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XXIV

J’avais pris à Oran l’habitude de me lever de grand matin et de faire une assez longue promenade à cheval, pendant que Paule dormait encore ou s’habillait. Ben-Kader guettait mon retour et dès qu’il me voyait déboucher sur la place, il allait prévenir ma femme. Elle descendait aussitôt et nous montions dans la voiture qui venait nous chercher, tous les jours, à dix heures, pour nous conduire aux Bains de la Reine.

Un matin, c’était un samedi, je crois, au moment où je m’arrêtais devant l’hôtel, Ben-Kader marcha vers moi et se plaçant devant mon cheval :

— Tu sais, toi, me dit-il, d’une voix triste, la dame, elle est partie.

— Quelle dame, demandai-je sans comprendre.

— Ta dame.

— Partie pour où ? fis-je en mettant pied à terre,

Il étendit gravement le bras dans la direction de la mer et dit :

— Pour là-bas.

Je ne pus m’empêcher de tressaillir. Mais je me remis aussitôt. N’avais-je pas, justement ce jour-là, vu Paule avant de monter à cheval et ne m’avait-elle pas recommandé de revenir le plus vite possible ? Lasse de m’attendre, elle était sans doute allée se promener du côté du port ; c’est ce que le yaouley voulait dire.

J’entrai dans l’hôtel et rencontrant un garçon :

— Est-ce que ma femme est sortie ? lui dis-je, sans attacher d’autre importance à ma question.

— Oui, monsieur, il y a une heure avec une autre dame, qui est venue la demander ce matin, quelques minutes après le départ de monsieur.

Un soupçon terrible me traversa l’esprit.

— Une dame, répétai-je, quelle dame ?

— Je ne sais pas, monsieur, je ne l’ai jamais vue à Oran ; c’est une étrangère.

— Ah ! une étrangère ! Une Française, vous voulez dire !

— Peut-être bien ; en tous cas, elle n’est pas du pays.

— Et cette dame, continuai-je en tremblant, est sans doute jeune, jolie, blonde ?

— Oh ! non, monsieur ; elle peut avoir une quarantaine d’années, et elle a les cheveux tout noirs.

Je respirai.

— Elle m’a fait l’effet, ajouta le garçon, d’être une femme de chambre.

À peine avait-il prononcé ces mots, que je le quittai précipitamment. Je gagnai mon appartement et m’élançai dans la chambre de Paule.

Rien n’annonçait un départ : ses robes étaient pendues à leur place habituelle, son linge rangé dans la commode, sa malle reposait dans un coin. Décidément mes craintes étaient ridicules : elle était sortie avec quelque personne de la ville, une marchande sans doute ; elle allait revenir.

J’entrai dans le salon que j’avais seulement traversé, et je me dirigeai vers la cheminée pour regarder l’heure. Un papier placé devant le socle de la pendule attira mon attention.

C’était un billet écrit à la hâte par Paule.

Il ne contenait que ces mots :

« Je suis obligée de m’éloigner de vous pour quelques jours. Pardonnez-moi, et prenez patience. Je reviendrai, je vous le jure. »

Je ne me donnai pas le temps de réfléchir au sens de ce billet, je ne compris qu’une chose, c’est qu’elle était partie et qu’il fallait la rejoindre à tout prix.

Je m’élançai dans l’escalier de l’hôtel, franchis le vestibule, débouchai sur la place, et apercevant Ben-Kader mélancoliquement accroupi sur le trottoir :

— Viens, lui criai-je, conduis-moi.

— Où ? demanda-t-il en se levant.

— Tu m’as dit que ma femme était partie ; de quel côté s’est-elle dirigée ?

Il ne répondit pas et se mit à marcher gravement devant moi dans la direction du port.

J’avais beau le supplier d’aller plus vite. C’était inutile : il ne lui convenait pas de se presser.

Enfin il s’arrêta devant une maison située sur le quai ; et me montra un écriteau où je lus :

« Aujourd’hui samedi, départ à dix heures, pour Gibraltar, de l’Oasis, capitaine Raoul. »

Comme je me retournai vers Ben-Kader, il étendit le bras dans la direction de la mer, et me dit d’une voix triste, avec une larme dans les yeux :

— Bien loin.

Cette pantomime était aussi éloquente que les plus longs discours : Paule s’était embarquée à dix heures sur un bateau à vapeur en destination de Gibraltar, et midi venait de sonner.

Au moment où je me demandais quelle résolution j’allais prendre, je fus abordé par un employé supérieur de l’administration maritime, dont j’avais fait la connaissance au café Soubiran.

— Quoi ! me dit-il, vous êtes ici ! Je vous croyais parti avec votre femme. J’ai assisté ce matin à son embarquement sur l’Oasis, je pensais qu’elle allait vous rejoindre à bord.

— Il y a eu un malentendu, répondis-je, et vous me voyez tout désespéré. Je cherche même, en ce moment, le moyen de me rendre à Gibraltar le plus vite possible.

— Diable ! Je n’en connais pas d’expéditif ; d’ici à samedi prochain il n’y aura pas d’autre départ.

— Ne peut-on pas se rendre à Carthagène et ensuite à Gibraltar ?

— Le service est interrompu, en ce moment.

— Ne trouverai-je pas une embarcation quelconque qui me fera traverser le détroit ? Songez à l’inquiétude de ma femme.

— Je comprends bien, mais les bateaux d’Oran n’entreprennent pas d’aussi lointaines excursions. Ah ! si vous étiez à Nemours.

— À Nemours ! Ne peut-on pas s’y rendre ?

— C’est long.

— Combien de lieues ?

— Cinquante par la route de Tlemcen ; trente en suivant la côte,

— Peut-on la suivre ?

— Parfaitement, à cheval, si cela ne vous effraye pas.

— J’ai longtemps habité l’Égypte et je suis habitué à ce genre d’expédition.

— Alors, voulez-vous que je vous trace votre itinéraire ?

— Vous m’obligerez beaucoup.

— Vous allez vous entendre avec un caléchier qui vous conduira aux Andalousis en trois heures. De là, vous vous rendrez à Bou-Sfeur, chez un fermier espagnol, Pérès-Antonio. Vous lui demanderez un guide et des chevaux et il se chargera de vous les procurer, surtout si vous vous recommandez de moi.

— Je n’y manquerai pas.

— Arrivé à Nemours et pendant que vous vous reposerez à l’hôtel, vous ferez appeler le patron d’une balancelle. Les balancelles sont des embarcations assez solides, à demi pontées, montées par deux ou trois hommes ; elles transportent des fruits de Gibraltar à Nemours et s’en retournent avec un chargement de minerai. Vous traiterez facilement, pour quelques louis, de votre passage immédiat, et si vous ne perdez pas un instant, si le vent vous favorise, vous pouvez arriver à destination, douze heures environ après le bateau parti ce matin.

— Je ne perdrai pas un instant, m’écriai-je.

Je remerciai vivement mon cicerone et je pris congé de lui.

À midi et demi, j’étais en route pour Nemours.

Ben-Kader, au moment où j’allais partir, me demanda de m’accompagner. Je craignis pour cet enfant habitué à la terre ferme, un voyage en mer dans de mauvaises conditions et je refusai ses services. La fatalité me poursuivait : je suis maintenant persuadé que si j’avais cédé aux instances du yaouley, mes affaires auraient tourné tout autrement. Vous saurez plus tard pourquoi.

Vous ne vous étonnez pas, je pense, mon ami, de mon opiniâtreté à suivre ma femme, malgré les difficultés qu’offrait cette poursuite et la promesse contenue dans le mot laissé à l’hôtel.

Vous partagez déjà mes soupçons et mes terreurs : la personne qui avait rejoint Paule le matin ne pouvait être que la femme de chambre de Mme de Blangy, la même qui, le jour du départ de Paris, s’était entretenue un instant à la portière de la voiture avec ma femme.

Comment cette fille était-elle à Oran ? Comment avait elle appris notre présence dans cette ville ? Peu importait. Il était de toute évidence qu’elle avait été dépêché par Mme de Blangy ; cette dernière avait échappé à la surveillance de son mari et elle attendait sans doute Paule à Gibraltar.

Il s’agissait d’abord de les rejoindre ; je déciderais ensuite la conduite à tenir.