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XVII

Le lendemain de ces tristes adieux, j’étais à Marseille. Ne vous effrayez pas, mon cher ami, je n’aurai pas la cruauté de vous faire voyager avec moi, et, du reste, le voudrais-je que vous refuseriez probablement de me suivre. Les amoureux sont de tristes compagnons de route : ils soupirent plus souvent qu’ils n’admirent, et j’en ai connus qui, devant des sites merveilleux, ou dans un musée resplendissant de chefs-d’œuvre, ont parfois fermé les yeux pour se mieux recueillir et songer à leurs amours.

À Marseille, je m’embarquai pour l’Italie. Je visitai, ou plutôt je parcourus Rome, Naples, Florence, Venise, Milan, Turin, et, prenant à Gênes la route de la Corniche, je rentrai en France, trois mois après l’avoir quittée.

À Nice, je m’arrêtai ; avant de me diriger vers Paris, je désirais connaître au juste l’état de mon cœur et consulter un peu celui de Paule. Hélas ! je fus bientôt fixé à l’égard du mien ; cette absence de trois mois, cette course vertigineuse de ville en ville, n’avaient fait qu’en accélérer les battements. Mon imagination qui, déjà, vous le savez, était assez vagabonde à Paris, se livrait maintenant à des ébats désordonnés. J’avais commis une grande faute : lorsqu’on veut se rasséréner, s’apaiser, redevenir maître de soi, on ne se réfugie pas en Italie, cette terre classique des volcans et des musées secrets.

Mais qu’importait cette recrudescence d’ardeurs, si, grâce à mon absence, à l’isolement dans lequel il avait vécu, le cœur de Paule s’était mis à l’unisson du mien ? Que voulez-vous ? mon cher ami, lorsqu’on revient d’Italie, on ne doute de rien. Le printemps avait depuis peu succédé à l’hiver, je comptais sur le soleil d’avril pour dissiper les brouillards qui s’étaient élevés entre ma femme et moi, et fondre les neiges au milieu desquelles, jusque-là, elle avait pris plaisir à vivre. Je me disais : « Tout, en ce moment, autour d’elle, chante l’amour ; elle doit s’être laissé toucher par cette sublime harmonie, et voudra mêler sa voix au grand concert donné par la nature. » — Excusez, mon ami, la tournure poétique de cette dernière phrase ; c’est toujours l’Italie qui me travaille.

Je reviens à la prose pour ne plus la quitter ; ce qu’il me reste à vous dire, ou plutôt à vous laisser deviner, ne mérite pas qu’on se mette en frais de style. En face de certaines infamies, il n’est pas permis de se taire ; on doit élever la voix pour les condamner. L’indifférence, le dédain, le silence, les encouragent ; l’ombre, les ténèbres qui les environnent leur font espérer l’impunité ; elles s’étendent, elles grandissent, elles prospèrent, elles portent la honte, le déshonneur autour d’elles. Il faut les combattre à outrance, sans craindre de blesser des oreilles délicates, d’éveiller des idées dangereuses. C’est en ayant de ridicules pudeurs, en ménageant les vices, en négligeant de les flétrir, qu’ils arrivent parfois, à la longue, à passer pour des vertus. Si vous n’osez pas dire à ce bossu : « Tu as une bosse ; » à ce nain : « Tu es difforme, » ce nain et ce bossu vont se croire de beaux hommes. Que de sociétés se sont perdues parce qu’il ne s’est pas trouvé d’hommes assez forts ou assez autorisés pour leur crier : « Prenez garde ! un nouveau vice vient d’éclore, une nouvelle lèpre vous envahit ! » N’étant pas prévenues, elles n’ont pu se défendre, le vice a grandi, la lèpre s’est étendue et a fait de tels ravages, que chacun étant devenu vicieux ou lépreux ne s’est plus aperçu du vice ou de la lèpre de son voisin.

Mais s’il appartient au narrateur ou à l’écrivain de signaler et de stigmatiser certaines corruptions, il doit le faire d’un mot ou d’un trait de plume. Il lui est interdit de se complaire dans de longues descriptions et des peintures trop animées. Voilà, mon cher ami, pourquoi, tout à l’heure, je vous ai dit si prétentieusement que je ne me mettrais plus en frais de style.

Vous n'avez probablement rien compris à cette violente sortie : il est vrai qu’elle était un peu prématurée.

Je reprends mon récit où je l’ai laissé.

En arrivant à Nice, plein d’enthousiasme et d’espérance, j’écrivis à Paule une lettre des plus touchantes ; une de ces lettres si passionnées qu’elles doivent communiquer le feu à tout ce qui les environne, et qu’on est tenté de se demander s’il n’est pas dangereux pour la sûreté publique de les envoyer par la poste.

Au bout de trois jours, je reçus une réponse. Elle m’avait écrit courrier par courrier ; c’était de bon augure.

Je m’enfermai dans ma chambre et je lus avec recueillement : elle ne répondait pas à un mot de ce que je lui disais ; sa lettre n’avait aucun rapport avec la mienne. Elle me donnait des nouvelles de sa santé, qui laissait à désirer, assurait-elle, depuis quelque temps. Elle me parlait de tout ce qu’elle avait fait à Paris pendant l’hiver, des pièces à la mode, des concerts et des soirées qui se préparaient. Je crois qu’elle effleura même une des questions politiques du moment. Elle daignait, en terminant, me transmettre les compliments de sa famille et m’embrasser affectueusement.

Elle avait, il faut lui rendre cette justice, rempli ses quatre pages. J’avais mon compte, je devais être satisfait et je l’aurais été, si, au lieu de jouir du triste privilège d’être son mari, le hasard s’était contenté de me faire son oncle. C’était bien la lettre qu’on écrit en pension à ses grands parents, sous la surveillance de la sous-maîtresse, et quelquefois sous sa dictée.

Décidément il était inutile, pour le moment, de retourner à Paris ; j’élus domicile à Nice.

L’hôtel que j’habitais, l’Hôtel des Princes, je crois, se trouve à une assez grande distance du centre de la ville et de la Promenade des Anglais. Mais il fait face à la mer, et on y jouit d’une vue admirable. Pour moi qui me trouvais un peu fatigué de mon rapide voyage, il avait surtout un précieux avantage : on y jouissait d’une tranquillité parfaite. Une grande dame russe, trop malade pour être bruyante, occupait le premier étage ; au second, apparaissaient, de temps à autre, quelques Anglais d’assez bonne compagnie, et je partageais le troisième, réservé sans doute à la France, avec un de mes compatriotes. C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand, un peu maigre, à l’extérieur sympathique, aux manières distinguées.

Dès le lendemain de mon installation à l’hôtel, le hasard m’avait fait son voisin de table pendant le dîner. Nous échangeâmes d’abord quelques mots de politesse, puis nous vînmes à causer de nos voyages ; il arrivait, comme moi, d’Italie, seulement il y était resté deux années, et avant de s’y rendre, il avait parcouru l’Allemagne et une grande partie de la Russie. Sa conversation était des plus intéressantes : il avait tout vu, tout étudié, il parlait des souverains étrangers, comme s’il avait été reçu à leur cour et, un instant après, il décrivait les mœurs des paysans du Caucase en homme qui a longtemps vécu parmi eux, pour ainsi dire dans leur intimité.

À propos de mœurs, je me souviens qu’une discussion s’engagea, entre nous, dès notre second entretien, tandis qu’après le dîner nous fumions un cigare devant la porte de l’hôtel, le long des Ponchettes.

— De tous les peuples que j’ai eu le loisir d’étudier, me disait mon compagnon, le Français a certainement les mœurs les plus dissolues.

Comme je me récriais :

— Je vous jure, continua-t-il, que chez nous seulement on se laisse entraîner à certains écarts d’imagination et à certaines aberrations. En Allemagne, par exemple, nos raffinements de corruption sont presque inconnus.

— Je conviens avec vous, repris-je, qu’en France, chez le peuple, chez le paysan, les mœurs laissent à désirer, mais dans la société, dans la bourgeoisie…

— Voilà votre erreur, fit-il en m’interrompant. L’habit noir et la robe de soie, ont, en quelque sorte, chez nous, le privilège de la dépravation et cela s’explique : Ce ne sont pas les sens qui se trouvent en question ici, c’est seulement l’imagination. Le luxe, l’oisiveté, la rêverie, la surexcitent et l’entraînent vers toute espèce d’écarts. Le paysan, l’ouvrier n’ont pas le temps de rêver, en auraient-ils le temps que leur esprit ne s’y prêterait pas ; ils sont trop matériels pour être corrompus, trop naïvement sensuels pour être dissolus. Ils se portent bien, du reste, grâce à l’air, qu’ils respirent, aux travaux manuels auxquels ils se livrent, et la corruption est, en général, la conséquence de quelque faiblesse maladive. On devient dissolu comme on devient gourmand, par suite du manque d’appétit. Celui-ci a recours à de nouvelles épices pour pouvoir manger, cet autre perfectionne l’amour pour pouvoir aimer.

Mon compagnon parla longtemps sur cette matière et je l’écoutai avec attention. J’avais beaucoup à apprendre d’un tel maître et surtout d’un tel observateur. Je vous l’ai souvent dit, mon cher ami ; dans le cours de ce récit, et du resté vous vous en êtes suffisamment aperçu, malgré mes trente ans passés, j’étais resté un naïf, un pur, pourrais-je dire, si le mot n’était pas, de nos jours, appliqué à la politique. Ma première jeunesse surveillée par une mère des plus rigoristes, les grands travaux auxquels je m’étais livré depuis, certaines dispositions pudibondes qui m’avaient éloigné des camaraderies dangereuses et des plaisirs faciles, vous ont suffisamment expliqué cette pureté relative de mon esprit. Mon imagination n’était jadis allée au delà de certaines limites, c’est à peine s’il lui fut permis de les franchir, malgré l’expérience que mon interlocuteur mettait à mon service. En homme de bonne compagnie il parlait, il est vrai, à mots couverts, et ses discours étaient pleins de délicates réticences.