Texte établi par Tancrède de VisanÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 17-27).

CHAPITRE I

M. Pierre-André Irnois fut un des marchands d’argent qui, sous la République, firent le mieux leurs affaires. Sans arriver aux splendeurs quasi fabuleuses des Ouvrard, M. Irnois devint très opulent, et, ce qui le distingua surtout de ses confrères, c’est qu’il eut le talent de conserver son bien ; enfin, il n’imita pas Annibal : il sut vaincre d’abord, puis conserver sa victoire ; sa race, si elle eût duré, eût pu le comparer à Auguste.

Dans sa sphère, son élévation avait été plus étonnante encore que celle de l’adopté de César. M. Irnois était parti de rien ; ce n’est pas là ce qui m’émerveille ; mais il n’avait pas l’ombre de talent ; il n’avait pas l’ombre non plus d’astuce ; il n’était que médiocrement coquin.

Quant à se faufiler auprès des grands ou des petits, à capter d’utiles bienveillances, il n’y avait jamais songé, étant bien trop brutal, ce qui remplaçait chez lui la dignité. Mal bâti, grand, maigre, sec, jaune, pourvu d’une énorme bouche mal meublée, et dont la mâchoire massive aurait été une arme terrible dans une main comme celle de l’Hercule hébreu, il n’avait dans sa personne rien qui, par la séduction, fût de nature à faire oublier les défectuosités de son caractère et celles de son intelligence.

Ainsi, matériellement et moralement, M. Pierre-André Irnois ne possédait aucun moyen de faire comprendre comment il avait pu réaliser une énorme fortune et se placer au rang des puissants et des heureux. Et pourtant, il était arrivé à avoir six hôtels à Paris, des terres bâties dans l’Anjou, le Poitou, le Languedoc, la Flandre, le Dauphiné et la Bourgogne, deux fabriques en Alsace et des coupons de toutes les rentes publiques, le tout couronné par un immense crédit. L’origine de tant de biens n’était explicable que par les étranges caprices de la destinée.

M. Irnois, ai-je dit, avait eu son berceau fort bas ; tout le monde, du moins, le croyait, et lui comme tout le monde ; mais, par le fait, on n’en savait rien ; il ne s’était jamais connu ni père ni mère et avait commencé sa carrière sous la livrée de marmiton, dans les cuisines d’un bon bourgeois de Paris. De là, chassé pour avoir laissé brûler une rôtie confiée à ses soins un jour de gala, il avait erré quelque temps, soumis aux tristes fluctuations du vagabondage. Le pauvre diable s’était ensuite raccroché à un emploi de laquais chez un procureur, et, bientôt congédié comme trop insolent et un peu voleur, il avait manqué mourir de faim, une nuit fatale que le guet le ramassa, expirant d’inanition, sous un des piliers des Halles, où il s’était traîné après avoir en vain cherché, dans les bourriers d’alentour, quelque honteux comestible.

On voulut l’envoyer aux Îles. Il s’échappa, se cacha dans le jardin d’une dame philosophe et philanthrope, et, découvert, raconta son histoire. Par bonheur, cette dame avait ce jour-là autour d’elle plusieurs personnes invitées à dîner, et parmi ces convives, M. Diderot, M. Rousseau de Genève, et M. Grimm.

Le récit du vagabond déguenillé servit de texte heureux à différentes considérations trop justes, hélas ! sur l’ordre social. M. Rousseau de Genève embrassa publiquement Irnois en l’appelant son frère ; M. Diderot l’appela aussi son frère, mais il ne l’embrassa pas ; quant à M. Grimm, qui était baron, il se contenta de lui faire de la main un geste sympathique en l’assurant qu’il voyait en lui l’homme, le chef-d’œuvre de la Nature.

L’expression de cette grande vérité, reconnue par toute la compagnie, ne suffisait pas au pauvre diable. Par le plus étonnant des hasards, en le renvoyant, on pensa à lui faire donner une soupe et un lit. Le lendemain matin, la maîtresse de la maison l’avait déjà oublié, et certainement aurait donné ordre de le mettre dehors si on lui eût rappelé le chef-d’œuvre de la création, l’homme que la veille elle avait si philosophiquement accueilli. Mais une vieille intendante lui trouva les épaules suffisamment plates pour y mettre des charges de bois, et les bras assez longs pour scier des bûches. Il gagna ainsi sa vie jusqu’au jour où il redevint laquais. C’était une fortune ; c’était de là qu’enfin l’aigle devait prendre son vol.

En peu de temps, Irnois passa du service de la dame philosophe à celui d’un comte dévot, puis d’une marquise intrigante, puis d’un turcaret ; ce turcaret, le voyant suffisamment inepte, le jugea digne de recevoir les droits à la porte d’une petite ville. Voilà Irnois commis ; c’était une belle position pour ce malheureux. Il ne sut pas la garder, il tint mal ses comptes ; il fut chassé. Alors il voulut revenir à Paris, et dans le trajet il lui arriva une aventure qui semblera peu probable, mais qui n’en est pas moins véritable. Qu’on se souvienne en la lisant qu’Irnois était destiné à devenir le favori de la fortune.

Comme il avait gagné quelque petit argent dans sa gestion, il avait acheté un pauvre cheval gris dont il comptait se défaire à l’arrivée.

Un matin qu’il était parti de fort bonne heure de sa couchée, il arriva au rond-point d’un grand bois vers le moment où l’aube commençait à poindre. C’était au mois d’octobre, le temps était brumeux, le jour fort terne, et, enveloppé dans sa cape, son chapeau sur les yeux, Irnois était loin d’avoir chaud. Par conséquent, son âme, peu virile d’ordinaire, n’avait pas grande fermeté.

Que devint donc l’ex-commis, parvenu au débouché du rond-point, lorsqu’il vit à l’entrée de l’avenue qui lui faisait face, et par laquelle il devait absolument passer, un groupe d’hommes à cheval !

Irnois n’hésita pas en sa pensée ; il les reconnut pour voleurs, et qui plus est, voleurs de grand chemin. Il songea à fuir ; mais s’il tournait les talons, ces misérables allaient sans doute mettre d’horribles mousquets en état et le cribler de balles ! Il frissonna d’horreur et resta planté sur sa selle, son cheval retenu fermement.

Les cavaliers placés de l’autre côté du rond-point, le voyant ainsi immobile, attendirent quelque temps, en l’observant, mais comme il ne bougeait pas (il n’aurait pas remué pour un empire), ils prirent leur parti après un colloque animé, et un d’entre eux s’avança vers Irnois. Celui-ci se crut à sa dernière heure et allait tirer sa bourse pour la donner, lorsque le cavalier mettant son chapeau à la main lui dit avec une extrême politesse : — “Monsieur, ce bois n’est pas ce que vous croyez ; on vous aura fait quelque faux rapport, veuillez en être convaincu ; mais dans notre désir de vous être agréables, nous vous offrirons cinq mille livres ; c’est en conscience tout ce que nous pouvons faire.”

Irnois, à cet étrange discours, pensa que les brigands voulaient ajouter la raillerie à la férocité et se proposaient de l’égorger en riant. Sa peur redoubla, et s’il ne se fût cramponné des deux mains à l’arçon de sa selle, il serait certainement tombé de cheval. Le cavalier, le voyant muet, ne commit aucune violence, salua au contraire, et retourna vers ses compagnons.

Irnois, dont les dents claquaient, s’aperçut bientôt que deux hommes se détachaient de nouveau du groupe et se dirigeaient vers lui. Ils l’abordèrent non moins poliment qu’avait fait le premier, et l’un d’eux prit la parole :

— “Allons, monsieur, dit-il, vous avez décidément l’esprit prévenu ; ne parlons plus de cinq mille livres ; mettons-en dix et concluons.”

— “Oh ! les scélérats ! se disait Irnois au comble de l’épouvante ; les scélérats !”

Pourtant, cette fois encore, il ne lui arriva aucun mal. Les cavaliers, après avoir attendu inutilement sa réponse, s’éloignèrent, et la conférence recommença entre eux et leurs compagnons. Enfin, toute la bande se dirigea vers Irnois qui, pour le coup, se tint assuré d’être arrivé à sa dernière heure. Mais quelle fut sa stupéfaction, quand le cavalier qui lui avait parlé d’abord lui dit :

— “Monsieur, vous êtes au moment d’avoir une mauvaise affaire !”

— “Ah ! monsieur, répondit Irnois d’un air lamentable, que je vous aurais de reconnaissance, si vous vouliez bien m’en tenir quitte !”

Le cavalier se mit à rire.

— “Je vois, monsieur, que vous êtes plaisant, et savez la valeur des choses. Mes associés et moi, nous voulons agir rondement avec vous. Voici, ajouta-t-il, en tirant un portefeuille de sa poche, vingt mille livres ; ne nous en demandez pas plus. Cette coupe de bois est une bonne spéculation sans doute ; mais elle deviendrait détestable si votre désistement nous coûtait davantage.”

Irnois, malgré l’épaisseur de sa judiciaire, comprit alors que ces affreux scélérats étaient des marchands de bois qui voyaient en lui un adjudicataire rival. En effet, on leur en avait annoncé un. Il s’empressa de prendre les vingt mille livres, plus sa part d’un excellent déjeûner, et il renonça de grand cœur à tout ce qu’on voulut.

Ces vingt mille livres se comportèrent vaillamment dans ses mains. Le gouffre de l’agiotage ne lui engloutit pas le plus mince écu ; il eut beau aller de l’avant avec l’imperturbable témérité de la sottise, tout lui réussit ; et si bel et si bien, qu’il fit douter plusieurs fois certains vétérans de la ferme générale s’il n’était pas un génie financier de premier ordre. Heureusement pour lui qu’avec ces succès il n’était encore que petit compagnon lorsque la Révolution arriva. Son humble tête n’appela pas la foudre dont il eût peut-être mérité les éclats ; il se cacha et avec lui ses pistoles, et il ne sortit de son trou pour friponner la République, que lorsque le fort de la tourmente fut passé. Il réussit assez dans le tripotage des assignats. Pourtant ses triomphes dans ce genre ne furent rien, comparés à ses exploits dans les fournitures de souliers. Il avait eu le bon esprit, par couardise, de se mettre à l’abri derrière quelques esprits aventureux, auxquels il se contentait de prêter de l’argent et qui, eux, agissaient en leur propre et privé nom auprès du gouvernement. Il vit arriver des monts d’or dans ses caisses ; et au comble de l’enivrement, Bonaparte était déjà consul à vie, qu’il se considérait encore comme le plus grand homme du siècle.

Un beau jour il prit femme. La compagne qu’il choisit pour perpétuer sa race était la fille d’un spéculateur comme lui, Mlle Maigrelut ; et ce ne fut pas la moindre faveur de son étoile que de la lui avoir donnée simple, sotte et ennemie du faste et des plaisirs, comme lui-même était. Avec elle il épousa, en quelque sorte, Mlles Catherine et Julie Maigrelut, les sœurs, que la ruine et la mort de leur père firent tomber bientôt dans son ménage. Il ne s’en plaignit pas. Il avait, comme il se plaisait à le dire, de quoi tremper la soupe pour tout le monde ; et, aimant peu les assemblées, les visites, les plaisirs mondains, et sentant que la capacité de l’esprit de Mlles Maigrelut et de Mme Irnois se haussait précisément à la hauteur du sien, il trouvait du charme dans leur société, ce qui le dispensait de sortir de chez lui.

Tel était M. Irnois, telles étaient les compagnes de sa solitude.

Quant à la vie qu’il menait, il faut en parler ici. M. Irnois, avec tous ses hôtels, ses grands biens, ses immenses revenus, n’avait jamais pu se faire au luxe, et se trouvait gêné dans les grands appartements. On l’accusait d’avarice, et l’on était injuste ; s’il ne dépensait pas, c’est que cela ne l’amusait point. Il habitait au second étage d’une maison sise dans le quartier des Lombards. On sait ce que sont les demeures humaines dans ce coin de Paris. Toutes les chambres étaient uniformément carrelées de rouge, hors le salon parqueté ; toutes les chambres étaient uniformément sombres, hors les chambres à coucher plus sombres que tout le reste, parce qu’elles donnaient sur la cour.

Les meubles étaient d’acajou dans les grands appartements, de noyer dans les petits ; le velours d’Utrecht jaune régnait partout en maître, et quelques pendules dorées, représentant Flore et Zéphyre ou l’Amour attrapant un papillon, sous verre, étaient les dernières limites de la magnificence Irnois. D’objets d’art, il n’y en avait pas d’autres que le portrait à l’huile du maître du logis, épouvantable création de quelque barbouilleur d’enseignes. Le domestique se composait d’une cuisinière, d’une grosse femme de confiance et d’un petit garçon mal vêtu et jamais peigné qui cumulait des emplois d’importance très diverse, tantôt fendeur de bois, tantôt commissionnaire, tantôt secrétaire intime, tantôt laquais. Voilà l’organisation de ce ménage où M. Irnois ne trouvait rien à changer, où il trônait en despote, parlant fort, grondant fort, ou rechignant du matin au soir.

Mais ainsi que dans ces vallées étroites, stériles, affreuses, que la nuit couvre d’ombres épaisses, et où le voyageur marche d’un pas chancelant et effrayé, il finit toujours par apparaître quelque clarté lointaine qui vous rend la joie, ainsi, dans l’antre de M. Irnois, il y avait une clarté ; clarté faible et douteuse, il est vrai, mais charmante cependant pour les yeux qu’elle éclairait et qui n’avaient pas besoin d’un grand jour.

Dans cet appartement obscur et maussade, peuplé de gens désagréables, il y avait, comme dans toutes les choses choses humaines, un bonheur où s’allait échauffer le peu de poésie de ces grossières cervelles, un bonheur où se confondaient toutes les affections.

Quel lien commun auraient eu les cœurs de Mlles Maigrelut, de M. et de Mme Irnois sans ce point lumineux de leur vie ? Le cent de piquet sans doute, c’est bien quelque chose, le reversis encore, mais avec la meilleure volonté du monde, ce n’est pas tout ; et ce que le cent de piquet et le reversis ne suffisaient pas à donner de chaleur, de vie et de douceur à ce cercle bourgeois, c’était Emmelina qui le donnait.

Emmelina ! Quand on avait dit Emmelina dans la maison, on avait tout dit : maîtres et valets pensaient tout le jour à procurer à Emmelina la plus grande satisfaction possible. Sans Emmelina, il n’y avait rien, avec elle il y avait tout. Père, mère, tantes, servantes et secrétaire intime riaient, pâlissaient et pleuraient tour à tour, suivant l’accent avec lequel ce nom : Emmelina, était prononcé le matin par la grosse Jeanne, la femme de confiance, à son sortir de la chambre sacrée.

La passion de tous ces honnêtes gens pour l’être chéri n’était pas identique, de même valeur et de même poids.

M. Irnois faisait peu de bruit de son affection, n’en parlait jamais que je sache, mais la ressentait plus vivement, plus sérieusement que personne. La seule manière dont il manifestât son amour pour sa fille était de ne pas la rudoyer comme il faisait les autres. Il aimait Emmelina sans trop le savoir ; et comment l’aurait-il su, lui qui, de sa vie, n’avait réfléchi ni aux choses, ni aux hommes, ni à lui-même ? Sa fille ne pouvait l’empêcher d’être maussade, mais elle pouvait le rendre vingt fois plus désagréable qu’il n’était d’ordinaire, et cela, par le seul fait que, le matin, il n’aurait pas été réveillé par un rapport satisfaisant sur l’état de santé d’Emmelina : bref, il l’aimait passionnément.

Madame Irnois, de tempérament calme, que dis-je ! glacial, et n’ayant de sa vie éprouvé la moindre sensation vive (sans quoi elle n’eût jamais voulu entendre parler d’épouser Monsieur son mari), Mme Irnois passait une grande partie du jour à tenir sa fille sur ses genoux, à l’embrasser, à la caresser, à lui dire tous les riens que lui présentait son imagination. Ces riens n’étaient pas jolis, ils n’étaient pas variés, surtout ils n’avaient rien de spirituel. Mme Irnois était aussi complètement nulle que peut l’être une bourgeoise vieille, laide et ignorante ; mais elle faisait de son mieux pour amuser sa chère enfant ; elle sentait son cœur se fondre quand elle la regardait, et ne pouvait pas la regarder sans l’embrasser.

Sous ce rapport, sa tendresse ressemblait beaucoup à celle de Mlles Maigrelut, tantes maternelles d’Emmelina, seulement un peu plus jaseuses que leur sœur mariée. Mlles Maigrelut étaient tout ce qu’on peut désirer de plus parfait comme types de vieilles filles. On les eût lâchées l’une et l’autre au milieu d’une ville de province, qu’elles eussent développé avec une puissance inouïe une méchanceté de tigre et de vipère. Mais leur séjour constant au sein de la solitude, dans une claustration presque absolue, avait maté ces natures dangereuses, et toute leur ardeur s’était tournée en dévouement servile et convaincu pour Emmelina.

Ainsi aimée, ainsi adorée et servie, Mlle Irnois atteignit sa dix-septième année ; c’est le moment où commence l’anecdote que j’ai à raconter.

Elle avait donc ce bel âge de jeunesse qui est comme la porte dorée de la vie. Il est temps de dire ce qu’elle était et de la montrer entourée de sa cour, à savoir de son père maigre et jaune, de sa mère grosse et commune, de ses tantes sèches, effilées et bavardes, et de ses servantes qui ne valent pas l’honneur d’une description.

On s’attend sans doute à entendre un récit merveilleux de perfections inouïes, à contempler une jeune fille douée par les fées de tous les charmes de la beauté et de l’esprit… Nous allons voir !