La Revue populaire (p. 83-93).

V


Le temps passait.

M. d’Aureilhan enchanté remarquait dans les rapports de sa femme et de sa fille une bonne grâce, une sorte de souplesse qui parachevait leurs correctes relations d’avant.

Huguette, en effet, était trop foncièrement bonne et délicate pour persister vis-à-vis de sa belle-mère dans le rôle odieux de créancière, pour lui faire sentir de nouveau la pression matérielle qu’elle n’avait exercée que contre son gré, en un de ces moments où les formes acquises s’abolissent devant l’obligation de sauvegarder notre individualité.

Pour Mme d’Aureilhan il s’agissait de ne pas heurter Huguette, de se garder avec soin de tout froissement, afin que la jeune fille s’adaptât à son nouveau milieu de façon si parfaite que même la possibilité d’une décision radicale n’effleurât plus sa pensée.

Stylé sévèrement en ce sens par sa tante, René de Lavardens se résignait sans bien comprendre, et malgré la secrète impatience qui le rongeait, il avait su donner à sa cour persévérante une forme réservée et soumise point dénuée d’un certain attrait.

On le voyait moins souvent au château d’Aureilhan, et lorsqu’il y paraissait, la correction de son maintien, ses allures plutôt timides, la douceur triste de ses grands yeux de velours noir, tout en lui appelait l’indulgence et la sympathie pour le sentiment qu’il ne parvenait pas à faire partager.

Aussi, telle était inconsciemment la disposition présente d’Huguette.

Délivrée de la constante présence qui lui pesait naguère, il lui semblait respirer plus librement. Et comme pas une femme ne se fâche d’être aimée, — pourvu que l’amour qu’elle inspire se manifeste discrètement, — comme, après tout. Mlle d’Aureilhan n’était qu’une jeune fille, très clairvoyante à la vérité, mais ignorante des complexités et des détours du cœur humain, elle se défiait moins, et, touchée à son insu de l’attitude nouvelle de René, elle accueillait ce dernier d’une manière relativement cordiale.

Encouragé, persuadé du succès de sa tactique, il continuait de se soumettre en apparence, tandis que Stéphanie se frottait les mains et redoublait d’amabilité envers sa belle-fille.

Tout semblait donc pour le mieux dans la famille la plus unie.

Cependant, cette sérénité était factice et précaire.

Un matin, on vint chercher Huguette en toute hâte de la part de Mme Saint-Brès, qui avait une communication urgente à lui adresser.

Surprise, la jeune fille donna l’ordre à Casimir, son petit domestique, d’atteler le poney Mirliton, et se rendit aussitôt à l’appel de cette parente pour laquelle elle ressentait une étrange affection apitoyée.

Dès la grille basse du cottage, elle aperçut les frais minois des Petites Bleues derrière les carreaux givrés du rez-de-chaussée, et Françoise, la plus jeune, déserta immédiatement ce poste d’observation pour accourir au-devant d’elle.

— Ma chère, une demande en mariage ! annonça de loin la fillette en dansant.

— Pour toi ? fit Huguette souriante.

— « Pour nous ! » faillit répondre la petite, tant la perspective entrevue incarnait l’avenir de la tendre nichée, de cette mère et de ses trois enfants qui se serraient les unes contre les autres, peureuses en face de l’existence inconnue.

Françoise se reprit, et très grave, un peu froissée :

— On pourrait me demander aussi… Il y a bien des jeunes filles qui marient à seize ans et je les aurai bientôt… Mais enfin, c’est pour Antoinette.

Celle-ci arrivait, à son tour.

Avec une effusion éloquente, elle embrassa Huguette qui descendait de voiture, puis répéta d’un air d’extase :

— Oui, ma chère, un mariage pour moi ! Avec un officier !…

Traversée d’une anxiété soudaine, Huguette la regarda :

— Un officier ?

— Oui ! un capitaine qui est en garnison à Tarbes… Viens, nous allons te raconter cela.

Mlle d’Aureilhan retint les paroles qui lui montaient aux lèvres et se laissa entraîner.

Au seuil de la maison, Huguette trouva Romaine, la seconde des Petites Bleues qui, moins exubérante que ses sœurs, se borna à sourire, d’un doux sourire attendrissant d’espérance.

Puis elle dit, de sa voix contenue :

— Maman va te recevoir dans sa chambre. Elle n’est pas descendue aujourd’hui.

— Est-ce que ma tante est malade ? s’enquit Huguette vivement.

— Oh ! fatiguée seulement, répliqua Antoinette, tout à la griserie de son prochain mariage.

Romaine expliqua avec un soupir :

— Tu sais que cette mère chérie n’est pas forte. Elle a eu froid, hier, durant notre voyage à Tarbes ; en outre, l’émotion, le plaisir de ce parti qui s’offre…

Elles avaient atteint le premier étage, que Françoise gravissait maintenant par bonds de cabri.

L’aînée ouvrit une porte.

— Voici Huguette, maman ! commença-t-elle d’un clair organe, vibrant de son triomphe intime…

Mme Saint-Brès se souleva dans le fauteuil où, sous un amoncellement de châles et de couvertures, elle attendait près du feu la venue de sa nièce à la mode de Bretagne.

— Que tu es bonne, Huguette de t’être dérangée tout de suite ! prononça-t-elle avec une reconnaissance sincère.

Le cœur serré, Huguette considérait la figure meurtrie qu’auréolait un espoir aussi naïf et jeune que celui dont resplendissaient les Petites Bleues.

— Vous savez bien que je suis tout à vos ordres, repartit-elle d’un ton de déférence tendre, et que je serais heureuse qu’une circonstance quelconque me permît de vous être agréable.

Mme Saint-Brès ferma à demi les yeux pour mieux se recueillir.

— Merci, mon Huguette. Oui, je savais pouvoir compter sur toi, et c’est pourquoi, me trouvant, comme tu vois, dans l’impossibilité de te rendre visite, je t’ai priée de venir pour te demander un service. Les petites t’ont dit, n’est-ce pas, le bonheur qui nous arrive ?

Huguette fît de la tête un signe affirmatif.

Mme Saint-Brès poursuivit avec le même sourire ineffable :

— Nous étions hier au « grand marché » de Tarbes. Nos affaires finies, nous avons été voir une ancienne amie à moi, qui nous a entretenues d’un jeune capitaine de ses relations, officier d’avenir, lequel désire se marier le plutôt possible. Elle avait pensé pour lui à Antoinette qui, interrogée, a déclaré qu’elle serait ravie d’épouser un militaire. Le capitaine se tenait prêt à répondre à un appel ; mon amie l’a alors fait prévenir et nous l’a présenté. Antoinette lui a beaucoup plu, a-t-il confié à notre obligeante hôtesse et je crois qu’il ne déplaît pas non plus à cette enfant…

— Certes, maman ! affirma l’aînée des Petites Bleues toute rose.

— En tout cas, continua la mère, je ne rencontrerai jamais pour aucune de mes filles, de meilleur parti.

— Pense donc ! opina Françoise. C’est notre établissement assuré ! Nous n’aurons qu’à choisir Romaine et moi parmi les camarades de notre beau-frère.

Huguette se taisait, en une stupeur attristée.

À ce moment, il était impossible de même prévoir la décision ministérielle qui devait, deux ou trois ans plus tard, libérer les mariages militaires de l’obligation de la dot réglementaire, et Mlle d’Aureilhan craignait de deviner à quelle combinaison redoutable d’incertitude l’esprit chimérique de ses parentes comptait demander celle-ci.

Cette crainte obscure se réalisa aussitôt.

Mme Saint-Brès achevait :

— Puisque ces jeunes gens se conviennent, il n’y a qu’à les fiancer. Pour cela il faut se hâter de régler la question pécuniaire. Avant d’adresser une demande d’autorisation à ses supérieurs, le capitaine a besoin de savoir ce que je puis donner à Antoinette, et il importe qu’afin de le fixer, je sois moi-même exactement renseignée sur la valeur de mon Rubens… Tu ne l’ignores pas, ce tableau constitue toute notre fortune. J’avais toujours différé de le faire estimer, par répugnance à le placer entre des mains étrangères, mais tu conçois que je ne doive pas attendre davantage.

Et c’est ici, ma chère Huguette, que tu vas m’être serviable. J’ai pensé qu’en raison des relations que tu as conservées à Paris dans le monde de la peinture, tu peux mieux que personne me faciliter une expertise sérieuse et, par suite, la vente de cette toile de maître… Ah ! ma petite Huguette ajouta-t-elle naïvement, quel beau cadeau je te ferai après la réussite ! Car nous ne saurons jamais assez te remercier d’un tel concours !

Mlle d’Aureilhan eut un pâle sourire. Intérieurement, elle se sentait toute contractée de doute et d’angoisse.

Mais le courage lui manquait pour jeter la douche froide de ce doute et de cette angoisse sur tant d’espérances ailées. Il serait toujours temps d’articuler les mots lamentables dont se ruinerait ce bonheur.

Et, après tout, peut-être le tableau était-il bien un Rubens, ou une autre œuvre précieuse.

— Je suis à votre disposition, ma tante, répondit-elle. Je vais écrire à mon camarade d’enfance, Guillaume Maresquel un sculpteur très répandu dans les milieux d’art. Il se chargera volontiers de faire estimer la toile. Et surtout ne me parlez pas de reconnaissance. Vous ne serez ni les unes ni les autres plus enchantées que moi si le résultat de l’expertise est conforme à vos désirs.

On l’embrassa on l’accabla de protestations affectueuses.

Pourtant, l’entrevue ne se prolongea guère. Il tardait à Mme Saint-Brès et à ses filles que Mlle d’Aureilhan allât s’acquitter de sa mission.

Cette dernière se retira donc sans tarder, incertaine comme elle ne l’avait été de sa vie, et mal à l’aise moralement, oppressée d’un mystérieux fardeau.

✽ ✽

Les jours qui suivirent s’écoulèrent dans une attente indicible.

Fidèle à sa promesse, Huguette avait tout de suite écrit à Guillaume Maresquel, et pour mieux intéresser son parent à la cause qu’elle lui confiait, elle fit des Petites Bleues et de leur mère une description touchante.

Le jeune homme répondit par le retour du courrier. Entre les lignes de sa lettre, simple et bonne enfant comme toujours, Huguette lut une émotion réelle et un profond désir de dévouement.

« Tes Petites Bleues m’intéressent plus que je ne peux le dire, certifiait-il en terminant. Qu’elles m’expédient leur tableau ; j’en ai déjà parlé à Carlsheim, le célèbre expert, et si cette toile est de Rubens, foi de Guillaume Maresquel, elle sera payée son prix, afin que ces trois jeunes personnes aient chacune leur capitaine, puisqu’elles nourrissent une prédilection pour l’uniforme ! »

La lecture de cette cordiale épître détermina chez les Petites Bleues une explosion de joie folle.

Antoinette s’enfonça un peu plus dans son rêve. La petite Françoise se voyait la femme d’un général. Quant à Romaine, elle ne disait rien, selon sa coutume mais elle pensait qu’un artiste notoire ferait aussi très bien son affaire…

Le précieux tableau, emballé avec des soins inimaginables, une fois parti pour Paris, ce fut l’expectative suspendue, haletante, où tous les nerfs bandés vibrent à se briser, la curiosité frénétique, exaspérée, du destin enfermé dans les jours proches, de la solution inconnue dont dépend toute la vie.

Et ici, de cette chose redoutable et aléatoire : l’appréciation d’un expert, dépendaient quatre vies, — une pauvre existence maternelle et trois bonheurs de jeunes filles.

Laconique, le bref accusé de réception qu’envoya Guillaume Maresquel, ne trahit point sa pensée au sujet de l’œuvre qui lui était confiée.

Désappointées d’abord, les Petites Bleues se reprirent bientôt à leur confiance robuste.

M. Maresquel était prudent ; on ne pouvait trop l’en louer, il ne s’agissait plus que d’attendre patiemment l’issue définitive de cette grave partie.

Malgré la sérénité qu’elles s’efforçaient de montrer, les heures pesaient lourdement à la mère et aux enfants.

Celle-ci, surtout, ne tenaient pas en place.

Chaque après-midi, Huguette les voyait arriver, un peu pâles dans leurs éternelles robes bleues, et s’informant d’un air qu’elles voulaient rendre dégagé si le facteur n’avait rien apporté.

Sur la réponse négative de leur cousine elles ajoutaient, avec la même désinvolture héroïque :

— Bah ! ce sera pour demain !

Et elles restaient là, babillant éperdument, sans doute pour s’étourdir, formant des rêves à l’infini.

Au début, Huguette s’effrayait de l’épaisse couche d’illusion qui enveloppait ces âmes ingénues et les faisait si étrangères, si profondément inaccessibles aux difficultés, aux réalités de la vie.

Puis, telle est la puissance communicative de ces convictions ardentes, elle finissait, elle aussi, par gagner un soupçon de cette foi ; elle s’obligeait à croire que les imperfections du tableau étaient imputables à la première manière du maître, de même que le monogramme ignoré signant la toile, et elle n’eût été qu’à demi surprise d’un résultat éblouissant.

Mais c’était lorsqu’elle allait voir Mme Saint-Brès qu’elle souhaitait, d’un inexprimable élan, que cette délicate affaire se terminât de la sorte.

La mère des Petites Bleues continuait d’être souffrante ; très affaiblie par les émotions muettes qu’elle endurait, elle ne quittait guère son fauteuil.

À mesure que se rapprochait le moment probable où l’on connaîtrait enfin la solution désirée et redoutée, ses ambitions diminuaient, devenaient humbles et tremblantes.

Ce n’était plus trois cent mille francs qu’elle exigeait, la moitié lui suffirait amplement.

— Que j’obtienne cent cinquante mille francs, vois-tu, mon Huguette, disait-elle à la jeune fille, et je me déclarerai contente. Parce qu’avec cette somme, je pourrais donner cinquante mille francs de dot à chacune de mes petites, et, dans ce pays-ci, c’est de quoi les établir fort convenablement.

Huguette approuvait, remuée par l’angoisse frissonnante qu’elle sentait sous ce renoncement, sous l’obstiné sourire d’espoir qui transfigurait ce brun visage amaigri.

Au fond, le silence de Guillaume commençait à lui inspirer de sérieuses inquiétudes.

Pour la première fois peut-être depuis son retour, elle n’avait pas reçu la fidèle missive hebdomadaire du jeune homme, et elle connaissait trop son caractère rigoureux, en dépit d’une apparente fantaisie, pour ne pas se dire que, s’il n’écrivait pas, c’était faute de nouvelles satisfaisantes.

Elle se gardait bien de faire, part de cette impression aux Petites Bleues, mais leur gaîté confiante lui faisait mal.

Pour ne plus entendre leurs projets et leurs rêves, elle les pria, avec mille circonlocutions tendres, de ne pas se fatiguer ainsi à venir tous les jours au château. Elles pouvaient être sûres, les chères petites cousines, qu’aussitôt qu’Huguette aurait une nouvelle, elle accourrait la leur porter.

Elle arriva, cette lettre, hantise des jours et des nuits, vers la fin de la seconde semaine.

À l’épaisseur de l’enveloppe, Mlle d’Aureilhan frémit.

« Si Guillaume avait eu un heureux résultat à m’apprendre, il aurait télégraphié, pensa-t-elle. Au contraire, il écrit longuement pour expliquer… »

Puis, elle haussa les épaules :

« Allons donc ! Que vais-je imaginer ? Ce sont là de vraies terreurs maladives. Ayons le courage de voir tout de suite. D’autant que je me trompe, évidemment… Les choses ne sont jamais ce qu’on croit…

Tandis que ces idées se succédaient rapidement dans son cerveau, elle brisait le cachet d’un geste fébrile.

Ses regards coururent avidement aux premières lignes.

Et aussitôt, une pâleur s’étendit sur son pur visage au teint transparent.

« Ma chère Huguette, écrivait Guillaume, je suis navré de la réponse que j’ai à te donner. Bien que l’expertise de Carlsheim ait été concluante, et quoiqu’une appréciation de lui fasse autorité, tu le sais, j’ai voulu soumettre le tableau qui représente la fortune de tes pauvres Petites Bleues à d’autres estimations sans réplique. Une sorte de jury d’art s’est obligeamment réuni dans mon atelier : son arrêt n’a fait que confirmer celui de Carlsheim et tout le monde s’est trouvé d’accord : la toile en question n’est pas de Rubens ni d’aucun maître petit ou grand, et il serait parfaitement impossible de découvrir et de reconstituer ses titres, car elle n’en a pas.

« Ce qui est non moins certain, c’est que cette peinture est réellement ancienne, bien que signée d’un artiste resté inconnu. Cette authenticité constitue son seul mérite, que Carlsheim estime à deux cents francs. Par contre, il offre le double de la bordure, qui est également ancienne et assez bizarrement fouillée.

« Voilà, ma chère Huguette, le résultat de l’examen consenti par tous ceux dont l’opinion fait loi en pareille matière. C’est donc à cette médiocre, cette ridicule somme de six cents francs que doivent se borner les espérances de tes pauvres Petites Bleues !

« Je les plains de tout mon cœur !

« Mais me pardonneras-tu, et me pardonneront-elles, si j’avoue que, ce lamentable résultat, je l’avais prévu ? que, dès la réception de ce tableau j’y avais constaté des défauts ne pouvant provenir que d’un barbouilleur sans talent ?…

Le sculpteur continuait sur ce ton durant huit pages.

Huguette demeura consternée, plus malheureuse que si ce grand désenchantement l’eût accablée, elle qui, du moins était de force à le supporter.

Elle défaillait, elle était malade de chagrin et de tristesse devant cette obligation odieuse qui lui incombait maintenant d’aller briser, tuer à jamais l’humble joie qui palpitait là-bas, dans le chalet perché au flanc du coteau.

Quels mots choisir, qui ne fussent pas trop meurtriers ?… Quelles phrases trier, dans l’impressionnant arsenal des formules, qui ne fissent pas de blessures trop cruelles, de ces blessures qui saignent longtemps en dedans ?…

Ce fut l’âme dévasté par une appréhension mortelle qu’Huguette se rendit chez les Petites Bleues.

Elle s’était efforcée de se composer un maintien impénétrable, afin de préparer par degrés la mère et les trois sœurs au coup qui allait les frapper, mais l’altération de son expressive physionomie la trahit.

— Huguette ! fit seulement Mme Saint-Brès, se dressant dans son fauteuil toute tendue d’angoisse, dès que la jeune fille parut.

Mlle d’Aureilhan comprit que les précautions oratoires resteraient superflues autant que pénibles.

Déjà, les Petites Bleues l’entouraient avec des regards suppliants.

Sans trouver la force d’une parole, elle sortit de sa poche la lettre de Guillaume et la tendit à la pauvre mère, qui le prit d’une main tremblante.

Lentement, mal obéie par ses doigts frémissants, Emmeline Saint-Brès déplia la feuille et y jeta les yeux.

Mais son trouble était tel qu’elle ne distingua que du noir sur du blanc.

Elle rendit le papier à Huguette,

— Lis, toi, murmura-t-elle d’une voix cassée.

Mlle d’Aureilhan se résigna.

Grâce à une inimaginable tension de volonté, elle put lire jusqu’au bout sans que son organe se brisât, les lignes fatales qui détruisaient l’espérance rayonnante dont cette mère et ces enfants vivaient depuis des années.

Quand elle se tut, un silence tragique plana. Mme Saint-Brès s’était renversée dans son fauteuil, et un abandon de vaincue, les traits ravagés, subitement meurtrie à faire pitié.

Les Petites Bleues demeuraient immobiles, les mains inertes au fond des poches de leur mignon tablier, les yeux fixes dans une stupeur de catastrophe.

Huguette se sentit prête à pleurer devant tout ce bonheur anéanti.

— Ma tante…, commença-t-elle, sans trop savoir ce qu’elle allait dire pour tenter de consoler ces femmes éplorées.

Une exclamation de la mère l’interrompit.

Mme Saint-Brès se redressait ; une irrépressible colère galvanisait cette créature si douce.

— Ah ! bien, par exemple ! s’écriait-elle. Si je m’attendais à une chose pareille ! Ce sont des imbéciles, tes experts, ma pauvre Huguette, ou pis encore, des voleurs, oui, des voleurs !… Ils veulent s’approprier mon tableau pour rien, voilà tout ! On leur en donnera, des Rubens pour six cents francs ! Je ne suis pas assez sotte pour m’y laisser prendre. Ils ont cru qu’ils « rouleraient » aisément une pauvre provinciale comme moi. Dis-leur de ma part qu’ils se sont trompés ; je connais la valeur du trésor que je possède et je mourrais de misère à côté plutôt que de le céder à des conditions aussi honteuses. Sois assez bonne pour remercier M. Maresquel en notre nom, et prie-le de nous renvoyer notre tableau le plutôt possible… Pourvu qu’on ne l’ait pas copié, seulement…

Une seconde stupéfaite, Huguette se remettait. Elle aimait mieux cette explosion indignée que l’écrasement de douleur qu’elle avait redouté pour la constitution fragile de Mme Saint-Brès.

Évitant, en une générosité délicate, de faire remarquer à sa parente qu’elle oubliait totalement les frais assez considérables de la double expertise, Mlle d’Aureilhan, — qui comptait prendre ces frais à sa charge, et concevait au surplus quelle devait être la surprise exaspérée de cette femme ignorante des rites de l’art comme des lois inflexibles de la vie, — répondit pourtant avec une nuance de froideur :

— Rassurez-vous, ma tante ; personne ne peut avoir intérêt à copier une œuvre inconnue des catalogues et des musées… Au reste, il va être être fait selon vos désirs ; soyez persuadée que Guillaume vous retournera votre toile sans aucun retard.

— C’est cela ! dit Mme Saint-Brès soulagée. Je serai plus tranquille quand je le reverrai ici, à sa place qu’il n’aurait jamais dû quitter. Et nous le vendrons bien un jour, notre tableau ; il y a encore des connaisseurs de par le monde… Mais nous ne nous dessaisirons qu’à bon escient, n’est-ce pas, mes filles ?

Les Petites Bleues approuvèrent en chœur.

Leur foi renaissait, triomphante, pas même ébranlée par la rude secousse de tout à l’heure.

Ce n’était là qu’une de ces traverses qu’il faut subir sans tenter de les comprendre. Sûrement, tout s’arrangerait plus tard.

Elles se reprirent à causer et à rire.

Elles étaient contentes de rentrer en possession de leur tableau. Il leur manquait, d’une indéfinissable nostalgie, et le large rectangle plus clair que sa place vide dessinait là, sur le mur, leur faisait mal à regarder.

Ce fut la petite Françoise qui émit cette proposition naïve, qu’Antoinette accueillit de son air de rêve. Elle pensait… Évidemment, quelque intervention providentielle permettrait quand même son mariage avec le capitaine…

Romaine songeait aussi. Mais elle ne savait trop à quoi. Elle flottait en des incertitudes…

Huguette sourit à ces âmes puériles.

Elle se leva et prit congé, chaudement remerciée par Mme Saint-Brès, qui redevenait elle-même, une fois cette excitation passagère tombée.

Comme elle refermait la porte de la chambre en se retirant, Mlle d’Aureilhan aperçut la pauvre femme qui s’affaissait dans son fauteuil, de nouveau brisée, en sa pose accablée de vaincue.

Par discrétion, elle ne voulut pas revenir sur ses pas.

Une fine intuition de cœur lui faisait deviner le besoin qu’avait cette mère si cruellement déçue de pleurer des larmes solitaires.

L’imperceptible froissement d’une minute évaporé, elle s’en alla plus triste, plus oppressée qu’elle ne l’était en venant.

Tout le reste du jour, le mystérieux fardeau pesa sur sa poitrine.

Et une vision la poursuivit dans son sommeil agité, s’imposa, lancinante, intolérable, lui montrant sans relâche la mère terrassée, comme blessée à mort, au milieu des fillettes souriantes, assurées en leur indestructible illusion…

✽ ✽

Cet obscur pressentiment ne devait que trop se réaliser.

Le coup avait été terrassant pour la constitution chancelante de Mme Saint-Brès.

À dater de ce moment, elle s’affaiblit de jour en jour.

Ce n’était pas de son entourage que pouvait lui venir le réconfort dont elle aurait eu un infini besoin.

Les Petites Bleues ne riaient plus ; on n’entendait plus, même avant de les voir, leur gazouillement ininterrompu d’oisillons insouciants : le silence s’était fait dans la volière.

Car les gentilles créatures avaient touché le fond de la déception.

Bien entendu, le capitaine s’était retiré, masquant sa défection sous les formules d’usage, et Antoinette, tombée du haut de son rêve, stupéfiée que le miracle qu’elle attendait ne se fût pas produit, restait, immobile dans son ressaisissement intime, un peu comme une personne mal réveillée d’un sommeil magnétique qui promène sur les gens et les choses des regards encore vides de pensée.

Quant à ses sœurs, elles étaient tristes, chacune suivant son caractère.

Les incertitudes de la sérieuse Romaine se changeaient en confuse angoisse.

Elle avait peur ; elle ne voyait pas de chemin ouvert devant elle ; les ténèbres intellectuelles qui l’enveloppaient lui semblaient plus compactes, et elle appelait de toute son âme l’éclair libérateur qui lui montrerait une voie…

Et la petite Françoise ne savait pas, ne comprenait pas bien ce qui se passait. Elle sentait seulement que tout le bonheur convoité avait fui, et elle en frémissait d’indignation et de révolte, — fillette candide qui, comme tant d’autres, se croyait lésée dans son droit absolu à un heureux destin.

Ce fut la plus morne des demeures, ce chalet coquet abritant une mère languissante, des enfants meurtries pour longtemps de leur premier et rude contact avec l’inexorable réalité.

Aucun espoir à l’horizon. Aucune silhouette de Prince Charmant s’apprêtant à rompre le maléfice dont les trois gracieuses sœurs étaient bien près de se croire ensorcelées.

Même, elles ne comptaient plus sur René de Lavardens. Si elles s’étaient tant réjouies du mariage imprévu qui s’offrait, c’est que leur espérance au sujet du beau cousin était à peu près ruinée.

Malgré leur naïveté, en effet, elles n’avaient pas été sans remarquer la stratégie galante du jeune homme autour d’’Huguette, et quoiqu’elles fussent sans envie, trouvant tout naturel qu’il préférât adresser sa cour à cette Parisienne brillante, comme elles disaient, elles souffraient inconsciemment, tandis que leur mère se rongeait de désespoir muet.

L’hiver s’écoula dans la pesante monotonie de cette tristesse.

Et un matin de printemps, de même que quelques mois auparavant, on vint chercher Huguette de la part de Mme Saint-Brès, qui se sentait plus malade et avait besoin de lui parler.

Une crainte sombre envahit le cœur promptement inquiet de Mlle d’Aureilhan.

Sans même prendre le temps d’interroger le mandataire de sa cousine, — un brave paysan du voisinage, — elle coiffa à la hâte son canotier et se rendit directement aux écuries où elle aida elle-même Casimir, son petit domestique, à harnacher le poney Mirliton.

Un quart d’heure plus tard, le léger équipage s’arrêtait devant le chalet, et la jeune fille s’élançait à terre, plus oppressée d’appréhension en constatant que, contre leur habitude, les Petites Bleues ne venaient pas à sa rencontre.

Ce fut Catinelle, une bonne de seize ans, portant le mouchoir local sur ses cheveux de jais, qui reçut la demoiselle du château.

— Votre maîtresse va plus mal ? s’informa Huguette avec anxiété.

Et en l’expression intense propre aux populations méridionales, la jeune paysanne répondit, d’un accent de pitié navrée :

— Oui, damizelle. Elle baisse, la pauvre ! Je crois qu’elle n’ira pas loin…

Huguette vola le long de l’escalier.

Au premier coup d’œil, elle comprit que Catinelle n’avait rien exagéré.

Assise sur son lit, aussi blanche que la pile d’oreillers qui soutenait son buste amaigri, Emmeline Saint-Brès respirait avec difficulté.

Les Petites Bleues l’entouraient, leurs yeux ingénus élargis de silencieuse épouvante, leurs figures rondes tirées et pâlies paraissaient plus livides au-dessus des robes couleur de ciel.

À l’entrée d’Huguette, une douceur joyeuse attendrit le regard de la malade, ce regard de pierrerie noire qui, brillant de fièvre, mettait une sorte de flamme profonde dans sa face de cire.

Elle tendit affectueusement ses mains diaphanes en un geste d’accueil, et Mlle d’Aureilhan, posant avec une pieuse tendresse ses lèvres sur le front que la lourde chevelure d’ébène paraît d’une dernière, d’une inséparable couronne, frissonna de le trouver moite d’une fine sueur froide.

Tout de suite, comme si elle eût redouté de ne plus pouvoir bientôt, Mme Saint-Brès s’efforça d’exprimer à Huguette la raison de son appel.

— Je t’ai fait venir, ma chérie, dit-elle de sa pauvre voix si faible qu’elle n’était presque plus qu’un souffle, pour te parler d’elles, pour te les confier…

Son regard maintenant enveloppait les Petites Bleues d’une caresse indicible.

Comprenait-elle, à cette heure où, sans doute, elle envisageait les choses de la terre avec la suprême lucidité de ceux qui vont les quitter pour jamais, que son adoration pour ces trois créatures fragiles avait été aveugle et imprévoyante ?

Il est permis de le penser.

De toute évidence, elle sentait comme elle ne l’avait senti à aucun autre moment de son existence, combien elle allait les laisser abandonnées, désarmées, enfants par l’esprit alors qu’à présent elles subiraient des douleurs de femmes, et cette mère expiait son erreur par la plus affreuse des inquiétudes, la plus suppliciante des tortures de l’âme.

Ses filles ! Ses Petites Bleues bien aimées, que deviendraient-elles quand elle ne serait plus là ?…

Ce fut de la sorte qu’Huguette interpréta le langage des grands yeux noirs qui criaient si éloquemment tout ce que la parole défaillante ne pouvait articuler.

D’un élan irrésistible, elle s’écria :

— Soyez sans crainte, ma chère tante, elles seront mes sœurs !

Mme Saint-Brès lui saisit la main avec une reconnaissance, une supplication infinies :

— Oh ! tu les aimeras, n’est-ce pas ?… Tu les guideras… Elles en ont tant besoin, vois-tu… Oui, c’est cela… Tu sais, toi,… elles ne savent rien… sois leur sœur aînée…

D’un organe que l’émotion rendait chevrotant, Huguette réitéra sa promesse, tandis que les Petites Bleues contenaient d’un inexprimable effort les grosses larmes désespérées qui s’obstinaient à remonter à leurs paupières battantes.

Mme Saint-Brès essayait de parler encore. Mais les mots haletants qu’elle prononçait la fatiguaient horriblement.

— Je ne peux plus, dit-elle avec une admirable résignation. Je vais prier.

Elle s’absorba dans un recueillement que ses filles et sa jeune parente respectèrent, se bornant à contempler de l’extrémité de la chambre cette brune tête encore si belle que sa méditation intérieure auréolait d’une surhumaine grandeur.

Huguette se retira vers le soir, le cœur noyé de tristesse.

Deux jours plus tard, Emmeline Saint-Brès s’éteignit doucement, sans souffrance.

Le ressort trop usé s’était arrêté…

Et les Petites Bleues restèrent seules dans leur maison en deuil.