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XXI

Trois jours après cette conversation, j’arrivais À Paris, en compagnie du comte et je descendais dans un hôtel de la rue du Bac. Nous avions trouvé prudent de mettre la Seine entre nos femmes et nous pour ne pas être exposés au hasard d’une rencontre. Toutes nos courses devaient se faire en voiture et nous étions résolus à implorer la discrétion des personnes que nous serions dans la nécessité de voir.

Nous déployâmes tant d’activité l’un et l’autre dans nos achats, nos déplacements de fonds, et nos différentes démarches que quarante huit-heures après notre arrivée à Paris, nous étions prêts à repartir et en mesure de contraindre nos femmes à nous suivre.

— Est-ce pour ce soir ? demandai-je au comte, en le rejoignant vers les quatre heures de l’après-midi à l’hôtel.

— Ce soir, je le veux bien. Rien ne nous retient plus et j’ai hâte d’en finir. Quelle route comptez-vous prendre pour que j’en choisisse une autre ? C’est un point important à débattre.

— Veuillez fixer votre itinéraire, je réglerai le mien d’après le vôtre.

— Si vous n'y voyez pas d’obstacles, répondit M. de Blangy, je me dirigerai vers le nord : j’irai droit devant moi, sans pouvoir vous préciser les points où je m’arrêterai.

— Je n’ai pas besoin de les connaître. Vous avez choisi le nord. Je choisis le midi. Je prendrai, ce soir même, l’express de Marseille, ou celui de Bordeaux, peu importe.

— Il faut alors arriver à une de ces deux gares vers huit heures.

— J’y arriverai.

— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à nous dire adieu, à nous souhaiter bonne chance et à nous diriger vers la rue Caumartin.

— C’est mon avis.

Nous fîmes aussitôt avancer deux voitures, on y descendit nos malles et nous prîmes congé l’un de l’autre.

Nous nous serrâmes la main avec chaleur ; nous avions appris depuis plusieurs jours à nous aimer et à nous estimer.

À six heures de l’après-midi, ma voiture s’arrêta rue Caumartin, devant ma demeure. Je descendis aussitôt et sans demander de renseignements au concierge, je gravis l’escalier, j’ouvris la porte de mon appartement dont j’avais conservé une clef et j’entrai dans le salon.

Mon cœur battait à se briser, mais j’étais calme en apparence et résolu.

Paule, assise dans un fauteuil, un livre sur ses genoux, poussa un cri de surprise en m’apercevant, se leva et vint à ma rencontre, en me tendant la main.

Je n’avançai pas la mienne.

— Tiens ! fit-elle avec étonnement, après quatre mois de séparation, vous ne me dites pas bonjour.

Je ne répondis pas et je la regardai.

Depuis que je ne l’avais vue, de grands changements s’étaient faits en elle : ses fraîches couleurs avaient disparu ; le sang paraissait s’être retiré de ses lèvres autrefois si vermeilles. Une sorte d’excavation s’était creusée autour de ses yeux et un grand cercle bleuâtre les entourait. Sa taille s’était amincie et malgré les amples vêtements qui la couvraient, on ne pouvait se faire illusion sur l’état d’amaigrissement de toute sa personne.

— Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? me demanda-t-elle.

— Je vous trouve extrêmement changée, répondis-je.

— C’est possible. Je souffre depuis quelque temps de névralgies et de palpitations de cœur. C’est nerveux, sans doute. Mais quelle bizarre façon vous avez de me souhaiter la bienvenue.

—Je commence par m’occuper de votre santé ; n’est-ce pas naturel ? Il faut vous soigner.

— Dictez votre ordonnance, fit-elle en souriant, puisque, paraît-il, c’est un médecin qui me revient.

— Il faut, continuai-je, changer d’air, voyager, prendre de l’exercice.

— Vraiment ? Je réfléchirai à cette prescription, docteur et peut-être suivrai-je, quelque jour, vos conseils.

— Non pas. C’est aujourd’hui qu’il faut les suivre.

— Comment aujourd’hui ?

— Oui, vous avez une heure pour faire vos préparatifs de départ.

En même temps, sans la regarder, sans paraître m’apercevoir de son étonnement, je marchai vers la cheminée et tirai le cordon de la sonnette.

Une femme de chambre parut.

— Madame, dis-je à cette fille, part, ce soir, en voyage. Mettez dans une malle, ses objets de toilette les plus indispensables. Elle ira dans un instant vous rejoindre et vous aider. Allez et faites vite.

— Mais vous êtes fou, monsieur ! s’écria Paule, lorsque la femme de chambre fut sortie.

— Je n’ai jamais été plus raisonnable, répondis-je.

— Et vous croyez que je vais partir comme cela, tout à coup, pour obéir à je ne sais quel caprice ?

— Oh ! ce n’est pas un caprice, c’est une volonté, ferme, inébranlable.

— Il ne s’agit donc plus de ma santé : en admettant que je sois malade, vous ne pouviez pas savoir que je l’étais.

— Je vous savais gravement atteinte moralement ; cela me suffisait. Je viens de reconnaître que vous souffriez aussi au physique et je n’en suis que plus décidé à mettre à exécution mes projets.

— Quels sont-ils ? Je ne les connais qu’en partie.

— Vous les connaissez entièrement. Vous quittez Paris, ce soir, à huit heures.

— Vraiment ? Et je pars seule ?

— Non pas. Je vous accompagne.

— Tiens ! Il ne vous suffit plus de voyager, il faut que vous fassiez voyager les autres.

— Comme vous le dites,

— Et où me conduisez-vous ?

— Je n’en sais rien.

— Délicieux ! s’écria-t-elle en éclatant de rire.

Je ne sourcillai pas, et lorsque cet accès de gaieté nerveuse fut passé, je repris avec le plus grand calme :

— Permettez-moi de vous faire observer que le temps s’écoule. Si vous ne donnez pas d’instructions à votre femme de chambre, elle fera vos malles tout de travers, et demain, après une nuit en chemin de fer, lorsque vous descendrez à l’hôtel, vous manquerez de tout ce dont vous aurez besoin.

— Je n’ai pas d’instructions à donner, fit-elle en s’asseyant, je ne pars pas.

— Je vous demande pardon, répliquai-je, vous partez de gré ou de force.

— De force ! s’écria-t-elle.

— Oui, de force. Toutes mes dispositions sont prises. Tenez, continuai-je, en tirant un papier de ma poche, je n’ai qu’à envoyer cette lettre à deux pas d’ici, à M. Bellanger, à qui l’on recommande officiellement de se mettre à ma disposition. Vous ne connaissez peut-être pas M. Bellanger ? Il est cependant trés-connu dans le quartier. Croyez-moi, ne m’obligez pas à le déranger et exécutez-vous de bonne grâce.

Elle me regarda, réfléchit un instant, comprit la gravité de la situation, et prenant tout à coup un parti :

— Nous voyagerons, soit ! Vous l’exigez, et la loi vous donne des droits sur moi. Mais je ne saurais m’éloigner ce soir. J’ai des adieux à faire.

— À qui ? demandai-je.

— À mon père et à ma mère.

— Ils seront ici dans un instant. Je les ai fait prévenir de votre départ. À qui désirez-vous encore dire adieu ?

— À Mme de Blangy.

— Je m’y attendais, dis-je, en perdant un peu de mon calme. Eh bien ! Mme de Blangy n’a pas le temps de recevoir vos adieux ; elle part comme vous en voyage, ce soir même.

— Berthe ! C’est impossible, s’écria-t-elle, vous me trompez.

— Pourquoi ne partirait-elle pas ? Vous partez bien, vous.

— D’abord je ne pars pas. Ensuite elle n’a pas, comme moi, le malheur d’être en puissance de mari.

— Vraiment ! Le comte est donc mort ?

— À peu près, puisqu’elle ne sait pas ce qu’il est devenu.

— Je vais vous l’apprendre. Il est en ce moment, à quelques pas de nous, rue Caumartin, au deuxième étage, chez lui. Il fait part à sa femme de projets entièrement conformes aux miens. Il lui exprime sa volonté ; elle refuse de s’y soumettre, alors il lui dit : « Je ne reculerai devant rien, rien, entendez-vous, ni devant le scandale, ni devant la violence. Vous me suivrez, je veux que vous me suiviez, » et elle le suit, parce qu’on ne résiste pas à un homme aussi déterminé que l’est M. de Blangy, un homme qui a des armes terribles contre sa femme et contre vous !

Elle pâlit et baissa la tête.

Je continuai en m’animant de plus en plus :

— Vous m’avez compris, n’est-ce pas ? J’ai rencontré M. de Blangy à Nice, je me suis lié avec lui et nous avons échangé nos confidences. Je sais l’influence que la comtesse exerce sur votre esprit, j’ai juré de vous y soustraire. M. de Blangy a fait le serment de me seconder et nous sommes gens de parole. Allons ! Croyez-moi, levez-vous et apprêtez-vous à me suivre.

Confondue, atterrée, incertaine sur le parti qu’elle allait prendre, elle restait toujours assise.

Tout à coup, j’entendis sonner, et m’avançant vers elle :

— C’est votre mère, lui dis-je, qui vient vous faire ses adieux. Pas de récriminations, je vous prie, pas de plaintes, ou bien je me plains à mon tour, j’explique les raisons qui m’obligent à vous entraîner loin de Paris.

— Oh ! s’écria-t-elle, en se levant, vous ne feriez pas cela !

— Je vous ai dit que je ne reculerais devant rien, rien, entendez-vous. Il faut que vous me suiviez sur l’heure. Si vous hésitez encore un instant, je parle, et après avoir parlé, j’agis.

— C’est bien, fit-elle, d’une voix très-basse, je vais vous suivre,

M. et Mme Giraud entrèrent. Je me chargeai de leur expliquer le départ précipité de leur fille : un de mes parents de province était très-malade, je venais de passer quelques jours auprès de lui et il m’avait supplié de lui conduire ma femme, au plus vite, il voulait la voir avant de mourir.

Paule confirma cette fable, embrassa son père et sa mère, promit de revenir bientôt et passa dans son cabinet de toilette.

Je l’y suivis ; il avait été convenu entre le comte et moi que jusqu’à l’heure du départ, nous ne quitterions pas nos femmes, un seul instant. Nous devions à tout prix les empêcher de s’écrire.

Paule, qui semblait résignée, donna devant moi des ordres à sa femme de chambre, prit à la hâte, dans son armoire à glace, différents objets qu’elle renferma dans un sac de nuit, jeta un châle sur ses épaules et se couvrant la tête d’une petite toque de voyage :

— Je suis à vos ordres, me dit-elle.

Elle descendit et je la suivis en observant tous ses mouvements.

Ma voiture attendait dans la rue, j’ouvris la portière, je fis monter Paule et comme après avoir jeté un coup d’œil autour de moi, je n’aperçus personne sur le trottoir, je crus pouvoir rejoindre mon domestique qui aidait, en ce moment, le cocher à ranger les malles sur la voiture.

Lorsqu’une minute après, je me retournai, je vis une femme en bonnet qui traversait précipitamment la chaussée. Je la reconnus : c’était la femme de chambre de Mme de Blangy. Pendant que je surveillais le trottoir, elle s’était avancée au milieu de la rue, Paule s’était penchée à la portière et elles avaient eu le temps d’échanger quelques mots.

Qu’avaient-elles pu se dire ? Il était inutile d’interroger ma femme à ce sujet. Je montai dans la voiture et je criai au cocher, de façon à ce que tout le monde m’entendit : gare Montparnasse ! La voiture partit au trot dans la direction du boulevard. En descendant la rue Caumartin nous nous croisâmes avec une autre voiture qui la remontait, je crus reconnaître celle qui avait amené le comte, deux heures auparavant, chez sa femme. Notre double expédition avait réussi.

Dans la rue de Rivoli, je me penchai à la portière et je changeai le premier itinéraire donné au cocher.

À huit heures moins quelques minutes, nous arrivions à la gare de Lyon. Je pris deux places de coupé pour Marseille et nous montâmes dans l’express.