Texte établi par Tancrède de VisanÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 41-52).

CHAPITRE III

Le comte Cabarot était un trop fin diplomate pour faire prématurément confidence à ses meilleurs amis de l’espoir charmant qu’il avait conçu. Il gardait au contraire la réserve la plus complète le soir de ce beau jour où l’Empereur lui avait daigné promettre d’intervenir en sa faveur. Mais, malgré cette discrétion, un si complet épanouissement dilatait son laid visage, élargissait sa face plate, que le prince archichancelier, non moins que M. d’Aigrefeuille et autres, ne purent s’empêcher d’en faire la remarque. — “Faites-moi le plaisir de me dire ce qui charme si fort Cabarot ce soir ?” se disait-on.

C’était bien simple : le tendre Cabarot pensait à sa prochaine union avec Mlle Irnois.

Ici quelque lecteur s’imaginera peut-être que le comte, n’ayant jamais vu sa belle ni entendu parler de ses infirmités, se préparait à lui-même une douloureuse reculade. On croira peut-être qu’il n’aurait pas voulu d’une jeune femme dans l’état de la pauvre Emmelina. Qu’on se détrompe ! Il faut ici connaître le comte Cabarot tout entier. Pour six cent mille livres de rente, et même pour beaucoup moins, il aurait donné sans hésiter sa main à Carabosse avec tous les travers de taille et les monstruosités d’humeur de cette fée célèbre. Le comte Cabarot était un homme positif.

Je dis donc que ce soir-là, dans le salon du prince Cambacérès, il fut adorable d’esprit et de gaieté. Lorsque, la foule s’étant retirée, il n’y eut plus autour de la cheminée qu’un petit nombre d’intimes, il se mit à raconter une foule d’aventures plus ou moins risquées avec un goût, un tact, un mordant qui lui valurent des applaudissements unanimes. Il était si heureux !

Dans la maison de la rue des Lombards, la sensation ne fut pas absolument la même. Lorsque la missive impériale avait été remise à M. Irnois, M. Irnois avait ressenti une profonde terreur. L’idée de paraître devant son souverain n’avait pas fait naître en lui ce sentiment d’orgueil qui gonfle aujourd’hui la poitrine de tout officier de la garde civique, enlevé pour la première fois au tonneau obscur où croupit son résiné, pour briller, astre nouveau, dans les régions lumineuses d’un bal de la cour.

M. Irnois était comme tous les gens à argent de ce temps-là ; il n’aimait pas le contact du pouvoir ; le mot gouvernement le faisait frissonner. Il ne voyait, dans les hommes dépositaires de l’autorité, que des ennemis nés de sa caisse, des harpies toujours en quête de spoliations. Il manqua tomber de son haut lorsqu’un gendarme lui remit le hatti-schérif qui le mandait au palais.

Il arriva pâle et la figure renversée dans son salon où bavardaient sa femme et ses belles-sœurs, et bien que ce fût chose assez rare chez lui que de parler de ses affaires ou de demander conseil, il se planta au milieu de l’aréopage féminin, et, tendant sa lettre d’un air désespéré, il s’écria :

— “Mille noms d’un diable ! regardez quel pavé me tombe sur la tête !”

Six yeux s’illuminèrent de curiosité, six bras s’étendirent, six mains, armées en tout de trente doigts crochus, voulurent se saisir de l’épître qui bouleversait à tel point le maître du logis.

Mlle Julie Maigrelut fut la plus agile ; elle s’empara de la lettre et la lut rapidement tout haut, puis elle se laissa tomber dans son fauteuil, en s’écriant :

— “Ah mon Dieu !”

Mlle Catherine Maigrelut saisit au vol le précieux papier tombé des doigts de sa sœur et s’écria de même après l’avoir lu tout haut :

— “Ah mon Dieu !”

Mme Irnois, ne pouvant croire ce qu’elle avait entendu deux fois déjà, récita ainsi que ses deux sœurs le contenu de la lettre, et donna comme elles des témoignages évidents de sa désolation profonde.

Les trois femmes pensèrent un instant qu’il ne s’agissait de rien de moins que de faire un très mauvais parti à M. Irnois.

L’ancien fournisseur fut cependant plus brave que ses compagnes et les assura que suivant toutes probabilités les choses n’en viendraient pas là. D’ailleurs ce serait par trop inique. Jamais il n’avait mal parlé d’aucun gouvernement, et de celui de l’Empereur moins que de tout autre ; ses contributions avaient toujours été régulièrement payées. Sans doute il y avait eu jadis quelque peu à redire dans la manière dont il avait chaussé les régiments. Mais toutes ces peccadilles étaient passées depuis longtemps, et d’ailleurs il n’avait jamais été en nom dans les fournitures.

Décidément l’Empereur ne pouvait lui vouloir le moindre mal. Que lui voulait-il donc ?

Mlle Julie Maigrelut fut la première à ouvrir un avis important sur cette question nouvelle ; je dis nouvelle parce que du noir on était passé au rose. Elle insinua que l’Empereur mandant son frère, son frère innocent comme un agneau, il fallait absolument que ce fût pour le récompenser, mais récompenser de quoi ?

— “De son immense fortune”, répondit aussitôt Mlle Catherine Maigrelut.

— “Elle a raison”, dit Mlle Julie.

— “Elle a cent fois raison”, murmura Mme Irnois.

— “Me récompenser ? s’écria le richard ; de quelle manière ? On ferait mieux de me laisser tranquille, ventre-bleu !”

— “Je ne serais pas étonnée, mon frère, reprit Mlle Julie, que sa Majesté Impériale voulût vous faire duc ou maréchal de l’Empire ! Vraiment ! un homme si riche que vous, il n’y aurait rien de surprenant !”

— “Vous êtes trois sottes ! cria M. Irnois d’une voix tonnante. Pour devenir maréchal, il faut avoir été soldat ; il me nommera plutôt baron. Enfin n’importe ! Je veux que la peste m’étouffe si je suis bien amusé d’aller parader dans ces Tuileries ! Comment faudra-t-il m’habiller ?”

Ce fut encore une délicate question. On ouvrit et l’on repoussa beaucoup d’avis ; enfin on se rangea au seul raisonnable, qui fut d’appeler le tailleur et de le consulter. On n’avait que trois jours devant soi ; la précipitation ne pouvait être trop grande.

La désolation de M. Irnois fut sans bornes, lorsqu’il apprit le soir même qu’à toute force il lui fallait endosser habit brodé, culotte de casimir, bas de soie blancs, souliers à boucles, chapeau à claque, et se faire friser, et s’embrocher d’une épée, et mettre des gants !

Cependant, il se soumit ; et tout en jurant et en se démenant comme une mécanique, il s’abandonna aux soins du malheureux, du trop malheureux artisan chargé de donner des grâces à sa personne.

La maison était sens dessus dessous, et cependant Emmelina ne prenait pas la moindre part aux terribles événements déchaînés autour d’elle. Lorsque la lettre du château avait été montrée par son père à sa mère et à ses tantes, elle était seule dans sa chambre, suivant son usage ; le soir elle entendit parler autour d’elle de ce qui allait advenir ; on lui dit même (ce fut Mlle Catherine) :

— “Tu ne sais pas, Emmelina ? Ton père qui va après-demain à la cour… c’est joli ça, ma petite !”

Emmelina sourit doucement, en regardant qui lui parlait ; mais elle ne répondit pas, et ne parut même avoir compris que médiocrement ce qui lui avait été dit. Sa mère la contempla avec anxiété, puis leva les yeux au ciel en soupirant profondément. Dans ce moment, Mme Irnois ne fut plus la grosse et sotte bourgeoise que nous connaissons, mais une espèce de Niobé, tant il y avait de vraie et profonde douleur dans ce regard lancé vers les régions où l’on va si souvent en vain demander soulagement.

Emmelina, de jour en jour, devenait plus absorbée. Elle n’était pas plus triste ; mais elle parlait encore moins, et ne s’intéressait plus à rien absolument ; ni le bavardage de ses tantes, ni les caresses de Jeanne, ni Peau d’Âne, ni l’ourlet ne pouvaient plus rien sur elle ; les tendresses mêmes de sa mère ne semblaient plus lui tenir à cœur ; autrefois du moins, elle les cherchait ; maintenant elle paraissait plutôt les éviter, car elle les recevait avec indifférence ou montrait même en être impatientée. Et cependant, était-elle malheureuse ? Ce n’était pas croyable, car elle avait parfois sur la bouche et dans les yeux comme un fin sourire, comme une flamme subtile qui dénotait un bien-être infini. Quand on la regardait à la dérobée, on la voyait plongée dans une sorte d’extase qui semblait l’enivrer des plus ardentes délices. Elle ressemblait alors à une des saintes du Moyen Âge, et si les gens de son entourage eussent su ce que c’est que l’intelligence, ils en auraient vu la plus sublime expression sur cette physionomie inspirée.

Il fallait que cette puissance de l’exaltation fût pourtant bien vive, car Jeanne tombait quelquefois dans des contemplations muettes devant sa maîtresse, et restait partagée entre l’admiration et une secrète terreur. Quand elle s’arrachait à cet état si étrange pour elle, elle sortait de la chambre sur le bout du pied, sans faire de bruit, et s’en allait dans la cuisine s’écrier :

— “Jésus ! Jésus ! que Mademoiselle Emmelina ressemble à la Sainte Vierge !”

La grande crise qui avait lieu autour de la jeune extatique ne produisit donc aucune impression sur cette imagination perdue dans une autre sphère, et M. Irnois dut se passer, dans ses hautes préoccupations, des sollicitudes filiales. Du reste, il n’en sentit pas le vide ; il ne pouvait être exigeant, et il était d’ailleurs si absorbé, suspendu entre la crainte et l’espérance, écoutant, tour à tour, les conjectures de son conseil privé et les importantes communications de son tailleur, qu’il n’avait pas le temps de chercher à diviser ses pensées entre sa présentation à l’Empereur et la tranquillité trop complète de sa fille ; il lui eût été d’ailleurs impossible de rêver à la fois à deux choses différentes.

Enfin il arriva, ce grand jour où, aux yeux émerveillés de toute la maison, dont les locataires avertis s’étaient ameutés sur les différents paliers, M. Pierre-André Irnois franchit le seuil de sa porte en grand costume de cour, suivi du secrétaire intime qui, laquais ce jour-là, descendait l’escalier en se laissant glisser le long de la rampe pour arriver plus vite à la voiture de louage et ouvrir la portière.

M. Irnois, le riche capitaliste, était d’autant plus laid et disgracié de la nature en cette circonstance mémorable que sa toilette était plus somptueuse et étalait davantage la prétention de faire ressortir des avantages physiques. Je ne puis m’empêcher en courant de jeter un coup d’œil détracteur sur ces pauvres bas réduits à envelopper… ce qu’ils enveloppaient, sur cette pauvre culotte de casimir flottant en plis mal gracieux autour de ces cuisses qu’on devinait décharnées, sur ce corps maigre orné d’un jabot et d’un habit marron brodé d’argent, sur cette pauvre et déplorable épée !

La voiture roula comme elle put, car elle était fort antique et délabrée, et atteignit les abords du Carrousel. En ce temps-là, on aimait fort le luxe, et le souverain, qui voulait ranimer le commerce, en ordonnait l’étalage. M. Irnois ne fut pas autorisé à faire rouler son équipage sur la noble poussière de la cour impériale ; il mit pied à terre, et, sa lettre d’audience à la main, gagna, non sans quelque risque, à travers les voitures et les chevaux, l’escalier d’honneur.

Il y avait grande réception. À côté de l’aide de camp de service qui appelait le nom de tous les présentés, se trouvait un homme d’une quarantaine d’années assez laid, mais portant physionomie fine, madrée et spirituelle. C’était le comte Cabarot, fort inquiet de l’arrivée de son futur beau-père. L’aide de camp, ayant jeté les yeux sur la lettre d’invitation et sur le personnage qui l’avait remise, lança un regard significatif au conseiller d’État. Celui-ci toisa fixement son futur beau-père…

Mais au lieu d’assister ainsi à une réception impériale, ce qui est un bien trop grand honneur pour ce petit récit, mieux vaut nous en retourner dans la sphère plus humble du salon de Mme Irnois.

Là, plus de splendeurs, assez de magnificences, plus de cette pompe un peu théâtrale comme on l’entendait sous l’Empire. Une lampe brûle assez tristement sur un guéridon au milieu de l’appartement. La tante Julie tricote, la tante Catherine tricote, et Mme Irnois tricote aussi. Emmelina est auprès du feu dans son fauteuil, et, les yeux fixés sur les charbons, considère, probablement en y plaçant l’acte qui se joue lentement dans sa tête, le monde igné dont la flamme change à chaque instant les formes.

L’inquiétude est à son comble, tout le monde parle à la fois. Jeanne a servi longtemps de messager entre les terreurs du salon et celles de la cuisine ; mais les émotions sont trop vives, la cuisine monte au salon, et à entendre parler roi, empereur, maréchal, baron, duc, prison et mort, on se croirait dans une réunion politique.

Enfin un violent coup de sonnette se fait entendre. Le cri de oh ! très prolongé s’échappe de toutes les bouches, la cuisinière court ouvrir. M. Irnois se précipite dans le salon, pâle, non, blême ! les yeux flamboyants, et jurant contre toutes les divinités de l’Olympe à part le Styx qu’il ne peut nommer, ne le connaissant pas. Certes, depuis les jours où le bourgeois, le comte, le procureur, la dame philanthrope, ses anciens maîtres, lui donnèrent son congé, il n’avait pas été plus démonstratif dans sa colère et dans son dépit, mais, aux emportements de son langage se mêlait un sentiment profond de frayeur qui n’échappa à aucun des témoins de cette scène émouvante.

Enfin, M. Irnois, ayant beaucoup juré, lança son chapeau à claque à la tête du secrétaire intime, s’assit brusquement devant le feu, et, ayant mis à la porte, par un dernier éclat de voix, tous les échappés de la cuisine, il commença à satisfaire la curiosité trop surexcitée de sa famille.

“Au nom de tous les saints, s’écriaient les trois femmes, dites-nous ce qui vous est arrivé !”

— “Je suis un homme perdu, ruiné par d’affreux scélérats, s’écria M. Irnois ; voilà ce qui m’est arrivé, mille noms d’un… ! Ah ! mon Dieu ! dans quelle affreuse position je suis ! Vous ne savez pas ce qui se passe ? Eh bien donc, j’entre dans les Tuileries : une cohue, un bruit, une chaleur dont on ne se fait pas l’idée ! J’étais pressé de voir l’Empereur, pour savoir ce qu’il me voulait et m’en retourner. J’arrive dans un dernier salon ; on m’avait ôté ma lettre des mains, je ne sais qui, je ne sais comment ; j’étais ahuri ! Un grand homme, tout brodé, avec des épaulettes et un grand ruban rouge en travers, me pousse par l’épaule, car, ennuyé de tout ce fracas, je ne bougeais pas plus qu’un terme. Je ne voyais plus rien ! et je me trouve nez à nez avec l’Empereur !”

— “Avec l’Empereur !” répéta l’assistance, à l’exception d’Emmelina qui n’écoutait point.

— “Silence donc, bavardes infernales que vous êtes ! s’écria M. Irnois, en donnant un grand coup de pied dans les bûches, violence qui fit tressaillir, puis soupirer sa fille. Silence donc ! Oui, l’Empereur ! Et il me dit, cet Empereur, en me montrant du doigt un homme placé derrière lui : “Préparez-vous à marier votre fille à M. le Comte Cabarot ; je le fais ambassadeur !” Ma foi, dans le premier moment, sans trop savoir ce que je disais, je m’écriai : “Donner Emmelina à ce…” Je n’allai pas plus loin, car l’Empereur me jeta un regard ! Oh ! quel regard ! Il me sembla que la terre s’enfonçait sous moi, que j’allais être emprisonné, fusillé, égorgé, massacré ! Je me trouvai près de m’évanouir ; et il paraît même que je m’affaissais, car je fus soutenu dans les bras d’un misérable !… C’était, le croiriez-vous ? ce misérable auquel l’Empereur veut que je donne Emmelina, qui osait m’empêcher de tomber ! Je le regardai d’une façon !… Comme l’Empereur m’avait regardé ; mais cela ne lui produisit pas le même effet. Au contraire, il me fit une grimace en façon de sourire, et me dit : “Mon cher Monsieur Irnois, notre connaissance arrive un peu brusquement ; mais n’en soyez pas moins sûr de mes respects ; nous avons des amis communs ! — Je ne crois pas, lui répondis-je avec ce ton que vous me connaissez, je n’ai pas d’amis !” Il ne fut pas étonné ; et il me dit en me saluant : “J’irai présenter mes hommages respectueux à Mme Irnois demain, sans faute. — Je serai sorti ! m’écriai-je. — L’Empereur vous ordonne de rester chez vous, toutes les fois que je vous en avertirai”, me répliqua-t-il en me regardant dans les yeux. J’eus peur, et je m’en revins. Concevez-vous une pareille position ?”

— “C’est monstrueux !” s’écrièrent les femmes.

— “Il vient demain, le monstre ?” demanda Mlle Julie.

— “Demain !” dit M. Irnois.

— “Eh bien ! je suis d’avis, poursuivit la vieille fille, qu’on lui dise son fait en trois mots : “Vous n’aurez pas Emmelina ! vous ne l’aurez pas ! ah dame !”

— “Sotte que vous êtes ! hurla M. Irnois ; il ira chercher la gendarmerie, et je serai traîné en prison !”

— “Aimez-vous mieux la mort d’Emmelina ?” dit la mère.

— “Non, répondit M. Irnois ; mais, quand je serais coffré, cela n’empêcherait pas le mariage.”

— “Que faire donc ?” dit Mlle Catherine.

— “Emmelina, dit la mère d’une voix pleine de larmes et en se mettant à genoux devant sa fille, Emmelina, on veut te marier ! Emmelina, on veut t’emmener d’ici, mon cher amour ! réponds-moi, que veux-tu que je fasse ?”