elle quitta son siège d’une démarche pénible.

— Il faut savoir ! prononça-t-elle d’une voix creuse qui sonnait le désarroi de son âme. Allons là-bas.

Et, sans s’inquiéter si ses sœurs la suivaient, elle sortit, se dirigeant automatiquement vers l’endroit où elle pourrait acquérir l’irrémédiable certitude de son malheur.

Quand Guillaume passa, au trot alerte
Et…, murmura Romaine rougissante, tu vas écrire à M. Guillaume ? Tu t’informeras si… s’il pense qu’une longue attente ?… (Chap. vi)
de Mirliton que conduisait Huguette, il ne se douta pas que trois petites silhouettes haletantes le guettaient, dissimulées parmi les verdures autour de la croix de pierre surplombant la route.

Romaine, que ses jambes ne soutenaient plus, avait glissé à genoux sur les marches du calvaire, et de là elle regardait éperdument la voiture qui diminuait dans la distance.

D’abord, ce fut la légère charrette qu’elle connaissait bien et qui s’éloignait, emportant son rêve, sa suprême espérance.

Ensuite, elle ne distingua qu’un point noir dans l’horizon bleu.

Puis, plus rien. L’espace, le vide immense, — comme dans son cœur…

Alors, Romaine se redressa, et de même qu’en venant, sans s’occuper de ses sœurs, elle reprit, droite, le chemin de sa maison.

Au chalet, elle traversa le rez-de-chaussée, de cette démarche inflexible qui la tendait toute contre une effroyable douleur, et, gagnant le premier étage, ne se réfugia point dans sa chambre.


Une force intérieure la poussait vers un asile que sa détresse jugeait plus sacré.

Elle ouvrit une porte que les trois orphelines ne franchissaient jamais sans un frémissement, et, à bout de forces, presque de vie, s’abîma devant le lit où Emmeline Saint-Brès avait rendu le dernier soupir, dans la notion d’exhaler ainsi plus près de la chère âme envolée un peu de l’infini de son désespoir avec un cri, un râle qui lui déchirait la gorge :

— Maman ! maman !…

Antoinette et Françoise étaient restées assises au pied du calvaire.

Elles devisaient de la perfidie des hommes et de l’inconstance du sort, autant par besoin d’épancher leur indignation candide qu’en l’instinct pitoyable de laisser à leur sœur la liberté de dérober son chagrin.

Elles durent pourtant se décider à rentrer. Comme elle revenait de la gare, Huguette les aperçut qui descendaient languissamment le talus bordant la route.

Elle les rejoignit et arrêta Mirliton.

— Vous étiez là-haut ? interrogea-t-elle, inquiète, montrant du fouet la croix qui ouvrait ses bras de pierre dans le ciel transparent.

Les deux sœurs firent oui de la tête.

Elles se drapaient dans leur fierté, les Petites Bleues, et attendaient des explications d’un air digne.

Huguette ne songeait guère à leur en donner.

— Et Romaine ? s’informa-t-elle précipitamment. Elle était avec vous ?

Antoinette et Françoise se consultèrent du regard sur l’opportunité de la réponse.

Et, d’un accent chargé de reproches, l’aînée répliqua :

— Oui, Romane a vu comme nous… Elle a pris les devants… Probablement. elle désire être seule… Cela se comprend !

Huguette ne s’attarda point à consoler l’amertume que distillaient ces phrases brèves, sous lesquelles sa pitié tendre sentait cependant vibrer une grosse peine.

Elle caressa de la mèche les oreilles de Mirliton qui repartit au grand trot, tandis que du siège d’arrière Casimir adressait à son ancienne compagne de catéchisme une grimace expressive qui signifiait : « Je vous l’avais bien dit ! »

Cinq minutes plus tard, Mlle d’Aureilhan jetait les rênes à son petit domestique et sautait prestement à terre devant le chalet.

Un coup d’œil lui ayant appris que les pièces du rez-de-chaussée étaient désertes, elle monta et se dirigea vers la chambre de Romaine.

Elle frappa doucement à la porte.

Aucune réponse ne vint.

Elle frappa une seconde fois sans plus de succès, et, effrayée, ouvrit, fouillant anxieusement l’intérieur du regard.

Personne.

Elle respira, et ses paupières se mouillèrent.

Elle avait eu peur de voir là sa cousine évanouie.

Maintenant, une secrète émotion lui apprenait où elle trouverait Romaine.

Sur la pointe du pied, elle traversa le palier et pénétra sans avertissement préalable dans la pièce qui gardait pour la dévotion de l’enfant comme un reflet de la chère présence auprès de laquelle, naguère, elle se fût réfugiée.

Prostrée contre le lit, la tête enfouie dans les couvertures, la douce abandonnée pleurait à présent de ces larmes intarissables qui disent la désolation sans fin.

Profondément remuée, Huguette la prit dans ses bras :

— Ma chérie ! ma petite Romaine !

La jeune fille eut un mouvement pour se dégager. Puis, de reconnaître sa cousine, détermina en elle un nouveau remous de chagrin.

Un retour de sanglots la secoua toute, et, inclinant sur l’épaule d’Huguette son front brûlant de fièvre, elle s’écria d’une voix désespérée :

— Comment a-t-il pu ?… Comment : a-t-il pu !…

— Hélas ! ma pauvre mignonne, repartit Huguette avec une compassion infinie, il le fallait !… Guillaume n’a pas eu le courage de te revoir…

Échappant à l’affectueuse étreinte de Mlle d’Aureilhan, Romaine s’abattit dans un fauteuil.

— Mais alors, interrompit-elle d’une inexprimable intonation navrée, pourquoi m’a-t-il laissé croire ?… Oh ! c’est mal ! c’est mal !…

Bouleversée, Huguette s’agenouilla devant la tendre petite créature que cette tourmente intime brisait.

— Écoute-moi, ma chérie ! supplia-t-elle avec une persuasive douceur. Guillaume n’est pas coupable envers toi… Il m’a chargée de t’expliquer cette situation douloureuse… Il est trop pauvre, vois-tu, vous êtes trop pauvres tous les deux…

— Qu’est-ce que cela fait quand on s’aime ! fit Romaine farouche.

— Et qu’on peut lutter ensemble, n’est-ce pas ! acheva Huguette d’un ton d’involontaire sévérité.

La Petite Bleue tressaillit et la regarda.

— Qu’entends-tu par là ?

— Simplement la triste, l’inexorable réalité : un artiste dénué de fortune ne peut et ne doit choisir qu’une compagne capable de le seconder. Une femme intelligente et dévouée, en état de se suffire et au besoin d’apporter du pain dans le ménage, devient le plus précieux des collaborateurs. Toi, ma pauvre petite, tu aurais été une charge, le boulet qui entrave à jamais une carrière…

Les pleurs jaillirent à flots des yeux de Romaine.

— Si j’avais été riche ! murmura-t-elle d’un organe tremblant de rancune.

— Pas n’est besoin d’être riche, répliqua Huguette avec un soupçon d’impatience. Comprends-le donc : ce n’est pas une dot que Guillaume regrette surtout. Votre mariage eût été encore possible en travaillant côte à côte. Ah ! quel malheur, conclut-elle, entraînée par son sujet favori, qu’une profession, même manuelle, ne te permette pas de gagner ta vie ! Si tu avais été sûre d’obtenir par ton labeur seulement cent francs par mois, Guillaume t’aurait épousée malgré tout. Son attachement est assez sérieux, assez profond, pour lui faire braver la médiocrité…

Romaine releva sa tête accablée :

— Il te l’a dit ?

— Il me l’a dit ! précisa Huguette gravement.

Sa cousine lui saisit la main.

— Oh ! je t’en prie, raconte-moi ! implora-t-elle, les yeux brillants et les larmes soudain taries.

Huguette ne demandait pas mieux. Minutieusement, elle résuma son entretien du matin avec le sculpteur.

Tandis qu’elle parlait, une indéfinissable sérénité renaissait au visage marbré de Romaine.

Quand Mlle d’Aureilhan se tut, elle continua de rester immobile, le regard lointain, absorbée dans une impénétrable méditation.

— Laissez-moi y réfléchir, Huguette, articula-t-elle ensuite d’un ton posé. J’irai te voir demain, si tu le permets.

Huguette savait combien on aspire au recueillement après de pareilles crises morales.

Elle assura donc qu’elle serait heureuse de recevoir la visite de sa chère petite cousine, lorsque celle-ci se sentirait plus résignée et calme.

Et, ayant longuement embrassé l’énigmatique Petite Bleue, elle se retira, attendant le lendemain non sans curiosité.

Comme la veille, au moment de la venue de Guillaume, elle terminait à peine son premier déjeuner que Romaine parut.

Selon sa bienfaisante prérogative, la nuit avait sans doute porté conseil à la jeune fille, car Huguette s’aperçut tout de suite avec une certaine surprise qu’elle était toute rose et que son charmant visage resplendissait d’une sorte de résolution crâne, de jolie vaillance qui lui prêtait une séduction nouvelle.

D’ailleurs, Romaine ne lui laissa pas le temps de se livrer aux conjectures.

— Huguette, fit-elle, aussitôt les ordinaires baisers échangés, tu vas peut-être me trouver bien hardie… J’ose te demander si tu aurais la bonté, toi qui es savante, de me donner des leçons ?…

— Des leçons ? répéta Huguette ravie et craignant d’avoir mal entendu. Des leçons de quoi, ma chérie ?

— De tout ! répondit Romaine avec une modestie délicieuse… Parce que j’espère, en travaillant beaucoup, pouvoir subir l’année prochaine l’examen du brevet élémentaire… Alors, à ta recommandation, ton amie, Mme Charlotte Fresnault, consentira probablement à m’admettre dans son école comme institutrice pour les petites ou, au besoin, comme surveillante, et je serai bien placée là pour continuer mes études, voir… préparer l’avenir…

Huguette avait compris ; une joie tumultueuse et douce l’inondait.

— Viens m’embrasser, ma Romaine, dit-elle lui tendant les bras. Tu seras une vraie femme !

Elles s’étreignirent, dans une communion indicible, vraiment sœurs d’idéal pour la première fois.

— Et, murmura ensuite Romaine rougissante, tu… tu vas écrire à M. Guillaume !… Tu t’informeras si… s’il pense que… si une longue attente ?…

Elle balbutiait, adorablement confuse, ne trouvant pas ses mots.

— Je vais lui écrire sans perdre une minute, ma mignonne ! certifia Huguette attendrie.

Suivant cette promesse, une volumineuse lettre partit le jour même à l’adresse du sculpteur.

La réponse arriva quarante-huit heures plus tard. Ce ne fut pas Huguette qui la reçut.

Elle parvint sous la forme d’une boîte minuscule qu’un grand bijoutier de Paris expédiait à Mlle Romaine Saint-Brès.

Troublée divinement, la Petite Bleue défit l’enveloppe préservatrice et pensa défaillir d’elle ne savait quelle ivresse suave en apercevant un étroit écrin de satin blanc.

Elle l’ouvrit d’une main tremblante : il contenait une petite bague bien modeste, un mince cercle d’or dont le chaton était formé d’une simple turquoise, — la pierre porte-bonheur.

Avant de passer la petite bague à son doigt, Romaine la tint longtemps sur ses lèvres frémissantes…