Mademoiselle Giraud, ma femme/XVIII

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XVIII

Pendant plusieurs jours, nous conversâmes de la sorte sur d’autres sujets que je connaissais mieux, et que je pus traiter de façon à intéresser mon voisin de chambre. Nous ne nous quittions presque plus : à dix heures, le déjeuner nous réunissait, nous allions ensuite faire un tour de promenade sur la route de Villefranche ; vers trois heures, nous nous retrouvions à la musique, dans l’espèce de square où la société niçoise se donne rendez-vous ; Le dîner nous mettait encore à côté l’un de l’autre. Et, dans la soirée, il nous arrivait souvent de nous revoir, au cercle des Étrangers, dans la salle de lecture, ou dans la salle de jeu.

Malgré cette sorte d’intimité, le croiriez-vous ? j’ignorais encore le nom de mon compagnon. A plusieurs reprises je l’avais entendu appeler Monsieur le comte par le maître de l’hôtel ou les garçons ; mais, avec cette insouciance du voyageur qui sait que les relations les plus charmantes n’auront pas de durée, j’avais négligé de demander de quel nom était suivi ce titre.

Un matin, je fus tout à coup éclairé à ce sujet, et vous vous expliquerez facilement ma surprise.

Je m’étais levé avec l’idée présomptueuse que la poste m’apporterait, ce jour-là, des nouvelles de Paule. L’heure de la distribution arriva ; et comme personne ne paraissait songer à me monter ma lettre ; je me dis qu’elle devait avoir été déposée dans la boîte vitrée destinée à la correspondance des voyageurs et je descendis au bureau.

Naturellement, je ne trouvai aucune missive de ma femme, et j’étais en train de me reprocher mon ingénuité, lorsque mon regard se dirigea vers une grande enveloppe sur laquelle je lus cette suscription :

M. le comte de Blangy,
Hôtel des Princes,
NICE.

Ce nom de Blangy qui appartenait à la meilleure amie de ma femme ne pouvait manquer de fixer mon attention ; en même temps, un rapprochement se fit dans mon esprit entre ces mots : «Monsieur le comte,» que je voyais inscrits sur l’enveloppe, et le titre donné par les gens de l’hôtel à mon voisin de chambre.

S’appellerait-il de Blangy ? me dis-je. Je ne tardai pas à être fixé à cet égard par le maître de la maison, qui prit la lettre sous mes yeux et la remit à un de ses garçons pour la monter au numéro 27. C’était la chambre habitée par mon voisin.

Alors, je me demanda, comme vous le pensez bien, si ce de Blangy était parent de la comtesse.

L’orthographe des noms, en tous points semblables, ces titres qu’ils portaient tous les deux, diverses particularités qui me revinrent à l’esprit, des remarques faites précédemment sur les habitudes et le caractère de mon compagnon, vinrent bientôt m’éclairer. Suivant toutes probabilités, je m’étais lié, sans m’en douter, depuis mon arrivée à Nice, avec le mari de l’amie de Paule.

Ne disait-on pas dans le monde qu’il voyageait depuis trois ans à l’étranger, et mon compagnon ne m’avait-il pas avoué, la veille, le plaisir qu’il avait éprouvé de revoir la France, après trois années d’absence ?

Quoiqu’il parlât très-rarement de lui, ne s’était-il pas oublié jusqu’à me dire : « Lorsque j’étais dans la diplomatie », et ne savais-je pas que, peu après son mariage, le comte avait remis sa démission entre les mains du ministre des affaires étrangères ?

Enfin, sa façon de parler des femmes et le peu de respect qu’elles paraissaient lui inspirer, établissaient son identité. C’était bien là le langage de l’homme qui, par légèreté, par amour du changement, s’était si mal conduit vis-à-vis de cette pauvre Mme de Blangy et en avait fait une veuve lorsqu’elle était à peine mariée. Décidément, pour ma première liaison contractée en voyage, je n’avais pas eu la main heureuse.

Mais je ne tardai pas à m’avouer que la conduite du comte à l’égard de sa femme ne me regardait pas. Le hasard n’avait donné un fort agréable compagnon, je devais m’en réjouir et profiter de ma découverte et des attaches qui existaient entre nous, pour resserrer nos relations.

« Dans une heure à peine, pensai-je, en me promenant devant l’hôtel, le déjeuner nous réunira et je m’empresserai de dire gracieusement à mon voisin de table : « Si ma bonne étoile ne m’avait pas fait vous rencontrer à Nice, j’aurais eu certainement le plaisir de vous connaître, cet hiver, à Paris ; votre femme et la mienne sont amies intimes. »

Je m’étais déjà répété deux fois cette phrase ; je m’étudiais à l’arrondir, à la polir, lorsque tout à coup je me frappai le front, en m’’écriant : « Mais ton idée est absurde ! Crois-tu donc qu’il soit agréable à M. de Blangy, d’entendre parler de sa femme ? Il l’a quittée, il l’a abandonnée, et tu vas lui rappeler ses torts. Il s’applique à oublier qu’il est marié, de quel droit l’en ferais-tu souvenir ? »

Oui, il était de bon goût de me taire ; les plus simples convenances me l’ordonnaient. Mais depuis trois mois, je n’avais parlé de Paule avec âme qui vive, je n’avais pas une seule fois prononcé son nom, une occasion unique se présentait de m’occuper quelques instants de celle qui me tenait tant au cœur, et j’étais trop amoureux pour ne pas, au mépris de toutes les convenances, céder à la tentation.

J’y résistai deux jours, cependant ; je crois même que j’aurais résisté plus longtemps, s’il était venu, en ce moment, à la pensée de Paule de m’écrire. Je lui aurais répondu, je me serais entretenir avec elle et j’aurais ainsi trouvé la force de ne pas parler d’elle. Mais rien, aucune lettre, aucun mot ; silence complet, mutisme absolu. Alors, mon cher ami, je fus indiscret et ridicule, Vous allez bien le voir.

M. de Blangy et moi, nous sortions du cercle des Étrangers et nous rentrions à l'hôtel pour dîner, lorsqu’après m’être demandé de quelle façon j’entamerais l’entretien dont je ne pouvais plus me défendre, je me décidai brusquement à dire :

— Tout à l’heure, pendant que vous lisiez les journaux, je me suis amusé à parcourir les registres où s’inscrivent les membres du cercle et un nom m’a frappé.

— Lequel ?

— Celui de M. de Blangy ; le comte est donc à Nice ?

Il me regarda d’un air étonné et me dit :

— Vous ne le saviez pas ?

— Pas le moins du monde. Je connais beaucoup M. de Blangy de réputation, mais je ne me suis jamais trouvé avec lui.

— En êtes-vous sûr ? fit en souriant mon interlocuteur, sans se douter de ce qui l’attendait.

— J’en suis certain.

— Eh bien ! permettez-moi de vous dire que vous vous trompez : vous ne le quittez pas depuis une semaine et il s’en félicite sincèrement.

Et, comme pour être fidèle à mon rôle ; je continuais à jouer l’étonnement, il ajouta :

— C’est moi qui suis le comte de Blangy, je croyais que vous le saviez.

— Je ne m’en doutais pas. Je ne savais qu’une chose, c’est que ma bonne étoile m’avait donné pour compagnon un homme du meilleur monde, un homme d’esprit ; cela me suffisait, et je n’ai pas cherché à savoir son nom.

— Nous avons eu le tort, fit le comte, de ne pas nous présenter l’un à l’autre, mais nous pouvons le réparer,

Et, s’arrêtant sur le trottoir :

— J’ai l’honneur, continua-t-il avec beaucoup de bonne humeur, de vous présenter M. de Blangy.

Je me présentai à mon tour. Mon nom, que le hasard lui avait déjà sans doute appris, ne lui rappelait aucun souvenir. C’était tout simple : à l’époque de mon mariage il avait déjà quitté sa femme et n’entretenait aucune relation avec elle.

Nous venions de reprendre notre marche, le comte me dit :

— Vous assuriez tout à l’heure beaucoup me connaître de nom, comment cela se fait-il ?

Je m’attendais à cette question ; elle était des plus naturelles, et c’était moi qui l’avais provoquée. Cependant elle me troubla. Je sentais que j’allais commettre une maladresse. Mais je m’étais trop avancé pour reculer :

— J’ai souvent entendu parler de vous, répondis-je, par ma femme.

Je trouvais plus délicat de lui parler de ma femme que de la sienne.

— Ah ! votre femme me connaît !

— Elle vous a rencontré dans le monde avant son mariage.

— Vraiment ! Quel était donc son nom de demoiselle ?

— Paule Giraud.

À peine eus-je prononcé ce nom que je vis le comte pâlir et chanceler.

Mais avant que je n’eusse fait un mouvement vers lui il s’était déjà remis et me disait froidement :

— Ah ! vous avez épousé Mlle Paule Giraud. En effet, je l’ai souvent rencontrée dans le monde, c’est une très-jolie personne.

C’était bien mon avis, je n’avais rien à répondre.

Nous marchâmes quelque temps en silence ; tout à coup M. de Blangy parut faire un violent effort sur lui-même, s’arrêta et me dit :

— Votre femme voit-elle toujours la mienne ?

— Sans doute, répondis-je ; elles sont inséparables.

Il jeta sur moi un regard que je me rappellerai toute ma vie ; on aurait dit qu’il voulait pénétrer dans ma pensée, lire dans mon âme. Puis il détourna la tête et, comme nous venions d’arriver devant l’hôtel, il me quitta brusquement, sans dire un mot, prit la clef de sa chambre et disparut.

Une heure après on se mettait à table ; le comte ne parut pas au dîner.