La Revue populaire (p. 72-83).

IV


Ce jour d’octobre, Huguette servait le café sur la terrasse qui régnait tout le long du château.

C’était l’automne méridional avec sa non pareille séduction et son incomparable splendeur.

Comme si elle eût participé à la joie ambiante, Huguette, alerte et gaie, s’acquittait de ses gracieuses fonctions avec un charme nouveau.

C’est que l’amour est un grand enchanteur qui transfigure tous ceux qu’il touche.

Huguette ne croyait pas aimer, — elle n’en était pas loin, — mais chaque rencontre lui prouvait qu’elle avait inspiré un de ces sentiments profonds qui sont l’orgueil d’une femme, et cette certitude suffisait à l’envelopper d’une gloire.

Les hôtes du château subissaient l’attraction de ce rayonnement sans pouvoir soupçonner la cause intime d’où il émanait.

Ils la regardaient, y compris M. et Mme d’Aureilhan, avec ce plaisir attendri qu’inspire ce qui est jeune et beau, ce qui captive le cœur en même temps que les yeux.

Ce sentiment, néanmoins, s’amoindrissait d’une restriction chez deux des personnes présentes.

Il y avait là seulement M. le notaire Pranzac et sa femme, Mme de Lavardens et René.

Tous quatre avaient « dîné » au château selon le terme accoutumé qui, dans tout le sud-ouest de la France, désigne le repas du midi.

René ne concevait pas comment Huguette échappait à l’espèce de fascination qu’il exerçait sur les jeunes filles de sa con­naissance.

Intérieurement, il s’en rongeait de dépit.

Et avec cette sorte de logique contradictoire qui régit le plus déconcertant de nos sentiments, il se prenait peu à peu, lui, de cet amour qu’il avait compté faire naître…


Cette visite suscita chez les châtelains des exclamations charmées. (Chap iv)

De cela, Huguette ne se doutait pas.

Bien qu’au fond, elle fût excédée de la presque continuelle présence de René de Lavardens, elle continuait, et plus gaiement que jamais, de le traiter un peu légèrement, sur ce mode de plaisanterie qui tue les meilleures tentatives sentimentales, affectant de considérer cette cour évidente comme une forme obligée de leur pseudo-cousinage.

Elle s’en trouvait bien, puisqu’il n’avait pas avancé d’un pouce, tout au contraire.

Lui, stimulé par sa mère, surprise que la victoire de son irrésistible fils se fit tant attendre, se jurait de mettre fin à un état de choses qui l’humiliait de façon cuisante, et le lendemain, malgré toute sa fatuité, il devait constater que ses affaires n’é­taient pas en une plus favorable voie que la veille.

En ce moment, il contemplait Mlle d’Aureilhan, une flamme passionnée au coin de ses yeux noirs.

Conquis, plus qu’il ne le savait lui-même, il risqua un compliment.

— Mon Dieu ! Huguette, dit-il, traduisant l’impression générale, que vous êtes jolie, aujourd’hui !

Elle s’inclina en riant, moqueuse :

— Permettez-moi de vous répondre ce que répond en pareil cas l’héroïne d’une pièce célèbre : « — Merci pour les autres jours ! »

Il se mordit les lèvres jusqu’au sang.

C’était constamment ainsi !

Cette friponne d’Huguette avait un talent endiablé pour dénaturer ses plus louables intentions et faire tourner à sa confusion ce qui eût dû le servir.

Les assistants riaient ; M. d’Aureilhan et M. Pranzac sans malice, au rebours de Léonie, laquelle étant, comme on sait, de ces bonnes âmes dont on dit vulgairement qu’elles ne demandent que plaies et bosses, se frottait les mains avec jubilation.

Mme de Lavardens restait pincée ; sa sœur ouvrait la bouche afin d’expliquer favorablement les choses, lorsque l’arrivée d’une voiture produisit la diversion souhaitée.

C’était le tonneau de M. Gontaud ; ce dernier mit pied à terre, accompagné de Jean Quéroy.

Cette visite suscita chez les châtelains des exclamations charmées.

Vivement, M. d’Aureilhan, sa femme et sa fille s’avancèrent vers leur riche voisin.

Tandis que la châtelaine et son mari adressaient à M. Gontaud quelques aimables phrases de bienvenue, Huguette remarqua que le domestique de ce dernier retirait de la voiture un élégant tonnelet en bois clair et verni, qu’il remit à Germain.

Curieuse, elle s’informa :

— Qu’est-ce que c’est que ce baril de si séduisant aspect ?

M. Gontaud lui prit les mains :

— Mignonne Huguette, c’est une insignifiante gâterie de vieil ami que je vous supplie de me permettre. L’autre jour, quand vous m’avez fait l’honneur et la joie de goûter chez moi, un certain muscat de Samos vous a paru bon. C’est pourquoi j’ose vous offrir ce barillet qui en contient à peine quelques litres. Vous les boirez à ma santé, en grignotant des gâteaux…

— Comme vous êtes parfait ! murmura-t-elle émue de l’attention et de la forme rare que celle-ci revêtait. Voilà que vous encouragez ma gourmandise, à présent ! Car, c’est un pur nectar, votre muscat de Samos !

— Samos ? répéta René de Lavardens avec son indifférence ennuyée. Je ne connais pas ce cru-là ?

Une irrésistible gaminerie s’empara d’Huguette.

À de fréquentes reprises, elle avait constaté la phénoménale ignorance du jeune homme, et aux heures où le gavroche se réveillait dans sa correction accoutumée, elle succombait au plaisir mutin de lui tendre des pièges où il tombait avec une inconscience désarmante.

— Comment, dit-elle, sérieuse, mais les yeux pétillants de malice, vous ne connaissez pas Samos ? C’est un cru renommé, cependant…

— Non, répliqua René sans défiance. Est-ce loin d’ici ?

— Pas très, fit-elle, se contenant énergiquement pour ne point pouffer. Du côté de Condom, n’est-ce pas, ma cousine ?

— Certainement ! assura Mme Pranzac, qui enfouit aussitôt le bas de son visage dans son mouchoir.

— Ah ! oui, repartit le jeune Lavardens qui avait le travers d’esprit inhérent à toute nullité intellectuelle de toujours paraître savoir. Un grand vignoble, qui escalade le coteau près de la route… Je vois ça…

Un rire inextinguible secouait M. d Aureilhan et M. Gontaud, gagnait le notaire, se communiquait au grave Jean Quéroy, pendant qu’Huguette se renversait dans un fauteuil de jardin, en proie à une hilarité folle.

René les regardait avec stupéfaction, incapable de percevoir le comique que dégageait la sérénité avec laquelle il s’obstinait à prendre une île de l’Archipel pour un cru d’Armagnac.

— Ah ! elle est bien bonne ! ne put s’empêcher de dire M. Gontaud, que ravissait ce trait d’enfant terrible.

Mme d’Aureilhan fronçait les sourcils, une rougeur de brique aux joues, mortifiée comme elle ne l’avait jamais été.

Troublée aussi, car elle se demandait, non sans confuse angoisse, pourquoi Huguette venait de se livrer à cette plaisanterie un peu cruelle.

La jeune fille ne le savait pas elle-même. Elle avait cédé à l’instinctif dédain de son esprit cultivé pour ce néant prétentieux, à l’obscur et si humain besoin de revanche vis-à-vis de ce garçon qui l’obsédait de sa présence et de sa ténacité galante.

Surtout, elle était cruelle, à son insu, par l’effet de cette irrépressible volonté intérieure qui poussera toujours une femme, même la meilleure et la plus délicate, à faire éclater l’infériorité d’un insupportable prétendant devant l’homme de son choix.

Jean Quéroy le comprit-il ?

C’est probable, car une lueur scintillante brilla dans ses prunelles qui posèrent longuement sur Huguette leur sombre douceur.

Et elle se sentit pénétrée d’une suavité inconnue.

Mme d’Aureilhan avait gardé de cet incident un mécontentement extrême.

Ses craintes, jusque-là sourdes et vagues, se faisaient aiguës et troublantes.

Elle ne pouvait plus se dissimuler que la réalisation de son fameux plan courait de graves risques.

Aussi eut-elle avec sa sœur, dès le lendemain, un entretien confidentiel, au cours duquel toutes deux examinèrent le plus rapide parti à prendre pour dénouer une situation qui se tendait et menaçait de s’éterniser.

Depuis le retour d’Huguette, leurs conciliabules étaient fréquents et se terminaient sur de sages résolutions d’atermoiements.

Cette fois, l’une comme l’autre étaient déterminées à frapper un grand coup, s’il le fallait, pour obtenir une solution sinon immédiate, du moins prochaine, et naturellement conforme à leurs désirs.

Les deux sœurs avaient ce trait commun de caractère, — impérieux et violent chez Stéphanie d’Aureilhan, doucereux et dissimulé chez Adélaïde de Lavardens, — de croire que les événements devaient obéir à leur volonté.

Mme d’Aureilhan était en proie à une pesante inquiétude et le mariage possible d’Huguette lui apparaissait un danger menaçant et immédiat.

À cette occasion, il faudrait rendre à sa belle-fille la fortune qui lui appartenait, et c’était, dans les circonstances présentes, la dépossession de l’orgueilleuse Stéphanie, la nécessité humiliante de vivre au château dans la dépendance du nouveau ménage, ou celle, qu’elle se refusait même à envisager, de se retirer avec son mari en quelque humble maison, où tous deux subsisteraient d’une modique pension alimentaire.

Mme d’Aureilhan se sentait prête à tout plutôt que de subir une telle déchéance.

À force d’y penser, elle se flattait d’avoir découvert l’unique solution de cette affaire inextricable.

Son plan consistait tout simplement à marier Huguette avec son neveu, René de Lavardens.

Ce dernier ne saurait être un gendre exigeant en matière de comptes ; pourvu lui-même d’une confortable résidence, il ne songerait pas à accaparer le château du vivant de ses actuels occupants.

Ainsi, les choses resteraient en l’état ; M. et Mme d’Aureilhan conserveraient la jouissance du décor de vie qui leur était cher, et la première récolte abondante suffirait à dégrever le reste du domaine.

Dès longtemps, Stéphanie avait amené sa sœur à partager ses vues au sujet de cette union.

La combinaison n’avait rien que de rationnel ; les deux sœurs se croyaient sûres de la faire accepter par Huguette.

Il fallut en rabattre.

D’abord, une surprise leur vint de ce que les frais de séduction du beau René n’aboutissaient pas à un plus prompt résultat.

Et maintenant, Mme d’Aureilhan commençait à craindre que le mariage organisé par elle ne ressemblât à celui d’Arlequin, auquel ne manquait que le consentement de la future.

Le dernier incident la fortifiait dans cette appréhension, pour elle infiniment cruelle.

Huguette n’aimait pas René.

Pis encore, elle ne ressentait pas à son endroit cette nuance de tendre sympathie qui précède un sentiment plus vif, comme l’aurore frissonnante précède le jour.

Une femme, en effet, peut heurter, même violemment, celui qu’elle aime ; elle ne se moque pas de lui ; surtout, en aucun cas, elle ne s’avise de le rendre ridicule en public.

À ce trait, Mme d’Aureilhan connaissait que le cœur d’Huguette n’était pas atteint, pas même effleuré, que peut-être il ne le serait jamais…

Et les redoutables conséquences d’un tel échec assiégeant sa pensée, elle était envahie d’un désespoir farouche, allié à une volonté exacerbée.

Il fallait qu’Huguette épousât René.

Mais les deux sœurs avaient beau tourner et retourner ce problème épineux, aucune solution raisonnable ne s’offrait, aucune mesure énergique capable de réduire ou de persuader l’indépendante fille de M. d’Aureilhan.

À cette époque de merveilleuses découvertes, nul savant, hélas ! n’a trouvé le moyen d’infuser l’amour en un cœur qui refuse de l’éprouver !

— Bah ! conclut à la fin de cette entrevue Mme de Lavardens qui ne pouvait se résoudre à admettre la défaite de son irrésistible fils, il doit y avoir anguille sous roche…

Mme d’Aureilhan lui saisit le bras.

— Qu’entends-tu par là ? demanda-t-elle vivement.

Adélaïde eut un sourire de doucereuse finesse :

— Voyons, Stéphanie, toi si pénétrante, tu ne t’en doutes pas un peu ?

— Ah ! si je savais où gît l’obstacle ! s’écria Mme d’Aureilhan d’une voix grinçante d’amertume. Allons, parle ! ajouta-t-elle avec son impatience autoritaire. Les réticences ne sont pas de mise entre nous. Que veux-tu m’apprendre ?

— Rien que tu ne connaisses, repartit Mme de Lavardens de son même ton finaud. Je soupçonne, voilà tout…

— Mais, pour Dieu ! que soupçonnes-tu ? clama Stéphanie exaspérée. Tu es insupportable ! Il faut toujours t’arracher les mots !… Aie donc le courage de tes opinions, une bonne fois ! Si quelque chose peut nous sauver, c’est de regarder les difficultés en face.

— Eh bien ! reprit Mme de Lavardens, comment se fait-il que tu n’aies pas pensé à ce qu’il y a d’extraordinaire, d’anormal, dans l’attitude d’Huguette vis-à-vis de René ?… Il a tant de succès auprès des jeunes filles ! Du moment que celle-ci paraît le repousser, c’est…

— Achève ! C’est…

— Qu’elle est occupée d’un autre…

Mme d’Aureilhan tressaillit.

— Tu dois avoir raison ! Il est inouï que je n’y aie pas songé… Mais qui, qui ?… Je ne vois personne, par ici… Il n’y a que ce petit Quéroy qu’elle a rencontré quelque fois et avec qui elle cause volontiers, parce que seul il sait lui parler de choses intéressantes… De là à l’épouser, il y a tout un monde… Ce n’est pas un parti pour elle…

Mme de Lavardens eut un mouvements d’épaules :

— Eh ! il ne s’agit pas de M. Jean Quéroy, ni des gens d’ici… Ta belle-fille n’a-t-elle pas laissé des amis à Paris, notamment un camarade d’enfance avec lequel elle entretient, si je ne me trompe, une correspondance assidue ?…

Brusquement illuminée, Mme d’Aureilhan frappa du pied le parquet :

— C’est juste ! Ce Guillaume Maresquel, le pupille du vieux peintre… Huguette et lui s’écrivent chaque semaine… Pourtant, il n’a pas le sou…

— Tu ignores tout du caractère de ta belle-fille si tu juges que ce serait la une cause de nature à lui faire éliminer un prétendant, rétorqua Mme de Lavardens de son air rusé. D’ailleurs, ils peuvent avoir formé le projet de se marier plus tard quand l’argent sera venu avec la gloire… C’est ainsi que l’on raisonne dans ces milieux artistes, acheva-t-elle sérieusement, comme si elle eût passé toute sa vie dans ces milieux décriés.

— Alors, si tu ne te trompes pas, murmura rêveusement Mme d’Aureilhan, leurs lettres doivent en être pleines de ces sentiments… de ce projet ?

Adélaïde se fit plus cauteleuse que jamais :

— Sans doute… Il importerait de s’en assurer… Au surplus ce n’est pas très convenable, cette correspondance avec un jeune homme…

Elle se leva pour partir sur ce dernier trait.

— C’est bien ! promit énergiquement Mme d’Aureilhan en la conduisant. J’en aurai le cœur net. Et si je constate ce que nous craignons, fie-toi à moi pour y mettre bon ordre !

Germain se tenait sur le perron, prêt à accompagner la visiteuse à sa voiture. Il entendit.

« Allons, pensa le vieux domestique qui avait servi jadis dans l’infanterie de marine, il va y avoir un abordage sans tarder !… »

✽ ✽

La psychologie de Germain ne s’égarait point.

« L’abordage » eut lieu deux jours après.

C’était le lundi qu’Huguette recevait ordinairement la missive hebdomadaire de Guillaume Maresquel, qui profitait du loisir dominical pour écrire plus longuement à son amie d’enfance.

Fidèle à l’habitude contractée dans les premiers temps, où elle espérait avec une tendresse nostalgique toutes les chères lettres qui lui rendaient un peu de la vie et des affections qu’elle venait de quitter, Huguette était allée dans le fond du parc attendre le facteur.

Huguette s’était à peine assise en ce lieu familier qu’elle éprouva un court étonnement de voir arriver sa belle-mère, qui s’installa sans plus de façon à ses côtés.

Puis, elle se dit que Mme d’Aureilhan attendait comme elle-même quelque lettre qu’il lui tardait de parcourir, et, cordiale, elle engagea la conversation.

L’impérieuse Stéphanie eut besoin d’un réel effort de volonté pour répondre avec un naturel apparent.

Au bout de quelques instants, un pas lourd fit crier au dehors le gravier de la route.

— Voilà le facteur ! annonça Huguette joyeuse.

Elle se leva et marcha vers la petite porte qui s’ouvrit devant elle, encadrant une silhouette épaisse vêtue de la blouse bleue à collet rouge et surmontée de la casquette en toile cirée qui caractérisent dans nos campagnes l’humble messager des douleurs et des espérances humaines.

Mme d’Aureilhan s’était également levée.

Et raide, automatique un peu, elle suivait la jeune fille.

— Bonjour, madame et mademoiselle ! prononça la voix joviale du vieux facteur, qui se trouvait comme chez lui dans toutes ces maisons où il pénétrait quotidiennement depuis vingt-cinq ans.

— Bonjour, père Bernard ! répondirent ensemble Mme d’Aureilhan et Huguette, celle-ci gaîment, celle-là d’un organe contenu, assourdi par le tumulte de la tourmente intérieure.

— Je n’ai rien pour madame, reprenait le facteur. Mais, comme tous les lundis, j’ai la lettre de Paris, pour mademoiselle…

Huguette tendait la main, souriante, amusée de ce roman que bâtissait à coup sûr le brave Bernadou.

Lorsque, à côté d’elle, Mme d’Aureilhan se dressa de toute sa hauteur.

— C’est à moi que vous devez remettre cette lettre, Bernadou, articula-t-elle avec son autorité qui n’admettait pas de réplique.

Et d’un mouvement plus prompt que la pensée elle enleva l’enveloppe au facteur saisi, la gardant entre ses doigts convulsifs qui se crispaient dessus comme sur une proie.

Huguette avait reculé, toute pâle et sans voix. Bernadou les considéra alternativement avec une stupeur intense, et peu désireux d’assister à la scène de famille qui allait éclater, il se sauva à grandes enjambées.

Cependant, Huguette prenait conscience de cette chose inouïe qui venait de se produire.

Elle s’avança, frémissante.

— Madame ! dit-elle seulement, et son timbre d’or vibrait d’intonations indignées, tandis que la douce lumière de ses prunelles se changeait en éclairs.

— Eh bien ! quoi ? fit Mme d’Aureilhan provocante.

Une seconde, les deux femmes se défièrent du regard. Huguette se taisait encore, se forçait à ne pas crier tout de suite sa colère, parce qu’elle redoutait les éclats de la violence qui se cachait d’habitude, domptée par une discipline sévère, sous une attrayante douceur.

Mme d’Aureilhan se trompa à cette attitude dont elle interpréta la modération voulue en soumission, en fureur impuissante d’un adversaire terrassé.

Elle attendit, presque triomphante, s’applaudissant du succès de sa tactique brutale.

Car c’était à ce dernier parti, qui avait au moins le mérite de la franchise, qu’après mûres réflexions, s’était rangée cette femme tout d’une pièce.

Une autre, — sa sœur peut-être, — eût plus ou moins habilement intercepté la lettre qui devait lui apporter la certitude qu’elle cherchait.

Stéphanie, elle, audacieusement, carrément, s’emparait de cette lettre.

Et l’action accomplie, elle se retrouvait tranquille, satisfaite d’une manifestation si conforme à sa nature, qui ne s’abaissait à ruser que sous la pression des circonstances et en ressentait une humiliation profonde.

— Madame, recommençait Huguette qui parvenait à s’exprimer avec calme, grâce à une surhumaine tension d’énergie, veuillez me rendre cette lettre.

— Vous dites ? interrogea Mme d’Aureilhan ironique.

Une flamme monta aux joues de la jeune fille qui, jusque-là, avaient gardé leur ton d’ivoire.

Elle était de ces âmes qui ne supportent pas d’être bravées.

Sa voix s’éleva d’une note.

— Je dis une seconde fois, ce que je ne répéterai pas une troisième. Veuillez me rendre cette lettre.

Mme d’Aureilhan la toisa :

— Je vous la rendrai, si bon me semble, quand j’en aurai pris connaissance…

Déjà ses doigts s’attaquaient à la partie gommée de l’enveloppe.

Elle s’arrêta, dominée, quoi qu’elle en eût, par le fluide volontaire qui s échappait des prunelles étincelantes d’Huguette.

La jeune fille s’érigeait devant sa belle-mère comme une vivante statue, grandie d’indignation, belle de haine enfin librement épanchée.

— Je vous défends de la lire, entendez-vous ! Vous n’en avez pas le droit !

— Vous vous trompez, mon enfant, expliqua Mme d’Aureilhan sentant que la situation se compliquait. J’estime que cette correspondance suivie avec un jeune homme est sans doute dangereuse pour vous, et, en tout cas, incorrecte, puisqu’elle ne reçoit aucune contrôle. Et comme je remplace votre mère, je…

Huguette l’interrompit, d’un intraduisible cri de révolte :

— Non, vous ne remplacez pas ma mère ! Il faudrait pour cela que mon cœur y consentît… Vous n’êtes qu’une étrangère que j’ai subie d’abord, que j’accepte maintenant, par tendresse, par respect pour mon père, dans cette maison qui m’appartient

Ce fut le tour de Mme d’Aureilhan de reculer et de blêmir.

— Huguette ! s’exclama-t-elle, d’une voix défaillante.

La jeune fille constatait sa victoire.

Et comme elle traversait une de ces heures où toute générosité déserte notre âme trop âprement ulcérée, elle s’empressa d’user de ses avantages :

— Je vous confirme, madame, prononça-t-elle avec une froideur tragique, que je suis ici chez moi et que je prétends n’y être pas insultée, car de pareils soupçons, vis-à-vis de la créature loyale et inattaquable que je suis, constituent une véritable insulte. Je ne reconnais qu’à mon père le droit d’exercer un contrôle sur ma conduite, et de lire mes lettres, s’il le juge à propos. Nous allons donc lui porter celle-ci et lui soumettre l’étrange différend qu’il vous a plu de susciter…

Sans que Mme d’Aureilhan tentât de résister, elle lui reprit la lettre, et marcha vers le château d’une ferme allure de jolie combattante.

Derrière elle venait sa belle-mère, toute tendue d’orgueil pour ce nouvel assaut qui se préparait et intérieurement torturée d’une intolérable appréhension de défaite…

Selon sa coutume, M. d’Aureilhan se tenait dans la bibliothèque qui lui servait de fumoir et de cabinet de travail, vaste pièce occupant presque tout le rez-de-chaussée de l’aile gauche du château, où rien n’avait été changé depuis au moins un demi-siècle.

Les vieux sièges en cuir usé montraient le crin par places, la tapisserie, fort belle, pendait çà et là, livrée aux silencieux ravages des mites ; les rares livres modernes qui s’étageaient sur les rayons grillagés, de compagnie avec les antiques volumes solidement revêtus de beau bruni, eussent appelé à prompte échéance l’art trop coûteux du relieur.

Peu importait. Telle quelle, cette salle plaisait à Hugues d’Aureilhan.

C’était la seule où il se sentît vraiment chez lui, à l’abri de l’autorité inquisitoriale de sa hautaine épouse, laquelle n’aimait guère ce décor dont la décadence racontait encore les splendeurs du passé, et de même que certains autres appartements auxquels le vulgaire n’accédait point, révélait la gêne actuelle de cette demeure subsistant sur le prestige de son ancienne opulence.

Il ressentit donc une sourde commotion au cœur — son fragile cœur si faible et si tendre, — de voir apparaître Huguette, suivie de Stéphanie qui dédaignait d’ordinaire de venir le troubler dans cet asile de ses méditations, toutes deux les traits animés et les yeux brillants, raidies dans la même expression de défi.

Brusquement arraché à la quiétude qu’il avait fini par croire définitive, M. d’Aureilhan frémit à ces signes extérieurs des dissensions intestines.

Était elle donc brisée, cette entente entre sa femme et sa fille dont il ne savait pas assez se féliciter ?…

Quelle mystérieuse cause de conflit avait soudain compromis cet état de choses si favorable ?…

Il fut promptement renseigné.

— Mon père, dit Huguette d’une voix décidée, voulez-vous avoir l’obligeance de donner lecture de cette lettre à Mme d’Aureilhan ?

Elle lui présentait l’enveloppe.

Il ne la prit pas.

Il regardait tour à tour belle-mère et belle-fille avec une perplexité marquée.

Huguette demeurait debout devant lui, la lettre à la main.

Quant à Mme d’Aureilhan, elle s’était, dès en entrant, assise dans un fauteuil à haut dossier, et, droite, les deux bras appuyés en une attitude royale sur les accoudoirs de chêne sculpté, elle attendait.

— Mon enfant, murmura-t-il enfin, d’une intonation incertaine, je… je ne comprends pas ?…

Un imperceptible frémissement fit trembler les lèvres d’Huguette.

Allait-elle être trahie par ce faible père ? Allait-elle ne pas rencontrer en sa tendresse le secours qu’elle était venue chercher ?…

Stéphanie souriait.

Elle connaissait trop la nature de son mari pour ne pas savoir que l’obliger ainsi à se prononcer entre elles deux, c’était le mettre au supplice, et elle ne s’avouait pas encore vaincue.

— Mon père, reprenait Huguette, cambrant sa taille fine, dans l’instinctif redressement de la créature énergique, sûre de trouver des ressources de défense en elle-même si tout le monde l’abandonne, mon père, vous comprendrez immédiatement.


Mme d’Aureilhan étonnée d’avoir pu se tromper, et furieuse d’avoir fait une aussi grossière gaffe. (Chap iv)

L’outrage est assez probant. Mme d’Aureilhan m’a infligé l’affront de se faire remettre devant moi, par le facteur, cette lettre qui m’est adressée…

— Oh ! Stéphanie !… bégaya M. d’Aureilhan suffoqué.

— Je ne reconnais qu’à vous, mon père, poursuivit Huguette, le droit de lire mes lettres, si vous le jugez bon. Mais, comme Mme d’Aureilhan ne craint pas de suspecter la correspondance que j’entretiens avec mon camarade d’enfance, Guillaume Maresquel, et qu’un tel soupçon est pour moi une offense, je vous apporte celle-ci afin, je le répète, que vous ayez l’obligeance de lui en donner lecture…

De nouveau, elle lui présentait la lettre.

M. d’Aureilhan la repoussa doucement.

— C’est inutile, mon enfant, répliqua-t-il avec émotion. Il y a dans tout cela, quelque pénible malentendu… Ta belle-mère a confiance en toi comme moi-même et…

— Permettez-moi d’insister, mon père ! repartit Huguette d’un accent d’irréductible fermeté. J’entends qu’aucun doute ne subsiste dans l’esprit de Mme d’Aureilhan. Si vous refusez de lui faire cette lecture, je vais m’en acquitter à votre place et en votre présence…

M. d’Aureilhan soupira :

— Soit, puisque tu l’exiges…

Il ajusta son binocle d’or sur son nez fin et d’un organe que le trouble secret rendait légèrement chevrotant, il lut.

C’était une alerte prose d’artiste, sans la moindre prétention au style qui, par instants, se faisait cocasse, sous l’influence d’une drôlerie irrésistible, d’un « humour » naturel, que n’abattaient point les circonstances adverses de la vie.

Du ton gaiement affectueux que l’on devinait familier à leurs relations, Guillaume entretenait Huguette des événements de la semaine, de tout ce qui était survenu, depuis sa dernière lettre, à lui et à leurs connaissances communes.

Il terminait par un thème tout de suite senti également accoutumé, en lui parlant de ses travaux, de la difficulté croissante qu’il y avait « à gagner son pauvre pain ».

Il était impossible de découvrir en ces simples lignes la plus infime trace de sentimentalité, d’interpréter aucune de ces phrases claires comme une allusion à un passé de tendresse ou à un avenir d’espérances.

Pas une obscurité, pas un sous-entendu ; rien que la plus franche amitié, manifestée en une forme irréprochable, quoique bonne enfant.

Gagné par cette humoristique gaieté de Parisien doublé d’un incorrigible rapin, M. d’Aureilhan ne pouvait s’empêcher de sourire et se rassérénait tout en lisant.

— Elle est charmante, cette lettre, déclara-t-il quand il eut achevé, et pas compromettante pour deux sous ! J’en étais sûr, d’ailleurs… Votre sollicitude, Stéphanie, s’est montrée trop ombrageuse, ajouta-t-il en se tournant vers sa femme, qui s’inclina sèchement.

Au fond, elle était désemparée à l’extrême, ballottée entre mille sensations contradictoires qui la laissaient à la fois ravie, étonnée et furieuse, — ravie de constater que l’obstacle redouté n’existait pas, — étonnée d’avoir pu se tromper et furieuse d’avoir fait une aussi grossière gaffe.

M. d’Aureilhan revenait à sa fille.

— Il ne faut pas en vouloir à ta belle-mère, ma chérie, dit-il, conciliant. Son intention était excellente… En province, vois-tu, nous avons des idées d’un autre âge, sur ces choses-là… Et nous avons raison, parce que nos fillettes ne sont pas préparées à la lutte, qu’elles ne savent rien de l’humanité et de l’existence et que ce qui est parfaitement inoffensif pour toi serait on ne peut plus dangereux pour elles… Te représentes-tu une quelconque Petite Bleue — elles sont légion au moral, les Petites Bleues ! — en libre correspondance avec un beau jeune homme ? Elle en perdrait le boire et le manger, la pauvrette !… Le seul tort de Stéphanie a été de ne pas songer à établir la différence… En réalité, dans cette affaire, il n’y a pas de quoi fouetter un chat… Allons, embrassez-vous et que ce soit fini…

Il riait, espérant les avoir convaincues l’une et l’autre.

De fait, la physionomie de Mme d’Aureilhan se détendait.

Bien que son amour-propre en souffrit, elle avait l’habileté de préférer cette réconciliation, après tout honorable, à un nouvel éclat qui eût irrémédiablement compromis son plan, dont le succès, — elle le découvrait avec bonheur, — n’était point menacé par Guillaume Maresquel.

Dans ces conditions, il n’y avait qu’à temporiser, « travailler » séparément René et Huguette pour les amener à triompher, même à leur insu, de l’étrange incompatibilité qui les séparait.

Avec la foudroyante rapidité d’éclair de la pensée, ces résolutions s’inscrivaient dans son esprit précis.

Déjà, elle s’avançait vers Huguette, la main tendue.

Mais, prodigieusement mortifiée, elle n’acheva pas ce geste, que Mlle d’Aureilhan semblait ne pas voir.

La jeune fille ne riait pas, elle. La minute se révélait décisive à son caractère épris de situations nettes.

Il ne s’agissait pour elle de rien moins que de préserver à l’avenir sa liberté de toute atteinte offensante, et de fixer définitivement ses rapports avec sa belle-mère.

— Pardon, mon père, articula-t-elle avec la froideur impressionnante qui, dans le parc, tout à l’heure, avait imposé silence à l’impérieuse Stéphanie, vidons la question, s’il vous plaît, afin de n’avoir plus à y toucher… J’ai été et je resterai gravement blessée de l’inqualifiable procédé dont j’ai été l’objet… Désormais, je vous apporterai les lettres de Guillaume et toute ma correspondance, pour peu que vous le souhaitiez… Mais je veux qu’on sache bien que, si je consens à vivre en bonne intelligence, j’entends n’être astreinte à aucun contrôle humiliant, hors le vôtre qui est absolument légitime ; que je ne tolérerai aucun essai de tyrannie, aucune querelle, aucune piqûre de quelque sorte qu’elle soit… Sinon… si je ne jouis pas dans cette maison de la position indépendante qui doit être la mienne, de la confiance absolue que je mérite, je la quitterai dès ma majorité qui n’est pas éloignée… Je retournerai à Paris près de Charlotte Fresnault, près de ceux qui me connaissent et me comprennent… Je suis capable de gagner ma vie, et d’ailleurs, je possède de quoi ne pas manquer du nécessaire… Voilà ce que je tenais à établir. Je n’y reviendrai plus… Et pardonnez-moi, cher père, la peine que je vous fais, termina-t- elle d’une voix qui se fêlait un peu.

En effet, tandis qu’Huguette parlait avec cette rigidité qui dégage de l’implacable, le fin visage de M. d’Auredhan s’était profondément altéré.

Il se leva, ses énergies éparses galvanisées par une décision qui l’atteignait au plus sensible de son cœur.

D’un mouvement de tendresse infinie, il réunit les deux mains de sa fille dans les siennes, qu’un léger tremblement secouait.

— Mon enfant chérie, tu continueras, comme par le passé, à recevoir et à envoyer toutes les lettres que tu voudras, et dont je refuse absolument de m’occuper, sûr que tu ne feras jamais rien qui ne soit plein d’honneur, digne de toi enfin. Si tes amis te manquent, les portes du château leur sont ouvertes à deux battants… Tu es ici chez toi, libre de recevoir qui te plaît, et personne ne te contristera, je m’en porte garant… Mais dis-moi… dis-moi que tu me resteras ?…

Quelle angoisse éperdue vibrait dans cette question palpitante, dans l’organe qui se cassait, affolé, en face d’une atroce perspective d’abandon et de solitude !

Remuée jusqu’en ses dernières fibres, Huguette se jeta sur la poitrine de M. d’Aureilhan, cacha sa tête contre l’épaule paternelle d’un tumultueux élan de gratitude et de promesse.

Et deux chaudes larmes coulèrent des yeux du père, roulant comme deux perles précieuses au long de l’admirable chevelure d’or rose de la jeune fille.

La dure figure de Mme d’Aureilhan s’était encore durcie aux paroles de son mari.

Cette confirmation autorisée des droits d’Huguette la jetait hors d’elle.

La tendre étreinte qui rapprochait spontanément le père et la fille comme un pacte d’indissoluble alliance, achevait de l’accabler de l’âpre certitude qu’elle était vaincue.

Tous les traits contractés, elle marcha vers la porte et sortit.