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XXV

Je ne vous dirai pas les détails de cette course échevelée ; ils se sont effacés de mon souvenir. Je traversai des villages, des plaines arides, des rivières, des bois. Mon guide, un Arabe cependant, avait peine à me suivre.

Grâce aux excellentes indications que m’avait données l’employé de la marine, j’arrivais à Nemours dans la nuit.

Dire que si je m’étais moins pressé, si, au lieu d’entrer dans Nemours endormi, j’avais parcouru ses rues en plein soleil, je……

Encore un instant et vous comprendrez.

À peine descendu de cheval et sans songer à me reposer, je me dirigeai vers le port, je pénétrai dans un de ces cabarets qui donnent asile, toute la nuit, aux marins et je ne tardai pas à traiter de mon passage pour Gibraltar, avec le patron d’une balancelle.

Au soleil levant, nous mîmes à la voile : je m’enveloppai d’un manteau, je m’étendis à l’arrière, près du gouvernail, et je pus enfin me reposer de mes fatigues.

Le temps nous favorisa, nous eûmes une traversée des moins accidentées et des plus courtes.

En arrivant à Gibraltar, j’appris que l’Oasis, entré dans le port depuis la veille, n’était pas reparti et je me mis immédiatement à la recherche du commandant de ce vapeur, la capitaine Raoul, un charmant homme, que Paule et moi, avions eu, plusieurs fois, pour voisin de table, à l’hôtel de la Paix.

Il était à son bord : je le rejoignis.

Il entama l’entretien comme l’avait entamé l’employé de la marine.

— Quoi ! vous ici, s’écria-t-il, dès qu’il m’eut reconnu.

— Sans doute, répliquai-je, n’est-il pas naturel que je rejoigne ma femme ? j’ai manqué le départ de l’Oasis : elle a dû s’en rendre compte et vous le dire.

— Non, ma foi ! Elle m’a dit, au contraire, que vous aviez préféré vous rendre par terre à Nemours ; quant à elle, que la mer n’effraye pas, elle a pris passage à mon bord, avec sa femme de chambre, et elle s’en est très-bien trouvée.

— Où est-elle, en ce moment ?

— Ah ! ça, vous jouez donc à cache-cache, fit le capitaine en riant. Vous vous donnez rendez-vous à Nemours, votre femme s’y fait descendre, et vous, pendant ce temps……

Il ne put achever.

— Quoi ! m’écriai-je, l’Oasis s’est arrêté à Nemours ?

— Parbleu ! Toutes les fois que le temps le permet, nous y faisons escale : nous y avons débarqué, à ce voyage, plus de dix personnes.

— Et ma femme était du nombre ?

— Mais certainement, cher monsieur ; décidément je n’y comprends plus rien.

Moi je comprenais, hélas ! et cela me suffisait. Je venais de traverser la Méditerranée en balancelle pour apprendre que ma femme était à Nemours. Je me promenais en Espagne, tandis qu’elle était restée dans la province d’Oran. La veille, j’étais passé, sans aucun doute, dans la rue qu’elle habitait, je m’étais peut-être arrêté devant sa porte pour demander des renseignements. Ah ! si j’avais eu, comme je le disais tout à l’heure, l’esprit d’attendre le jour ! Si même j’avais emmené Ben-Kader avec moi ; il aurait deviné, lui, qu’elle était dans la ville, ou au moins, durant notre course à cheval, il aurait eu l’occasion de m’apprendre que l’Oasis, avant de traverser le détroit, faisait escale sur la côte. L’employé de la marine, dans mon court entretien avec lui, n’avait pas songé à me donner ce renseignement qu’il croyait inutile : le vapeur ne devait-il pas toucher à Nemours bien avant l’heure à laquelle je pouvais y arriver.

Il s’agissait maintenant de revenir sur mes pas. L’Oasis ne reprenant la mer que trois jours après, le capitaine Raoul me conseilla de m’embarquer de nouveau sur la balancelle qui m’avait amené à Gibraltar : c’était encore suivant lui le moyen le plus expéditif de traverser le détroit. Je suivis ce conseil. Mais le vent qui m’avait favorisé lorsque je m’éloignais de Paule, devint contraire dès qu’il s’agit de la rejoindre. Comme dans l’antiquité, les éléments eux-mêmes se conjuraient contre moi.

Après une traversée des plus pénibles, je rentrai à Nemours une semaine après l’avoir quitté.

Il ne me fut pas difficile d’avoir sur Paule tous les renseignements désirables : on me montra la maison qu’elle avait habitée avec une femme de ses amies, une Française, qui, après l’avoir attendue quelque temps, était repartie avec elle, le lendemain de mon passage à Nemours. Les deux voyageuses qu’accompagnait une femme de chambre, s’étaient, m’assurait-on, dirigées vers Oran, par la route de Tlemcen ; elles devaient être arrivées au moins depuis cinq jours.

Le croiriez-vous, mon cher ami, je ne me pressai pas de les rejoindre. Pendant la semaine qui venait de s’écouler, la colère, l’indignation, l’ardeur de la lutte m’avaient soutenu. Maintenant mes nerfs se détendaient, l’attendrissement succédait à la colère et je succombais sous une immense lassitude physique et morale. « À quoi bon me presser, me disais-je ; le hasard me conduit, la fatalité me poursuit ! »

J’abandonnais les rênes sur le cou de mon cheval et je le laissais marcher à sa guise. Doucement bercé sur ma selle, les yeux à moitié fermés, j’avais d’étranges hallucinations : j’entendais la voix de Mme de Blangy, elle faisait à Paule de vifs reproches de m’avoir suivi, d’être restée si longtemps à Oran, sans essayer de la rejoindre. Elle lui disait : « Tu le préfères à moi, maintenant ; son affection a remplacé la mienne. Mais je t’arracherai à son amour. Nous allons fuir, loin, bien loin ; on ne nous retrouvera plus. — Non, non, criait Paule, va-t’en, va-t’en, toi qui m’as perdue. Je veux le rejoindre, lui… il m’a enseigné l’honnêteté, le devoir. Il m’attend, il souffre, il m’appelle, je pars. — Eh bien ! Je pars avec toi. Mais s’il ne t’a pas attendue, c’est qu’il ne t’aime pas, c’est qu’il t’a trompée et alors je t’entraîne. » Je les voyais arriver à Oran : Paule courait à l’hôtel, je n’y étais pas. Alors Mme de Blagy devenait plus pressante, elle lui parlait des dix années écoulées, des serments faits au couvent et renouvelés plus tard, elle évoquait tous les souvenirs qui les unissait l’une à l’autre ; elle la magnétisait, en quelque sorte, par ses discours, rivait un nouvel anneau à la longue chaîne de leurs souvenirs et l’entraînait loin de moi, éperdue, mourante.

Voilà ce que j’entendais, voilà ce que je voyais dans cette nouvelle course de trente lieues à travers le désert et voici ce qui m’attendait à Oran :

Une lettre de Paule. Je la copie textuellement :

« Je suis une misérable créature. Mais il faut que vous sachiez comment tout s’est passé. Je ne veux pas être accusée de mensonge et de duplicité. Vous avez bien assez d’autres torts à me reprocher. J’ai été sincère, j’ai été vraie, pendant tout mon séjour ici. Gardez-en au moins le souvenir.

« Nous quittions la rue Caumartin, sa femme de chambre s’est glissée vers moi et m’a dit : « Madame part avec son mari, elle sait que vous partez aussi et m’a ordonné de vous rassurer et de vous suivre. » Cette fille, sans que vous vous en soyez douté, est montée dans l’express qui nous entraînait vers Marseille, mais au moment de notre embarquement je ne l’ai plus aperçue, et si je n’avais pas été persuadée qu’elle avait perdu nos traces, je vous aurais demandé depuis deux mois, je vous le jure, de quitter Oran.

« Quant à elle, arrivée en Irlande, elle trompe un jour la surveillance de son mari, s’échappe, trouve à Paris sa femme de chambre qui la renseigne sur notre compte, repart aussitôt, traverse La France, l’Espagne, la Méditerranée et débarque à Nemours. Elle m’écrit, me supplie de la rejoindre ; elle se dit malade, elle me jure qu’elle ne me retiendra qu’un jour. Après avoir longtemps résisté, je pars, en vous jurant de revenir. Je tiens mon serment, je reviens avec l’intention de me réfugier auprès de vous, de vous demander aide et protection contre moi-même : Je ne vous trouve plus… Ah ! pourquoi ne m’avoir pas attendue ? Pourquoi m’avoir abandonnée ! M’avoir livrée à sa merci… moi si faible et si lâche, auprès d’elle… Vous me méprisez… je vous fais horreur… Vous ne voulez plus me voir. Ah ! je vous comprends… je vous comprends et cependant je devenais meilleure, je vous le jure, je renaissais à une nouvelle vie, un grand travail se faisait en moi. Mais il n’avait pas encore eu le temps de s’accomplir ; je n’étais pas encore assez forte, assez purifiée, assez-régénérée pour résister aux mauvais conseils. N’ai-je pas osé vous avouer quelle influence elle exerçait sur moi ! Comme elle me dominait ! Comme elle m’avait asservie !… Je ne voulais pas partir… je voulais vous attendre. Mais vous ne reveniez pas… je ne savais pas ce que vous étiez devenu. Puis, j’avais peur de vous, je me disais : me pardonnera-t-il encore ? Je n’osais l’espérer… Et, Elle, Elle ! toujours près de moi, toujours à mes côtés ; elle me reprochait ma faiblesse, ma lâcheté, elle me disait… Oh ! je me tais, je me tais, est-ce que je devrais même vous parler d’elle ? Enfin, elle m’a décidée, je pars… Je vais où elle me conduira… Que sais-je ? Que m’importe où je cacherai ma honte… Je suis une créature déchue, perdue… Je suis moins que rien et jamais je ne me relèverai… Vous avez entrepris, voyez-vous, une tâche impossible ; nous nous faisions des illusions l’un et l’autre. Il vaut mieux que cela finisse ainsi. J’ai brisé votre vie, vous si bon, si honnête, si droit. Ne me cherchez pas… vous ne parviendriez pas à me trouver… Elle saura bien me cacher, allez ! mieux que vous l’avez fait… Puis, je ne veux pas vous revoir ! Je n’oserais plus vous regarder, vous parler… Me conduire ainsi avec vous qui m’avez montré tant de générosité… Ah ! pourquoi depuis que nous sommes ici, ne m’avoir pas comme autrefois parlé de votre amour ? … Il n’y avait plus de verroux à ma porte… Mais vous aviez mon passé sur le cœur, vous me méprisiez encore, et moi j’attendais que le temps m’eût régénérée, que je fusse digne de vous… Quelle faute nous avons commise !… Il y aurait aujourd’hui entre nous des liens indissolubles que personne, personne ne parviendrait à briser… Adieu, adieu, oubliez-moi, plaignez-moi… Ah ! si vous reveniez pendant que j’écris cette lettre… je me jetterais à vos genoux, je… Tenez, j’attendrai jusqu’à demain : Elle dira ce qu’elle voudra, je ne partirai que demain. Mais venez, venez vite. »

Elle avait rouvert sa lettre et elle avait écrit : « J’ai attendu encore deux jours… Qu’êtes-vous donc devenu ? Vous êtes retourné en France. Vous m’avez abandonnée. Je pars. Adieu, adieu. »

Je relus deux ou trois fois cette lettre, machinalement en quelque sorte. J’étais comme hébété, je ressentais des douleurs dans tout le corps, j’avais la tête lourde, mes dents claquaient.

Je pris le lit ; une fièvre assez violente avec accompagnement de délire se déclara dans la nuit. Au matin, les maîtres de l’hôtel, ne me voyant pas descendre, montèrent chez moi et s’empressèrent d’envoyer chercher le docteur X… Pendant plusieurs jours, il désespéra de me guérir. Enfin il parvint à triompher du mal : une fièvre typhoïde, je crois.