Texte établi par Tancrède de VisanÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 29-39).

CHAPITRE II

Emmelina, cet ange, cette divinité, cet objet de tant de vœux, était, à dix-sept ans, une pauvre créature de la taille d’une fille de dix ans, et qu’un sang mauvais avait privée tout à la fois de croissance, de conformation régulière, de force et de santé. Sans être précisément bossue, elle avait la taille déjetée, et, en plus, sa jambe droite était moins longue que sa jambe gauche. Sa poitrine était comme enfoncée, et sa tête, penchée de côté par le vice de sa taille, s’inclinait aussi en avant.

Avait-elle au moins un joli visage pour contrebalancer quelque peu d’aussi grands défauts ? Hélas non ! sa bouche n’était pas bien faite ; ses lèvres trop grosses lui donnaient un air boudeur ; sa pâleur maladive ne lui seyait pas bien ; seulement ses grands yeux bleus étaient assez beaux et touchants et sa chevelure, blonde comme celle d’une fée, était incomparable. Aussi dans la maison parlait-on souvent de ses magnifiques cheveux. Les cheveux d’Emmelina étaient le point de comparaison favori auquel on aimait à rapporter ce qu’on voulait louer le plus.

La pauvre fille, ainsi maltraitée par la nature, avait grand-peine à marcher et à changer de place ; elle était un peu comme un roseau, toujours pliée et affaissée sur elle-même ; et la vieille Jeanne, sa bonne, qui l’avait portée enfant, la portait encore toute grande demoiselle qu’elle était.

Elle n’aimait pas à marcher, elle y trouvait trop de peine et de fatigue ; puis elle ne s’y était jamais accoutumée ; de telle sorte que, lorsqu’il s’agissait de passer d’une chambre dans une autre, on entendait la petite voix douce d’Emmelina :

— “Jeanne ! porte-moi !”

Et Jeanne la portait.

On pourrait croire que se voyant adorée, adulée et obéie, Emmelina était gâtée, très volontaire, capricieuse et toujours en dépense de fantaisies et de volontés. Mais point. Elle passait à peu près tout le jour dans le silence et sans rien faire. Sa mère aurait aimé à la voir s’occuper, mais jamais on n’avait pu obtenir cela d’elle. La broderie, la tapisserie ne la séduisaient pas ; l’éclat des laines et de la soie lui importait peu ; elle n’avait aucun goût de toilette ; elle ne songeait jamais à la parure, et jamais elle ne s’était demandé si sa figure était belle ou laide. Son tempérament était apathique ; jamais elle ne voulait ni ne désirait rien ; elle ne paraissait pas s’ennuyer, mais elle ne s’amusait pas non plus. Une fois, on l’avait conduite à l’Opéra, l’événement avait fait époque dans la maison, M. Irnois, sa femme, ses deux belles-sœurs et Jeanne avaient été très frappés de la magnificence du spectacle ; Emmelina seule n’avait rien témoigné et n’en parla point dans la suite. Véritablement, elle avait peu de part à la vie, et, dans ses grands jours d’activité elle prenait un ourlet, toujours le même.

D’éducation intellectuelle, elle n’en avait reçu aucune ; d’ailleurs, personne autour d’elle ne l’avait même jugé nécessaire. Seulement la tante Julie Maigrelut, qui, de temps en temps, feuilletait assez volontiers un roman de M. Ducray-Duminil, ou de Mme de Bournon-Malarme, lui avait appris à lire, et elle se servait de cette science pour prendre quelquefois Peau d’Âne ou le Chat Botté dans le volume de Perrault ; elle avait commencé par là avec son institutrice, et elle ne s’était jamais risquée seule à aller plus loin. À dix-sept ans encore, elle prenait Peau d’Âne ou le Chat Botté, et passait toute une journée dans sa compagnie. Elle n’y rencontrait pas grand charme, mais non plus grande fatigue, et il ne lui en fallait pas davantage.

Tous les jours, à huit heures, Jeanne, qui couchait dans sa chambre auprès de son lit, s’en approchait pour savoir comment elle avait dormi, demande quotidienne à laquelle Emmelina répondait quotidiennement :

— “Bien, Jeanne.”

Mais son teint plus ou moins pâle, ses yeux plus ou moins battus, étaient les véritables témoins que Jeanne interrogeait. La consultation terminée, Jeanne se rendait tout en courant chez M. et Mme Irnois, où elle communiquait ses sentiments, où elle déclarait combien de fois Emmelina avait bu pendant la nuit. Si le bulletin était mauvais, M. Irnois devenait plus loup que de coutume, et sa voix furibonde allait porter la terreur jusqu’au fond de la cuisine. Mlles Maigrelut savaient alors à quoi s’en tenir sur la marche de toute la journée, et venaient par leurs glapissements prendre part à la désolation générale.

Si au contraire les déclarations de Jeanne étaient favorables, si Emmelina n’avait demandé à boire que deux fois, M. Irnois était plus économe de jurons et d’invectives, et chacun se ressentait de cette bénignité.

Alors Jeanne retournait habiller la jeune fille ; ce n’était pas une toilette charmante comme celle des Grâces ; on lui mettait quelque robe de mérinos en hiver ou de toile en été, avec un bonnet qui tenait ses beaux cheveux enfouis, et l’affaire était faite jusqu’au moment de se coucher.

Habillée, Emmelina recevait dans son fauteuil les bonjours et les mamours de toute la famille, et la brusque accolade de son père ; après déjeuner, il était assez dans ses habitudes de dire à sa mère :

— “Maman, je vais m’asseoir sur tes genoux.”

— “Viens, mon cher ange !” répondait Mme Irnois. La pauvre enfant malade se couchait sur le giron de sa mère et souvent s’y endormait, ou veillait sans rien dire en se laissant couvrir de baisers qu’elle ne rendait pas.

On ne viendra sans doute pas demander maintenant si Emmelina avait de l’esprit. Non, certes ! elle n’en avait pas, la malheureuse fille ! ni rien qui ressemblât à l’agitation de l’intelligence. Qu’est-ce que l’esprit, sinon de savoir deviner et exprimer les rapports réels ou factices qui existent entre les choses ? L’esprit ne saurait se développer au milieu de la solitude, ni avec la compagnie des imbéciles, et il n’était personne, dans la maison de M. Irnois, dont le contact pût permettre à Emmelina d’avoir de l’esprit. Puis, comme on ne lui avait rien appris, elle n’avait nulle matière à exercer son intelligence ; partant sa conversation, si, par hasard, quelqu’un fût venu la solliciter, n’aurait eu rien que de très vulgaire.

Voici donc mon héroïne : contrefaite, point jolie de visage, sans esprit, et la plupart du temps silencieuse ; maladive, et trouvant son plus grand bien-être à se tenir couchée sur le sein maternel, comme un enfant de quatre ans. Il n’y a rien, dans une telle peinture qui séduise beaucoup.

Mais le portrait n’est pas achevé tout à fait, puisqu’il n’a rien été dit de cette disposition rêveuse qui faisait le désespoir de toute la maison Irnois, et qui, non seulement formait le trait principal du caractère d’Emmelina, mais était même tout son caractère.

La pauvre fille, sans avoir ni la conscience ni le regret de ses imperfections physiques, était, comme tous les êtres mal conformés, vouée à une profonde et incurable tristesse, en apparence sans cause, mais que la réaction du physique sur le moral explique trop complètement. De cette tristesse irréfléchie, qui ne faisait que jeter un voile sombre sur l’existence de Mlle Irnois, il ne s’exhalait jamais aucune plainte.

Mais, lorsque dix-sept ans étaient arrivés, et avec cet âge les développements mystérieux de l’être, tout l’essaim de pensées printanières qui, à cette époque de la vie, s’élancent et accourent autour de l’âme, Emmelina jeune fille était devenue plus silencieuse encore qu’Emmelina enfant.

Bien qu’elle ne connût pas le travail intérieur de son être, qu’elle fût très loin de pouvoir l’analyser, elle en restait mal à l’aise, elle en restait malheureuse ; elle aspirait à ce bien inconnu que les dieux de la jeunesse, le blond Vertumne et la fraîche Pomone dispensent en souriant ; mais elle y aspirait avec souffrance, et volontiers aurait éprouvé le désir de mourir, si elle eût su se poser à elle-même une question.

Néanmoins, sa tristesse devenait tous les jours plus profonde. Une cause extérieure était venue donner à cette âme déshéritée plus de souffrance avec plus de vie. Tout à l’heure nous en parlerons en détail.

Emmelina avait renoncé à chercher protection sur les genoux maternels ; elle préférait maintenant passer sa journée à une fenêtre de sa chambre qui donnait sur la cour, et ne voulait plus guère aller dans le salon. Par une singularité qui étonnait tout le monde, elle sembla pendant quelque temps avoir plus de force et de santé qu’on ne lui en avait jamais vu.

Ses joues avaient même eu pendant quelques jours une teinte rosée qui avait paru aux yeux charmés de toute la maison réaliser l’idéal des doigts de l’Aurore. Pourtant, elle ne voulait plus sortir de sa chambre, et, dans sa chambre, n’aimait que le coin de la fenêtre choisie.

La si douce Emmelina, bientôt, alla plus loin encore ; chose inouïe ! elle eut une volonté ; elle prétendit rester seule ; elle renvoya mère, bonne et tantes sans pitié, et un jour, qu’inquiète d’innovations si étranges, Mme Irnois essayait quelques observations timides, Emmelina, prodige effrayant ! Emmelina frappa du pied et fondit en larmes. Toute la famille fut consternée pendant deux jours ; mais M. Irnois défendit de la manière la plus sévère qu’on osât se permettre de contrarier sa fille. L’arrêt était rendu en termes véritablement terribles, mais le juge était redoutable ; et, comme personne ne contestait la justice du fait, on se mit à obéir avec une ardeur rare chez ceux qui obéissent. Ainsi Emmelina resta libre de passer de longues journées seule dans sa chambre, assise dans un fauteuil, à l’angle de sa fenêtre, y faisant… personne ne savait quoi.

Cependant elle avait dix-sept ans. M. Irnois s’était marié, si j’ai bonne mémoire vers Juillet ou Août 1794. Ce n’était pas trop une époque convenable pour songer au mariage ni à aucune joie ; mais le brave capitaliste n’avait pas l’âme très sensible aux dangers de la patrie, et il s’était uni sans remords à Mlle Maigrelut. À l’époque où je prends mon histoire, on était donc en 1811, et si l’ancien fournisseur vivait très retiré, son existence n’était pas pour cela inconnue. L’éclat de l’or est tout aussi évident que celui du soleil, et un coffre-fort bien rempli ne saurait se dérober à la connaissance, à l’admiration et à la convoitise des citoyens d’un grand État. En vain M. Irnois habitait le quartier des Lombards, en vain sa porte, soigneusement fermée aux hommes graves comme aux freluquets, ne s’ouvrait presque pour personne, on savait de point en point combien il y avait d’écus dans la maison numéro tant, on était pleinement édifié sur les habitudes du logis, et l’on avait une parfaite connaissance de l’existence de Mlle Irnois, laquelle, en sa qualité d’unique héritière des gros biens paternels, tenait attachées au bout de sa ceinture virginale les clefs de la caisse. Or, quel serait l’heureux mortel vainqueur du dragon (le père Irnois) et possesseur des pommes d’or (la grosse fortune) ? C’était une question que l’on s’adressait volontiers dans quelques cercles des plus élevés de ce temps-là.

L’époque actuelle a la réputation mauvaise ; on lui reproche d’aimer l’argent avec excès. Mais, pour ne pas être injuste envers elle, il faut avouer que la passion du pécule a dévoré bien des hommes avant que notre génération apparût sur la scène du monde, et que, sous l’Empire, on pouvait trouver sans peine des personnages qui, tranchant par leurs convoitises sur les passions guerrières du temps, s’abandonnaient au goût des capitaux, avec autant de verve que nos hommes de bourse les plus acharnés.

Dans ce temps-là, certains grands messieurs, spéculant sur la gloire nationale, aimaient à mettre la main dans les caisses de l’étranger. Il y en eut aussi d’autres qui mirent leurs espérances de fortune dans la conclusion de riches mariages, ni plus ni moins que les illustres roués de la Régence, et, par une circonstance toute particulière à cet âge, ces gens-là surent détourner souvent à leur profit l’action de la puissance impériale, en faisant intervenir la volonté du maître dans des unions qui, sans ce secours quasi divin, n’auraient jamais pu se conclure. Sans doute je ne prétends pas dire que Napoléon se soit fait de gaîté de cœur le soutien d’ambitions aussi basses ; mais il voulait, en principe, que les grandes fortunes revinssent aux grands emplois, et, comme il arrive fréquemment sur cette terre,

Où les plus belles choses
Ont le pire destin,

que les plus beaux principes y ont aussi quelquefois des applications fâcheuses, plus d’une avidité subalterne profita des sentiments de l’Empereur, et se faufila, par leur moyen, dans des familles qui ne voulaient pas l’accueillir.

Il y avait, en 1811, au Conseil d’État, un certain comte Cabarot dont les services étaient fort appréciés et qui était en effet un homme de mérite. Petit avocat avant la Révolution à je ne sais quelle cour souveraine, il avait sucé avec le lait, dans la famille de basoche dont il était issu, une érudition judiciaire vraiment profonde. Dès son plus bas âge, Cabarot avait entendu parler chicane ; les coutumes, la loi romaine, toutes les lois imaginables, lombardes, bourguignonnes, franques, et jusqu’à la loi salique, avaient été les constantes occupations données à son cerveau par l’auteur de ses jours. Petite merveille donc, s’il se fut trouvé à trente ans dans le barreau un des hommes les mieux instruits. Envoyé à la Convention, mais orateur peu disert et trembleur parfait, il s’était rejeté dans la pratique silencieuse des affaires. Sous le Directoire, le citoyen Cabarot s’était fait remarquer dans les bureaux des ministères. On l’avait employé avec succès à toutes sortes de besognes : dans ce temps-là les gens de plume devaient être un peu des Michel Morin.

Cabarot avait été ministre plénipotentiaire, puis commissaire de je ne sais quoi, puis chef de division à la Justice, puis beaucoup d’autres choses. Bref, Bonaparte, le voyant si expert, le prit et le mit dans le Conseil d’État, où sa vaste érudition en matière légale acheva de le rendre agréable au maître. On l’avait fait comte.

Encore une fois, Cabarot était… je veux dire le comte Cabarot était un homme érudit et distingué par ses connaissances pratiques. Mais il était aussi perdu de mœurs que savant et habile. Je ne puis, ni n’en ai la moindre envie, entrer dans les détails de son existence intérieure. Il me suffira de dire que la société qu’il voyait, réunion de généraux, d’hommes de son métier, de diplomates, tous gens peu bégueules, riaient volontiers de ses habitudes, et que le prince Cambacérès lui accordait une part dans ses confidences.

Le comte Cabarot, avec tant de mérites et la faveur de César, n’était pas riche pourtant. Tout au plus comptait-il trente mille francs de revenu, qui auraient bien semblé une montagne d’or à son père, le pauvre homme ! mais qui ne lui suffisaient pas. Ajoutez à ce chiffre vingt mille francs de dettes par an environ, et vous conviendrez que ce n’était pas assez.

Le comte Cabarot, un jour qu’il travaillait avec sa Majesté Impériale et Royale, osa lui toucher respectueusement quelques mots de sa profonde détresse.

Le souverain des mondes, pour me servir d’une expression orientale, ne répondit à cette plainte touchante que par des reproches, peut-être mérités, sur les horribles voleries de M. le comte.

M. le comte s’excusa de son mieux et revint à la charge, si bien qu’il lui fut demandé ce qu’il voulait.

— “La main de Mlle Irnois mettrait le comble à mes vœux”, répondit le conseiller d’État en s’inclinant.

Là-dessus explication sur ce qu’était Mlle Irnois ; comme quoi, au physique, elle était probablement peu jolie (il était loin de le savoir au juste !), mais aussi comme quoi au moral elle avait quatre ou cinq cent mille livres de rentes, et qu’une telle union comblerait le plus humble et dévoué sujet de sa Majesté Impériale et Royale, etc., etc.

Par bonheur, le comte Cabarot, en homme d’esprit, et parfaitement informé, s’était pressé d’agir. Il savait vaguement que la fille avait dix-sept ans et qu’avec les vertus qu’il se plaisait lui-même à signaler en elle, il ne se pouvait pas qu’avant un mois, l’attention de bien d’autres céladons de son genre ne se fût éveillée aussi. En effet, on y pensait déjà, mais on ne se hâta pas assez ; le comte Cabarot fut plus alerte.

La puissance auguste qu’il implorait se montra de son côté bénévole. Cabarot ne quitta le cabinet qu’en emportant un ordre adressé à M. l’aide de camp de service, ou tel autre personnage qui alors transmettait les volontés impériales, de commander à M. Pierre-André Irnois de se présenter à trois jours de là devant son souverain.

Le comte Cabarot se vit transporté au septième ciel ; jamais il n’avait été aussi heureux depuis le jugement de Tallien qui l’avait regardé de travers.