Mademoiselle Giraud, ma femme/XXIII

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XXII

En dehors des recommandations personnelles, bien faciles à observer, que m’avait faites le docteur X…, le traitement prescrit à Paule était des plus simples. Elle devait prendre beaucoup d’exercice, vivre au grand air, se distraire le plus possible.

Rien ne nous aurait donc retenu à Oran et ne m’aurait empêché de suivre, à la lettre, le plan que M. de Blangy et moi nous nous étions tracé et qui consistait à ne pas rester plus d’une semaine dans la même ville : j’emmenais Paule faire quelques intéressantes excursions, sur la côte, ou dans l’intérieur des terres et je lui enlevais toute possibilité, dans le cas où elle y aurait songé, de donner de ses nouvelles en France et surtout de recevoir des lettres. Mais dans notre seconde visite au docteur, il vint à ce dernier la pensée de conseiller à ma femme d’essayer l’efficacité de sources thermales situées à trois kilomètres d’Oran et connues sous le nom de Bains de la Reine, en souvenir de la cure merveilleuse qu’y fit, au temps de le domination espagnole, la princesse Jeanne, fille d’Isabelle la Catholique.

Nous fîmes donc à Oran une sorte d’installation : je louai une calèche pour nous transporter tous les matins à l’établissement des bains et je pris à notre service un petit Arabe, de douze à treize ans, à la physionomie intelligente, un yaouley, comme on les appelle là-bas, répondant au nom de Ben-Kader.

Notre temps se passait très-agréablement : des Bains de la Reine nous allions déjeuner à Saint-André, village maritime très-pittoresque, et après nous y être reposés une heure ou deux, nous entreprenions, la plupart du temps, l’ascension de la petite ville de Mers-el-Kébir, au sommet de laquelle se dresse une forteresse célèbre d’où l’on jouit d’une admirable vue. Quelquefois, en quittant les sources, nous rentrions à Oran par la route la plus directe ; l’après-midi était alors consacrée à des excursions dans la ville, et principalement à la promenade de Létang, d’où l’on a pour horizon l’immensité de la Méditerranée.

Ben-Kader nous suivait sans cesse, toujours prêt à nous venir en aide et à nous donner des renseignements dans le patois dont se servent les petits Arabes pour se faire comprendre des Français.

— Tu sais, toi, monsieur, me disait-il parfois, lorsqu’il me voyait chercher Paule, qui s’était absentée un instant de l’hôtel, la dame elle est allée, là, dans la rue.

Le fait est que Ben-Kader savait bien mieux ce qui se passait dans la rue et sur la place que dans l’intérieur de l’hôtel où il ne pénétrait qu’à son corps défendant.

Les yaouley ont une horreur instinctive pour les plafonds et les murailles intérieures d’une maison. Il leur faut le grand air, l’espace, le ciel bleu au-dessus de leur tête. À peine couverts d’un pantalon flottant et d’une veste en calicot serrée à la taille par une ceinture rouge, les pieds nus, la tête ornée d’un fez, leur principale occupation consiste à s’asseoir sur les trottoirs des places ou des rues fréquentées et à prendre soin des chevaux.

Dès qu’un officier met pied à terre, à la porte d’un café, une foule de yaouley s’élancent vers lui. Il reconnaît d’ordinaire son favori et lui confie la garde de son cheval. Aussitôt le petit Arabe, au lieu de prendre la bride, s’assied devant le cheval et se met à lui parler. L’animal, habitué à ces façons de faire, attend patiemment son maître, quelquefois pendant plusieurs heures, en compagnie de son gardien. Lorsque le cavalier revient, le yaouley, toujours assis, lui crie :

— Tu sais bien, toi, monsieur, donne-moi deux sous.

On lui jette ses deux sous et il est ravi ; il a gagné sa journée.

Paule donnait-elle souvent deux sous à Ben-Kader ou avait-elle eu le talent de faire sa conquête ? Ce qui est positif, c’est qu’il lui obéissait bien mieux qu’à moi et qu’il paraissait lui être tout dévoué.

Après le dîner, j’allais d’ordinaire passer une demi-heure au café Soubiran, puis je rejoignais ma femme dans le salon qui séparait nos deux chambres. Pendant qu’elle s’occupait d’un travail de broderie, je lui lisais quelque bon livre dont je m’étais muni à son intention. La soirée s’écoulait ainsi, et à dix heures nous étions rentrés dans nos chambres respectives. Cette vie active tout le jour, intelligente le soir, dégagée de soucis, avait une heureuse influence sur la santé de Paule : ses forces renaissaient, ses couleurs lui revenaient peu à peu, elle reprenait l’embonpoint que je lui avais autrefois connu.

Au point de vue moral, elle semblait aussi en progrès. Je m’étais promis par délicatesse, vous le savez, de ne jamais lui adresser de reproches au sujet de sa conduite envers moi et de ne point revenir sur le passé, mais, durant nos lectures, il arrivait qu’une ligne, un mot, nous rappelaient notre situation respective et semblaient y faire allusion. Alors, Paule, qui autrefois ne se serait pas troublée, rougissait et baissait la tête.

Un jour même, elle ne craignit pas de hasarder certaines réflexions que je ne saurais passer sous silence. Nous lisions les premières pages d’un roman où l’auteur après avoir raconté l’enfance de son héroïne, allait nous entretenir de sa jeunesse et de l’éducation qu’on se disposait à lui donner.

— Pourvu qu’on ne la mette pas au couvent ! s’écria tout à coup Paule.

Cette réflexion m’arrêta court dans ma lecture et je dis :

— Vous croyez le couvent dangereux pour une jeune fille ?

— Il peut l’être, répondit-elle.

— Quel genre d’éducation préférez-vous ?

— Celle qu’on reçoit auprès de sa mère, dans sa famille.

— Il n’est pas toujours facile à une mère de bien élever sa fille.

— Qu’elle l’élève mal alors ; mais qu’elle l’élève : à défaut d’instruction, elle lui donnera, au moins, des sentiments d’honnêteté.

— Vous n’admettez même pas la pension ?

— J’admets les petites pensions d’une quarantaine d’élèves tout au plus.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on peut exercer sur les élèves une surveillance plus active, plus maternelle en quelque sorte. Ce que je reproche aux couvents, ce n’est pas l’éducation religieuse qu’on y reçoit. (Dieu m’en garde ! je serais désolée d’être un esprit fort.) C’est de s’ouvrir à trois cents, quatre cents jeunes filles de tout âge et de toute condition. Les petites sont séparées des grandes, me dira-t-on. D’abord ce n’est pas entièrement exact ; il leur arrive, dans maintes circonstances, de se réunir et de communiquer entre elles. Ensuite, qu’appelez-vous les grandes et les petites ? Celles qui ont de dix à treize ans et celles qui flottent entre quinze et dix-sept. Voilà comment on les classe habituellement, et c’est absurde : à treize ans, certaines jeunes filles sont moralement des grandes, et bien des jeunes filles de dix-sept ans mériteraient d’être encore parmi les petites. On fait un classement matériel, classique pour ainsi dire, lorsque la prudence exigerait un classement moral. Qu’arrive-t-il ? Les innocentes se trouvent en contact continuel avec celles qui ne le sont plus et perdent bientôt leur candeur et leur virginité d’âme. Dans une petite pension, la directrice et les sous-maîtresses vivent avec leurs élèves de la vie de famille, elles causent avec elles, reçoivent leurs confidences, connaissent leurs défauts et peuvent éloigner du troupeau les brebis dangereuses ; si ce sont d’honnêtes femmes, elles exercent une heureuse influence sur tous ces jeunes cœurs. Au couvent, les religieuses sont animées, sans doute, d’excellentes intentions, mais leur influence se dissémine trop, pour pouvoir s’exercer utilement ; elles donnent des leçons aux enfants, elles ne leur donnent pas de conseils ; puis, elles sont, en général, de trop saintes femmes pour faire de bonnes institutrices : elles ne connaissent pas le mal, elles se refusent à y croire, elles sont ignorantes d’une foule de petits détails de la vie féminine en commun qu’il leur importerait de savoir.

Elle s’arrêta. Je lui dis :

— Alors vous n’admettez pas qu’une jeune fille élevée au couvent puisse faire une honnête femme ?

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle. Je suis loin d’avoir une pareille idée. Les impressions éprouvées au couvent s’effacent certainement ; les plus impressionnables même peuvent devenir des femmes accomplies et d’excellentes mères de famille.

— Mais quelques-unes peuvent-elles échapper aux mauvaises impressions dont vous parlez et sortir du couvent aussi pures qu’elles y sont entrées ?

— Certainement, répondit-elle ; c’est une affaire de hasard : cela dépend de celles de leurs camarades qu’elles ont fréquentées.

La tournure que prenait notre conversation avait sans doute réveillé en elle de lointains souvenirs. Le coude sur la table, la tête dans la main, elle garda pendant un instant le silence. Tout à coup, sans changer d’attitude, les yeux baissés, elle dit d’une voix émue, comme si elle se parlait à elle-même :

— On a quatorze ans et l’esprit déjà éveillé (mais pour la coquetterie seulement, une sorte de coquetterie instinctive chez la femme) ; il est pur de toute souillure, grâce à l’éducation maternelle qu’on a reçue jusque-là. Tout à coup on entre en pension. Le froid vous saisit, un sentiment de solitude vous envahit, on se croit perdue au milieu de toutes ces étrangères qui vous dévisagent sans vous adresser la parole ; à la récréation, on court se cacher dans un coin, pour songer à la petite chambre où l’on était si bien, à la maison où l’on vient de passer tant de jours heureux, à tous les hôtes qui l’habitaient. « Oh ! comme ma mère doit être triste, se dit-on. Je suis sûre qu’elle pleure en ce moment, » et l’on pleure soi-même au souvenir des larmes qu’elle a versées, tout à l’heure, en s’arrachant de vos bras.

Lorsqu’on relève la tête, on s’aperçoit qu’on n’est plus seule sur le banc où l’on s’était réfugiée. Une jeune fille à peu près de votre âge est assise à vos côtés ; elle vous prend une main, que vous lui abandonnez, et vous dit : « Ne pleurez donc pas, vous ne serez pas malheureuse ici, on s’amuse quelquefois, vous verrez. D’où venez-vous ? Avez-vous été déjà en pension ? » On répond, trop heureuse d’avoir quelqu’un avec qui causer, et échanger des confidences.

Peu à peu, on se lie, et on arrive à aimer de toute son âme celle qui la première vous a témoigné un peu de sympathie, lorsque toutes vous traitaient encore en étrangère. Il est si facile de faire le conquête d’un cœur de quatorze ans ; il se livre avec tant d’abandon et il est si joyeux de se livrer. Oh ! si c’était un homme qui vous disait : « Quelle jolie taille vous avez ! j’adore vos yeux, vos mains sont charmantes, laissez-moi les admirer ! » d’instinct on rougirait, on se sauverait bien vite pour ne pas entendre de tels propos. Mais c’est une femme qui parle, une jeune fille comme vous, on l’écoute sans se troubler, souvent avec plaisir, et on lui rend des compliments en échange des siens.

De compliments en compliments et de confidences en confidences, votre compagne prend de l’influence sur votre esprit ; elle est au couvent depuis plusieurs années, vous y êtes seulement depuis un mois ou deux ; elle en connaît tous les détours et elle vous les fait connaître ; elle est en même temps plus faite, plus formée, plus expérimentée que vous ; elle met son expérience à votre service, et comme vous êtes à un âge où l’on ne demande qu’à s’instruire, vous écoutez.

Bientôt ce n’est plus seulement de l’affection que vous avez pour elle, c’est de la crainte et du respect. Vous vous trouvez ignorante, petite auprès d’elle ; elle en est arrivée, en captant tous les jours davantage votre confiance, en s’immisçant dans votre vie, en exerçant sur votre esprit une sorte de pression lente et continue, à vous obliger à ne voir que par elle, à vous ôter la conscience du juste et de l’injuste, à vous dominer, à vous asservir à ses caprices.

Parfois on essaye de secouer le joug ; on ne peut y parvenir : mille liens indissolubles, mille souvenirs tyranniques vous enchaînent l’une à l’autre, jusqu’à la sortie du couvent. À cette époque seulement les liens se brisent, les souvenirs s’effacent… à moins pourtant, ajouta-t-elle en baissant la voix, que le hasard, ou plutôt la fatalité, vous réunisse de nouveau, et alors…

— Alors ? demandai-ie.

— Alors, murmura-t-elle, on est perdue.

— Quoi ! m’écriai-je, vous n’admettez pas qu’on puisse échapper à cette domination dont vous parlez ?

— Si ! répondit-elle, avec le temps et grâce à l’éloignement.

Au bout d’un instant, elle ajouta, comme si elle voulait conclure :

« Le plus souvent, j’en suis persuadée, ce ne sont pas les hommes qui perdent les femmes ; ce sont les femmes qui se perdent entre elles. »

Vous le voyez, mon cher ami, elle en était arrivée, d’elle-même, sans reproche et sans morale, à juger son existence passée et à la condamner.

Je puis vous affirmer qu’elle parlait en toute sincérité, sans intention de m’inspirer une confiance dont elle abuserait plus tard ou de me faire concevoir d’elle une meilleure opinion. Elle était entrée franchement dans une voie nouvelle, avec cette vivacité, cette hardiesse, cette sorte de franchise relative, que vous avez dû reconnaître en elle, si j’ai su vous dépeindre son caractère. Mais, ainsi qu’elle l’avouait elle-même, le temps seul pouvait la maintenir dans cette voie, la fortifier dans ses résolutions, effacer de son esprit les impressions premières, et la rendre inaccessible aux influences si longtemps exercées.

Hélas ! j’étais trop heureux des résultats obtenus pour m’inquiéter de l’avenir ; le temps viendrait à mon aide, je n’en devais pas douter. Quel événement, quel accident pouvaient troubler l’œuvre qui s’accomplissait ? Notre retraite n’était-elle pas ignorée de tous et Paule elle-même avait-elle la plus vague idée du pays qu’habitait, en ce moment, celle qui seule au monde avait assez d’autorité sur son esprit pour l’éloigner du droit chemin ?

Plein de confiance dans une destinée meilleure, persuadé que mon sort dépendait de moi et que mes rêves, longtemps caressés, ne tarderaient pas à se réaliser, je n’étais plus nerveux et impatient comme autrefois ; mon amour était plus reposé. Il se métamorphosait même en quelque sorte : j’en arrivais à ne voir dans Paule qu’une enfant malade que j’avais mission d’élever et de guérir.

Je m’étais épris de ma tâche, comme un médecin s’éprend d’un client condamné par ses confrères et qu’il espère sauver ; comme l’aumônier d’une prison s’attache au criminel que ses exhortations ont convaincu et que le repentir a touché. Mon amour devenait plus immatériel : j’avais moins de désirs et plus de tendresse.

Paule semblait vivement pénétrée de mes soins et de mes délicatesses ; elle m’en remerciait souvent par un sourire, un regard ou un serrement de main. Je crus même remarquer qu’elle devenait un peu coquette avec moi, sans doute par esprit d’opposition.

Vous le voyez, cher ami, je touche au but et vous ne doutez pas que je ne l’atteigne. Je vous remercie de cette preuve de confiance, mais avant de vous réjouir, à mon sujet, veuillez tourner la page de ce manuscrit.