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XXII

Ma conversation avec Paule, de Paris à Marseille, ne fut pas, vous le comprenez facilement, mon cher ami, des plus animées. La situation était trop tendue entre nous pour qu’il nous vint à la pensée de causer de choses banales. Quant à reprendre l’entretien au point où je l’avais laissé, au moment de l’arrivée de M. et de Mme Giraud, je n’y songeais pas. J’avais dit à Paule ce que j’avais à lui dire ; elle me savait édifié sur sa conduite et je ne lui avais pas caché l’indignation qu’elle m’inspirait. Mais je n’étais pas homme à lui faire une guerre incessante et continue, à diriger sans cesse sur elle les armes que les révélations de M. de Blangy m’avaient mises entre les mains, à l’accabler d’un éternel courroux. Mon amour ayant résisté aux coups qui lui avaient été portés, je devenais, en quelque sorte, complice des fautes de ma femme ; j’aurais eu mauvaise grâce à les lui reprocher, et le mépris que je lui aurais fait sentir serait retombé en partie sur moi.

Je me décidai donc, par respect pour moi-même, à ne plus parler du passé, à l’oublier autant qu’il me serait possible et à me faire, ainsi qu’à Paule, une vie nouvelle. Si vous m’accusez de porter un peu loin l’indulgence et le pardon des injures, je vous répondrai que vous ne pouvez être juge dans ma propre cause. Je ne suis pas indulgent, j’aime ; c’est là ma seule excuse. Comment mon amour existe-t-il encore ? Ah ! voilà ce qui peut vous étonner et ce que vous êtes en droit de me reprocher. Mais votre étonnement n’égalera jamais le mien et, quant aux reproches, je ne me les épargne pas.

Ne croyez pas, cependant, que je me dispose à donner un libre cours à cet amour, à en accabler de nouveau celle qui me l’inspire, à profiter des avantages que me créent les mesures rigoureuses auxquelles je me suis décidé. Non, je saurai être maître de moi, je saurai attendre ; n’y suis-je pas habitué ? Malgré mon coupable attachement, j’ai encore quelques sentiments de dignité ; il ne me conviendrait pas, du jour au lendemain, de témoigner devant Paule de ma faiblesse, et de consentir, sans transition, à succéder à… qui m’a précédé. Je veux que son imagination ait eu le temps de se calmer, qu’une sorte d’apaisement se soit fait en elle, qu’elle ait compris ses erreurs et en ait rougi. En butte depuis plusieurs années à de pernicieux conseils, à de funestes exemples, ployée sous une infernale domination, inconsciente de ses torts, enivrée, aveuglée, affolée, il faut que peu à peu elle renaisse à la liberté, qu’elle reconquière son indépendance, que la lumière se fasse dans son esprit et dans son cœur. C’est une âme à sauver, eh bien ! je la sauverai. Si vous me trouvez ridicule, tant pis pour vous.

Grâce aux express et surtout aux rapides, il n’y a plus de distance entre Paris et Marseille. Mon intention n’était donc pas de rester dans cette dernière ville, où il aurait fallu exercer sur Paule une surveillance incessante, pour la dissuader de retourner rue Caumartin. J’étais décidé à continuer mon voyage et à m’embarquer sur un des premiers paquebots qui sortiraient du port.

Si M. de Blangy, comme il en avait manifesté le projet, avait entraîné sa femme vers le Nord, c’est-à-dire du côté de l’Angleterre, la Manche et la Méditerranée allaient se trouver entre les deux amies, et je pouvais, sans trop de présomption, renaître à l’espérance.

En arrivant à la gare de Marseille, au lieu de me diriger vers un hôtel je pris une voiture ; j’y fis monter Paule et j’ordonnai au cocher de nous conduire au port. Un vapeur chauffait près du quai. J’allai aux informations : Ce navire, en destination d’Oran, devait partir à cinq heures (nous étions un mercredi) pour arriver le vendredi dans la nuit ou le samedi matin.

Je rejoignis ma femme.

— Si vous y consentez, lui dis-je, en désignant le bâtiment, nous nous embarquerons sur ce vapeur.

— Je n’ai pas besoin d’y consentir, répondit-elle, faites de moi ce que vous voudrez.

Elle descendit, prit mon bras et nous fûmes bientôt installés à bord avec nos bagages.

Après une traversée excellente, nous débarquions, dans le port d’Oran, le samedi matin et nous nous faisions conduire, place Kléber, à l’hôtel de la Paix, où nous trouvâmes un logement très-confortable, composé de deux chambres séparées l’une de l’autre par un grand salon.

Vous le voyez, mon cher ami, je n’abusais pas de la situation : j’étais résigné à vivre sur la côte d’Afrique en garçon comme à Paris. Si j’avais mis deux mers entre Paule et Mme de Blangy, j’avais, du moins pour l’instant, la discrétion de mettre l’épaisseur de plusieurs murailles entre ma femme et moi.

Je vous donnerai le moins de détails possibles sur mon séjour à Oran : dans ma disposition d’esprit, je m’occupai fort peu de la ville où le hasard m’avait conduit, et de ses habitants.

J’avais une seule pensée : distraire ma femme, changer le cours de ses idées, effacer le passé de son souvenir, lui faire prendre goût à une nouvelle vie et enfin essayer de lui plaire.

Ce n’était pas chose facile, je vous assure. Non pas que Paule mît, comme je l’avais craint d’abord, de l’obstination à refuser toute promenade et tout plaisir. Elle n’avait à cet égard aucun parti pris. Elle ne paraissait même pas m’avoir gardé rancune de la violence dont j’avais usé à son égard, et je pus constater, à plusieurs reprises, qu’aucune de mes délicatesses ne passait inaperçue et qu’elle me savait gré de mes soins. Mais elle était plongée, la plupart du temps, dans une sorte de prostration très-difficile à vaincre, malgré ses réels et très-visibles efforts.

Je pensai d’abord que le moral seul était malade et qu’elle souffrait des trop brusques changements apportés à sa vie. Mais bientôt je crus m’apercevoir qu’il s’agissait d’une question physique, et qu’une perturbation complète avait eu lieu dans sa santé. L’amaigrissement déjà constaté à mon arrivée à Paris faisait tous les jours de nouveaux progrès ; ses yeux devenaient brillants, ses pupilles se dilataient ; elle se plaignait de palpitations, d’essoufflement dès qu’elle forçait un peu sa marche, de violentes névralgies à la tête et au cœur, d’une petite toux sèche que souvent la nuit j’entendais de ma chambre ; enfin, elle était sans cesse exposée à une foule de phénomènes et d’accidents nerveux, causés, à n’en pas douter, par un affaiblissement général.

Elle se rendait parfaitement compte de son état et paraissait s’en inquiéter. Je lui proposai de voir un médecin. Elle y consentit.

Le docteur X…, avec qui je ne tardai pas à me mettre en rapport, a longtemps exercé à Paris et était fort en renom parmi ses collègues, lorsqu’il fut obligé d’abandonner sa nombreuse clientèle et de venir se fixer en Afrique pour raison de santé. À peu près guéri depuis. deux ans, M X… est resté à Oran par reconnaissance, s’y est marié et donne des consultations, à la plus grande joie de la colonie française, qui se trouve soignée comme elle le serait à Paris.

Je m’empressai de conduire ma femme au docteur ; il l’examina longtemps, parut l’étudier avec un soin extrême et se borna, sans s’expliquer sur la nature de son mal, à lui remettre une ordonnance.

Mais, au moment où je prenais congé de lui, il me fit comprendre qu’il serait bien aise de me revoir.

Une heure après, j’étais en tête à tête avec lui dans son cabinet.

— L’état de votre femme est assez grave, me dit-il. Je crois de mon devoir de vous en prévenir.

— Quel est le nom de sa maladie ? demandai-je avec émotion.

— Elle n’a pas, en ce moment, de maladie proprement dite, mais elle est dans un état de chloro-aménie qui demande à être énergiquement combattu.

— Combattons, docteur ; grâce à vous, je ne doute pas de la victoire.

— Vous avez tort. Je ne puis pas grand’chose et vous pouvez tout.

— Moi !

— Oui, vous. Me permettez-vous quelques questions quoique vous ne soyez pas malade ?

— Faites, docteur.

— Quelle existence avez-vous menée dans votre première jeunesse ?

— Une existence des plus laborieuses et des moins dissipées.

— Je m’en doutais. Vous ne viviez pas en petit crevé, suivant l’expression devenue, dit-on, à la mode à Paris, depuis que je l’ai quitté. Vous n’avez pas gaspillé votre santé. Vous vous êtes conservé frais et dispos, puis dans la force de l’âge, vous avez épousé la femme de votre choix, une très-jolie femme, ma foi ! Depuis combien de temps êtes-vous marié ?

— Un an bientôt, répondis-je tristement.

— Je m’en doutais. Vous êtes de jeunes mariés.

Cette conversation commençait à m’agacer.

— Quelle conclusion, demandai-je, tirez-vous de mes réponses, docteur ?

— Oh ! vous me comprenez bien, fit-il ; on est jeune, ardent, amoureux, on ne doute de rien, on ne réfléchit pas que certaines natures féminines ont besoin de soins, de ménagements. Voyez-vous, cher monsieur, les jeunes filles élevées dans les grandes villes, comme l’a été votre femme, c’est-à-dire en serre chaude, privées de soleil et de grand air, ne doivent jamais être aimées trop ardemment. Si la passion les charme, elle les tue, parce qu’elles n’y ont pas été préparées. Un mari, dans certains cas, doit savoir calmer ses transports et mettre une sourdine à son cœur.

— Suivant vous, fis-je en souriant amèrement, je n’ai pas mis de sourdine au mien.

— La consultation que je viens de donner à votre femme me l’indique suffisamment. Je ne vous en fais pas un crime ; vous péchiez par ignorance ; mais de grâce, vous voici prévenu, ne soyez plus égoïste.

C’était à moi qu’on tenait un pareil langage ! A moi ! J’étais accusé d’avoir manqué de délicatesse à l’égard de ma femme !

Je promis au docteur de n’être plus égoïste. Que pouvais-je dire ? Il ne me convenait pas d’étaler devant lui toutes mes misères.

— Au moins, ajoutai-je, me promettez-vous de guérir votre nouvelle cliente ?

— Je l’espère, si la cause du mal disparaît. Mais ne l’oubliez pas, l’état est grave, et peut entraîner des accidents du côté du cerveau. Si l’on n’y prend garde, on s’achemine tout doucement vers ce qu’on appelait, de mon temps, une péri-méningo-encéphalite diffuse et ce qu’on désigne maintenant plus brièvement sous le nom de Pachy Méningite.

Ces mots trop techniques n’étaient faits ni pour me rassurer ni pour m’égayer. Je pris congé du docteur dans la crainte qu’une fois lancé il ne s’arrêtât plus. N’étais-je pas suffisamment éclairé sur l’état de Paule ? Grâce au voyage entrepris, j’allais être son sauveur au moral comme au physique.