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XXVI

Dans les premiers jours de janvier, je pus me mettre en route pour la France. J’étais encore très-faible, mais au moral, cette longue maladie m’avait reposé. Il y avait eu dans ma vie un temps d’arrêt, une sorte de solution de continuité qui devait m’être salutaire. Je me rappelais, sans doute, tous les événements qui s’étaient accomplis, mais je les envisageais sans amertume, sans irritation, seulement avec une grande tristesse. Je souffrais beaucoup, mais ma douleur n’avait rien d’aigu : elle était latente, pour ainsi dire, elle couvait sourdement comme un feu recouvert de cendres ; il brûle et ne jette pas de flammes.

J’éprouvai cependant une vive émotion en rentrant dans mon appartement de la rue Caumartin : mille souvenirs m’affluèrent au cœur. Je pleurai longtemps, bien longtemps.

Lorsque je fus plus fort, je mis de côté tous les objets qui appartenaient à Paule et je les fis porter chez sa mère.

En même temps j’écrivis à M. Giraud :

« Votre fille m’a quitté, monsieur. J’ignore où elle s’est réfugiée et je ne veux pas le savoir. Je vous serais obligé de ne jamais m’interroger à son sujet. Vous comprendrez que je désire oublier. »

Je savais M. de Blangy à Paris et je ne faisais aucune tentative pour le voir. De son côté, il avait la même retenue.

Un jour cependant, nous nous rencontrâmes sur les boulevards. Il vint à moi, le premier, avec empressement, et me tendant la main :

— Je suis heureux, me dit-il, de vous trouver en bonne santé. Je craignais que vous ne fussiez malade.

— Je l’ai été, fort gravement même, répondis-je. Je vais mieux… de toutes les façons, ajoutai-je. Et vous ?

— Je ne me suis jamais aussi bien porté.

Nous gardâmes un instant le silence. Ce fut le comte qui le rompit.

— Il serait peut-être plus sage, reprit-il, de ne pas parler du passé. Mais c’est bien difficile, vous en conviendrez. Entre nous deux toute conversation qui n’aurait pas trait à… nos aventures deviendrait aussitôt banale.

— Je suis un peu de cet avis.

— Alors, abordons franchement la situation. Quelle malheureuse campagne nous avons faite !

— Bien malheureuse.

— Elle vous a rejoint ?

— Oui, en Afrique. Que vouliez-vous ? je n’avais pas prévu qu’elle nous ferait suivre par sa femme de chambre.

Je racontai au comte tous les détails de mon voyage et de mon séjour à Oran. Je lui résumai en quelques mots la lettre de Paule.

— Oui, dit-il, après m’avoir attentivement écouté, votre femme vaut mieux que la mienne. Elle n’a pas du reste grand mérite à cela.

Il me fit connaître, à son tour, les péripéties de son voyage dans le nord de l’Europe.

Me de Blangy, me dit-il d’un ton dégagé, qui ne pouvait me laisser aucun doute sur sa guérison, lorsqu’elle eut reconnu qu’il fallait absolument me suivre, s’exécuta de très-bonne grâce. « Quelle excellente idée vous avez eue de revenir ! s’écriait-elle à chaque instant ; on n’est pas plus aimable ; moi qui désirais tant voyager ! Nous allons dans le Nord, oh ! que je suis heureuse ! Comme c’est mal à vous de n’avoir pas eu cette idée plus tôt ! Je m’ennuyais tant à Paris. Mais savez-vous, mon cher, que vos courses à travers le monde vous ont beaucoup profité. Vous avez rajeuni ; où vous donnerait trente ans à peine. Je me reprends d’une belle passion pour vous. »

J’aurais pu croire, en vérité, qu’elle disait vrai ; continua M. de Blangy, si je ne l’avais pas tenue depuis longtemps pour la plus fausse des femmes et si je n’avais pas deviné son jeu. Ce jeu, voulez-vous le connaître (nous n’avons pas de secrets l’un pour l’autre, et, du reste, ai-je des ménagements à garder envers cette créature qui ne me tient plus par aucun lien), elle joua vis-à-vis de moi le rôle de Dalila vis-à-vis de Samson. Pendant tout ce voyage elle me satura de son amour, afin de me livrer aux Philistins, c’est-à-dire de prendre la fuite, sans qu’il me revint à la pensée de la poursuivre. Avec son esprit si vif, elle avait admirablement compris que je ne l’aimais plus depuis longtemps, que mon cœur n’était pour rien dans mon retour vers elle, mais que mon imagination encore excitée par le souvenir d’une liaison de six mois, brusquement interrompue, demandait à être assouvie.

Mme de Blangy avait assez de souplesse dans l’esprit pour calmer l’imagination la plus exaltée. Elle vint à bout de la mienne : lorsqu’elle me quitta, un soir à Dublin, j’éprouvai, je vous le jure, un grand bien-être, et je n’aurais jamais songé à la poursuivre, si je ne m’étais pas souvenu de l’engagement contracté envers vous.

Cet engagement, il me fut impossible de le tenir, et vous allez bien rire du tour qu’elle n’a joué ; il est digne d’elle. En me quittant elle avait emporté mon portefeuille contenant toutes mes valeurs ; je me trouvais comme on dit vulgairement, en plan, à l’hôtel. Je fus obligé d’écrire en France et de demander des fonds. Ils m’arrivèrent au bout de huit jours, en même temps que mon portefeuille : Mme de Blangy me le renvoyait (sans l’avoir ouvert, je dois lui rendre cette justice) ; c’était me dire qu’elle était en sûreté et que je pouvais maintenant la suivre.

J’ai peut-être mis, mon cher monsieur, quelque nonchalance dans toute cette affaire, ne m'en gardez pas rancune, je n'avais plus de courage pour la lutte. L’idée de ce voyage en partie double vous appartient ; je ne vous le reproche pas, mais laissez-moi vous dire aujourd’hui qu’elle n’était pas heureuse.

J’ai repris mes occupations à Paris, et si quelque jour, un de mes collègues du. Ministère ou du Club avait la malencontreuse idée de me rappeler qu’il existe encore, par le monde, une Mme de Blangy, j’aurais l’honneur de lui envoyer immédiatement mes témoins. Deux ou trois affaires de ce genre suffiraient pour persuader à toutes mes connaissances que je suis veuf. Si je puis me permettre en prenant congé de vous, mon cher monsieur, de vous donner un conseil c’est d’imposer aussi à tous vos amis votre veuvage anticipé.

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Quelques jours après cette conversation, mon cher ami, j’eus le plaisir de vous rencontrer dans l’hôtel de l’avenue Friedland.

J’étais, à cette époque, avide de distractions ainsi que je vous l’ai écrit, j’espérais que le mouvement et le bruit apporteraient quelque diversion à ma mélancolie. Mais je me retrouvai le lendemain de cette fête plus triste, plus découragé que jamais. Je n’eus pas la force de me rendre au rendez-vous que nous nous étions donné et je partis le jour même, en voyage.

De retour à Paris, au mois de juin, j’étais un matin dans mon cabinet, lorsqu’on vint m’avertir que Mme Giraud demandait à me parler.

— Faites entrer, dis-je, après un instant d’hésitation.

— Vous avez prié mon mari, me dit la mère de Paule, lorsqu’elle se fut assise, de ne jamais vous entretenir de notre fille. Nous avons respecté votre désir, et pleuré en silence tous les deux sur le malheur qui vous frappait et nous atteignait en même temps. Nous le respecterions encore aujourd’hui, s’il ne s’agissait de tenir une promesse qui nous a été arrachée : Paule est malade, très-malade, presque mourante. Elle nous a demandé de vous faire part de son état et de vous supplier de venir lui dire adieu.

Lorsque je pus vaincre l’émotion qui m’étreignait le cœur, je demandai à Mme Giraud si sa fille était à Paris.

— Non, me dit-elle, en essuyant ses larmes, elle habite Z…, un petit village de Normandie, au bord de la mer ; on peut s’y rendre en quelques heures.

— Je m’y rendrai, répondis-je simplement.

Mme Giraud s’élança vers moi, me prit les mains et s’écria :

— Oh ! je vous remercie, je vous remercie ! Quelle joie vous lui causerez !… Je ne sais quelle faute elle a commise envers vous ; je l’ai revue, il y a trois jours seulement. On nous avait écrit qu’elle était au plus mal et je suis accourue près d’elle ; une mère, peut-elle ne point pardonner à son enfant qui se meurt… Elle ne m’a rien dit des motifs de votre séparation ; elle n’en aurait pas eu la force, du reste, et je n’avais pas le courage de l’interroger. Mais j’ai compris, à son désir de vous voir, à son repentir que tous les torts étaient de son côté… Oh ! pardonnez-lui, monsieur, pardonnez-lui, qu’elle emporte cette consolation en mourant !

— Mais, dis-je, ne vous exagérez-vous pas la situation ? N’y as-t-il aucun espoir de la sauver ?

— Non, répondit-elle, Je me suis entretenue avec un médecin qu’elle avait fait venir de Paris. Il ne me savait pas sa mère et m’a dit la vérité : elle est atteinte d’une maladie du cerveau, dont je n’ai pas retenu le nom.

— Une pachy-méningite, dis-je machinalement.

Je me rappelai, tout à coup, l’effrayant pronostic du docteur X…

— Oui, c’est cela ; fit la pauvre femme. Sa mémoire s’affaiblit tous les jours, ses idées n’ont plus aucune netteté ; c’est à peine si elle trouve les mots dont elle a besoin. Elle est plongée la nuit dans une torpeur qui n’est ni la veille, ni le sommeil, et pendant laquelle elle entend des voix qui lui parlent et la menacent. Elle est d’une faiblesse extrême ; hier, pour me rassurer, elle a voulu se soulever de la chaise longue où elle est sans cesse étendue, ses jambes ont refusé de la soutenir.

La pauvre femme s’arrêta ; elle sanglotait et ne pouvait plus continuer.

Lorsqu’elle fut plus calme, je lui promis de partir le jour même et je la priai de me donner les détails qui m’étaient nécessaires pour trouver la maison habitée par Paule.

— Avant d’arriver à Z…, me dit-elle, à une petite distance du village, vous demanderez le chalet de Mme de Blangy.

Mme de Blangy ! m’écriai-je, sans pouvoir réprimer mon indignation.

Elle me regarda, crut comprendre et me dit :

— Vous lui en voulez sans doute ; elle était l’amie de ma fille et aurait dû l’empêcher de faillir. Peut-être n’a-t-elle rien su ; il est certains secrets qu’on ne confie même pas à son amie intime. Mais que cela ne vous empêche pas de tenir votre promesse ; vous ne vous rencontrerez pas avec Mme de Blangy, je ne l’ai pas aperçue une seule fois pendant mon séjour à Z… ; elle m’a évitée et vous évitera sans doute vous-même. À peine Me Giraud m’eut-elle quitté que je fis mes préparatifs de départ. Le lendemain matin, après une nuit passée en chemin de fer, je pris un cabriolet qui me conduisit à Z…

Le chalet où Mme de Blangy était venue chercher la solitude en compagnie de Paule, est situé à mi-côte des collines boisées qui s’appuient sur la falaise. Mon cocher me l’indiqua ; je mis pied à terre et afin d’éviter toute fâcheuse rencontre, j’envoyai un petit pêcheur du pays prévenir ma femme de mon arrivée.

Un quart d’heure après j’étais dans sa chambre.

Me Giraud n’avait commis aucune exagération : Paule était au plus mal.

Elle eut cependant la force de me tendre une main décharnée, sur laquelle j’appuyai mes lèvres, et de me dire :

— Vous avez bien fait de venir aujourd’hui… demain, il eût été trop tard…

Cet effort l’avait épuisée : ses paupières se fermèrent. je la contemplai en silence : elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Je ne croyais pas qu’on pût changer à ce point.

De grosses larmes tombaient de mes yeux sur sa main. Elle sentit que je pleurai et me dit :

— Merci.

À chaque instant ses lèvres s’entr’ouvraient, je croyais qu’elle allait parler. Mais elle ne pouvait y parvenir.

Pendant la nuit, elle fut en proie aux hallucinations dont m’avait entretenu sa mère. Elle semblait se débattre contre un fantôme qu’elle essayait de repousser avec ses mains et qui revenait sans cesse. Des cris rauques s’échappaient de sa gorge. Parfois, en me penchant sur elle, je l’entendais murmurer des phrases sans suite comme celle-ci :

— Va-t’en… va-t’en… misérable… perdue… j’ai peur… j’ai peur… lui, lui !

La matinée fut plus calme. Étendue sur sa chaise longue, devant la croisée, elle ouvrait par moment les yeux et regardait au loin dans la direction de la mer. Un instant, je craignis que le grand jour ne la fatiguât et je m’avançai vers les rideaux pour les fermer. Elle vit mon mouvement et je l’entendis murmurer :

— Non, non, laissez… Cette vue me fait du bien… je me crois encore là-bas, tout là-bas, près de vous, à Oran.

Vers midi, sa mère arriva de Paris, avec le médecin qui était venu à Z…, trois jours auparavant.

Il s’approcha de la malade, crut remarquer une amélioration dans son état et demanda si, comme il l’avait prescrit, on lui avait fait prendre un peu de nourriture.

— Quelques potages seulement, répondit-on.

— Ce n’est pas assez ; il faut, à tout prix et avant tout, la soutenir. Si d’ici à ce soir, le mieux continue, nous essayerons de lui faire prendre quelque bol alimentaire que je préparerai moi-même.

Lorsque le médecin se fut éloigné, Paule me fit signe de m’approcher.

J’obéis.

— Il a raison, dit-elle, aujourd’hui je me sens mieux… Que vous êtes bon d’être venu !… Il y a deux mois, lorsque je suis tombée malade, j’ai voulu vous écrire, mais je n’ai pas osé… Je me suis si mal conduite… Ah ! je suis bien punie… bien punie… pardonnez moi.

Elle s’arrêta pour reprendre au bout d’un instant :

— Vous ne me quitterez pas… vous resterez là, près de moi avec ma mère… Vous ne laisserez entrer personne… Si je meurs, vous transporterez mon corps à Paris… Je ne veux pas être enterrée ici… Oh ! non ! oh ! non !

Quelques minutes après, on fit du bruit dans la pièce voisine et je me retournai brusquement ; elle vit mon mouvement et me dit :

— N’ayez pas peur… elle n’oserait pas venir… je le lui ai défendu… Si je n’ai pas pu vivre auprès de vous, je veux au moins mourir dans vos bras.

Vers les cinq heures, on crut devoir obéir aux prescriptions du docteur et offrir à la malade les aliments préparés à son intention.

On pensait qu’elle les refuserait. Mais il se produisit un phénomène souvent observé dans la maladie dont Paule était atteinte.

Tout à coup son appétit se ranima, elle prit ce qu’on lui présentait et le porta vivement à sa bouche.

Mais les aliments s’arrêtèrent dans l’œsophage paralysé. Les yeux s’injectèrent de sang, la face prit une teinte violacée. Elle mourut asphyxiée.

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Suivant sa volonté, je fis transporter son corps à Paris et l’enterrement eut lieu trois jours après au Père-Lachaise.

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Au mois de septembre de la même année, M. de Blangy lut un matin dans son journal, avec un vif intérêt, le fait divers suivant :

« La petite plage de Z…, a été hier le théâtre d’une scène des plus dramatiques. Une charmante femme du meilleur monde et une intrépide baigneuse, la comtesse de Blangy, qui s’était fixée dans notre pays depuis le commencement de la saison, venait de faire une promenade sur la falaise, en compagnie d’une de ses amies, Mlle B…, cette ravissante jeune fille brune que nous remarquions au dernier bal du Casino, lorsque l’idée lui vint de prendre un bain. On lui fit observer que la mer baissait, que les courants très-violents à cette époque de grandes marées pouvaient l’entraîner au large et qu’il n’y avait, en ce moment, sur la plage, aucun maître baigneur pour lui porter secours.

« — Qu’importe, fit-elle. Je me tirerai bien d’affaire toute seule.

« Elle se fit ouvrir une cabine, en sortit bientôt après dans un élégant costume de bain et s’avança résolument dans la mer.

« En quelques brasses elle fut au large.

« — Revenez, revenez ! lui criait-on de la plage.

« Elle n’écoutait rien et nageait toujours en jetant de temps en temps des éclats de rire qui rassuraient ses amis.

« Bientôt cependant, on crut s’apercevoir qu’elle était emportée plus loin qu’elle ne voulait ; le courant semblait l’entraîner.

« — Au secours, au secours, criait Mlle B… éplorée.

« En ce moment arrive sur la plage M. Adrien de C…

« Il interroge ; on lui dit ce qui se passe.

« — Ah ! s’écrie-t-il, c’est Mme de Blangy !

« Aussitôt, il se déshabille à moitié et s’élance à la mer.

« Celle qu’il va essayer de sauver, au péril de sa vie, était l’amie intime de la jeune femme qu’il a perdue au mois de juin dernier et qu’il regrette encore au point de ne pouvoir s’éloigner de notre pays.

« Bientôt, il rejoint Mme de Blangy. Malgré l’éloignement on les voit longtemps se débattre. On dirait qu’une lutte s’est engagée entre eux. Comme toutes les personnes qui se noient, Mme de Blangy fait sans doute des efforts désespérés pour se cramponner à son sauveur, et celui-ci la repousse afin d’être maître de ses mouvements… Le courant les entraîne toujours et bientôt on les perd de vue

Dix minutes s’écoulent… un siècle ! M. Adrien de C… reparaît… Hélas ! il est seul… Il n’a pu sauver la malheureuse femme et c’est à peine si ses forces lui permettent de regagner la plage.»

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Après avoir lu, M. de Blangy prit la plume et écrivit : « J'ai compris et je vous remercie, en mon nom et au nom de tous les honnêtes gens, de nous avoir débarrassés de ce reptile… Le danger que vous avez couru vous absout. »

Il plia la lettre et la fit porter à M. Adrien de C…, rue Caumartin.


FIN