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XX

Elle était si complète que le comte eut beaucoup de peine à m’ouvrir l’esprit. Ma conscience, qui se révoltait, m’empêcha, pendant un certain temps, d’ajouter foi à ce que j’entendais. Il existe, mon cher ami, des cerveaux ainsi faits, que certaines pensées ne sauraient y entrer et surtout s’y graver. Malgré mon honnêteté native qui m’avait toujours éloigné des confidences malsaines ; malgré une existence exceptionnelle qui m’avait mis à l’abri de tout spectacle dangereux, je n’étais pas sans avoir quelques vagues données sur toutes nos misères ; mais j’avais cru de bonne foi que la naissance et l’éducation avaient élevé une barrière infranchissable entre certaine classe de la société et de telles misères.

M. de Blangy reconnaissait qu’elles n’existaient dans le monde et la bourgeoisie qu’à l’état d’exception, mais je me refusais à croire à cette exception.

Il fallut cependant me rendre à l’évidence.

Séduit par l’éclatante beauté de l’amie de Paule, par son esprit et son originalité, le comte avait fait, comme moi, un mariage d’inclination. Mais il était moins coupable que je ne l’avais été : loin d’imiter la franchise de Mlle Giraud, la fiancée de M. de Blangy se garda bien de l’éloigner du mariage ; elle mit en œuvre, au contraire, toutes les séductions dont la nature l’avait douée pour l’engager à lui donner son nom et sa fortune. Il est vrai (on doit lui rendre cette justice), qu’elle ne se conduisit pas absolument avec M. de Blangy, comme Paule se conduisit avec moi : elle ne mit aucun verrou à sa porte et ne parut pas avoir prononcé des vœux de chasteté. Le comte eut sur moi une supériorité incontestable : il fut le mari de sa femme. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir de sa froideur, de l’éloignement qu’elle avait pour lui, de la répugnance qu’elle éprouvait à remplir ses devoirs d’épouse. Elle apportait dans leurs rapports, une réserve, une si complète indifférence, que M. de Blangy, habitué, avant son mariage, à trouver chez les femmes plus de bonne grâce et d’abandon, s’alarma sérieusement. Comme je me l’étais demandé, un jour il se demanda si Mme de Blangy ne faisait pas, dans le domicile conjugal, des économies de tendresse, pour se livrer au dehors à des prodigalités coupables. Il la suivit, la vit pénétrer dans un rez-de-chaussée de la rue Louis-le-Grand, soudoya le concierge, parvint à se cacher dans l’appartement, et, plus habile que moi, put entendre la conversation de sa femme et de celle qui était, hélas ! destinée à devenir plus tard la mienne.

Ce qui se dit dans cet entretien, où le mariage fut effrontément battu en brèche, chatouilla si désagréablement les oreilles du comte, qu’il ne se gêna pas pour intervenir.

Il apparut au moment où l’on disait le plus de mal de lui. Paule, en sa qualité de jeune fille, rougit, pâlit, et finit par avoir une attaque de nerfs. Quant à la comtesse, elle paya d’audace : elle ne rétracta rien de ce que venait d’entendre M. de Blangy, et poussa l’effronterie jusqu’à se glorifier, en quelque sorte, de ses idées subversives.

Le comte, durant la vie assez dissipée qu’il avait menée avant son mariage, avait parfois entendu soutenir d’étranges théories, et cependant il restait confondu, anéanti. L’indignation avait fait place à la stupeur, la colère au mépris ; il ne savait que répondre, il n’avait plus de force pour punir.

Punir ! Comment l’aurait-il pu ?

« La justice, me dit-il, m’aurait évidemment refusé son concours ; le législateur n’a pas prévu certaines fautes et l’impunité leur est acquise. C’est à peine si j’aurais obtenu des tribunaux une séparation : les torts de Mme de Blangy, envers moi, étaient d’une telle nature que les juges se refusent souvent à les admettre, pour n’avoir pas à les flétrir. Du reste, quelle preuve aurais-je donnée de ces torts ; quel témoignage aurais-je invoqué ? Celui de Mlle Paule Giraud. Elle eût été trop intéressée dans le débat pour que sa parole fût prise en considération ; puis elle serait morte plutôt que de compromettre son amie. Je la connais bien, allez ! C’est une créature indomptable que ma femme seule a eu la science de dominer. Fallait-il donc agir moi-même ? Ah ! monsieur, les gens du monde, dans des cas semblables, ne disposent d’aucune ressource. La brutalité, la violence leur répugnent. Ils reculent devant le bruit qui se fera autour de leur nom ; ils craignent le ridicule. Comment ne m’aurait-il pas atteint ? J’ai vu mes compagnons de club poursuivre de leurs railleries de pauvres maris trompés dans les conditions ordinaires ; aurais-je trouvé grâce à leurs yeux, à cause de la position singulière et tout exceptionnelle où j’étais placé ? Non, ils auraient ri de moi, sans même songer à blâmer Mme de Blangy. Dans la société parisienne du dix-neuvième siècle, on se plaît, par légèreté et par amour du paradoxe, à bafouer les victimes, à innocenter les coupables. C’est ainsi que des vices de toutes sortes, certains de l’impunité, certains même d’être souvent protégés, s’infiltrent peu à peu dans nos mœurs. »

J’avoue ; mon cher ami, que j’écoutais à peine, en ce moment, les récriminations de M. de Blangy contre la société moderne. Les confidences qu’il venait de me faire m’occupaient seules.

— Enfin, m’écriai-je, dans un moment de lucidité, vous leur avez, au moins, défendu de se revoir. Vous avez essayé de les éloigner l’une de l’autre ?

— Certainement, je l’ai essayé, s’écria M. de Blangy, mais croyez-vous qu’un homme qui se respecte puisse se faire longtemps l’espion et le geôlier de sa femme. Cette surveillance de tous les instants fatigue, écœure, use, à la longue, la volonté la plus ferme, l’énergie la mieux trempée.

— Qui vous empêchait, répliquai-je, d’obliger votre femme à vous suivre en voyage ? À l’étranger, cette surveillance devenait inutile.

— Erreur ! Le jour où je l’aurais laissée seule, un instant, à l’hôtel, elle se serait élancée, comme une flèche, dans le premier convoi marchant vers Paris et n’aurait pas tardé à rejoindre son inséparable amie,

— Mais si, m’écriai-je avec force, Mme de Blangy avait su ne pas devoir trouver cette amie à Paris ; si pendant que vous entraîniez votre femme en voyage, Mlle Giraud avait été elle-même brusquement arrachée de la rue Caumartin ; si, pendant que vous dirigiez l’une vers l’Amérique, par exemple, on avait dirigé l’autre vers la Russie, sans les prévenir, sans leur faire part de l’itinéraire qu’on devait suivre, où se seraient-elles retrouvées, quelle époque se seraient-elles revues ?

Je m’arrêtai pour jouir de l’effet que mon idée devait avoir produit sur le comte.

— Qui donc, me dit-il, aurait eu la volonté et le pouvoir d’arracher Mlle Giraud de Paris, et de lui faire parcourir le monde contre son agrément, pendant un temps illimité ? Ni son père ni sa mère assurément.

Pénétré de mon sujet, je l’interrompis, en m’écriant :

— Eh ! monsieur le conte, je ne parle pas de ce que vous auriez pu faire autrefois, mais bien de ce que vous pourriez faire aujourd’hui. Si le code ordonne à Mme de Blangy de vous suivre où il vous plaît de la conduire, s’il vous offre les moyens de l’y contraindre, ne me donne-t-il pas à moi qui suis marié comme vous, les mêmes droits sur Mlle Giraud ? Il ne s’agit plus d’une jeune fille mineure dépendant de sa famille, mais d’une femme mariée ne dépendant que de moi. Rien ne nous empêche, continuai-je avec animation, de partir ce soir, ou demain pour Paris ; nous descendons à l’hôtel afin de cacher notre arrivée ; nous faisons à la hâte et secrètement les préparatifs d’un long voyage ; nous vendons, s’il le faut, des valeurs, afin de n’être pas arrêtés, en route, par une misérable question d’argent : au besoin nous nous rendons au parquet et nous obtenons une audience du procureur impérial, qui nous donne les moyens légaux d’être obéis de nos femmes. Oh ! monsieur, il ne s’agit plus de faire de la délicatesse et du sentiment. La loi nous protège, servons-nous de la loi ! Les préparatifs sont terminés, toutes les formalités remplies, alors, nous nous serrons la main en nous disant adieu. Deux voitures nous conduisent rue Caumartin ; l’une s’arrête à votre porte, l’autre à la mienne. Nous montons, et sans donner à ces dames le temps de se voir, de s’écrire, d’échanger un signe, nous les entraînons. Elles résisteront peut-être, eh bien ! monsieur, ne sommes-nous pas résolus à tout, n’avons-nous pas tout prévu ? Nous employons au besoin la force pour les contraindre à nous suivre, et, le lendemain de notre irruption dans nos domiciles respectifs, emportés par deux express marchant en sens contraire, nous nous trouvons à plus de deux cents lieues l’un de l’autre… Que dites-vous de ce projet ?

— Il pourrait réussir.

— N’est-ce pas ?

— Mais, reprit le comte, après un instant de réflexion, si vous êtes séparé de votre femme, mon cher monsieur, depuis quatre mois à peine, je suis séparé de la mienne depuis plus de trois ans. Le malheur qui vous frappe est tout récent, vos blessures sont encore ouvertes, les miennes se sont fermées depuis longtemps. Autrefois j’aurais accepté peut-être avec enthousiasme votre proposition ; aujourd’hui, je la refuse parce que je n’aime plus.

— Vous n’aimez plus ! m’écriai-je. Alors pourquoi persistez-vous dans votre exil volontaire, pourquoi n’êtes-vous pas depuis longtemps retourné à Paris où tout vous rappelait, vos goûts, vos habitudes, votre carrière, vos relations ? Pourquoi végéter ici lorsque vous pouvez vivre là-bas ?

Il baissa la tête et ne répondit pas. Enhardi par ce premier succès, je continuai en ces termes :

— Soit ! J’y consens, vous n’aimez plus. Le mépris a tué notre amour à tous deux. Nos femmes nous sont devenues absolument indifférentes. Elles ne méritent pas la peine que nous nous donnerons pour les reconquérir. Mais la morale, monsieur, la morale que vous invoquiez, tout à l’heure. Vous flétrissiez avec indignation les gens qui ne savent pas condamner et punir certaines erreurs. Cependant, ceux dont vous parliez n’étaient pas intéressés, comme nous le sommes, à la répression. Réserverez-vous toutes vos colères pour les autres, et vous accorderez-vous des indulgences plénières ? Non, monsieur, non, nous devons à la société, nous nous devons à nous-mêmes de faire justice de coupables égarements !

Je parlai longtemps ainsi. Ah ! mon cher ami, je n’étais plus le jeune marié que vous avez connu plein de délicatesse, de réserve, innocent et pudique, passant sa vie à vouloir deviner une indéchiffrable énigme. La lumière avait lui ! Je savais, je voyais et je voulais.