◄  XV.
XVII.  ►

XVI

Eh bien ! mon cher ami, qu’en pensez-vous ? Ne devais-je pas être ravi ? Les soupçons qui m’avaient tant fait souffrir depuis huit jours s’étaient envolés comme par enchantement. Ma jalousie n’avait plus de raison d’être. Il était de toute évidence que Mme de Blangy disait vrai : ce logement, elle l’avait loué pour vivre en garçon, comme elle l’assurait. En fait d’excentricités, rien ne pouvait m’étonner de sa part. Elle l’avait meublé à sa façon, et maintenant, lorsque je me rappelais mille détails, je m’étonnais de n’avoir pas songé à elle lors de ma première visite en compagnie de la concierge. Ce meuble de satin noir piqué de soie ponceau, n’en avait-elle pas un semblable dans son salon de la rue Caumartin ? Ne l’avais-je pas, maintes fois, entendue se plaindre que les grands divans de la Turquie ne fussent pas adoptés par nos tapissiers parisiens ? Et ces livres placés sur l’étagère, leurs reliures que j’avais déjà remarquées chez elle, n’auraient-ils pas dû me donner à réfléchir ? Ma femme n’était coupable, comme le faisait observer la comtesse, que d’avoir spirituellement éludé mes ordres. Je ne pouvais avoir contre elle aucun grief sérieux, aucun grief nouveau, bien entendu, car l’ancien, subsistait toujours. Oh ! toujours ! j’en étais au même point !

Et, cependant, le croiriez-vous, je fus pris d’une tristesse mortelle, d’une mélancolie plus profonde que jamais. Depuis huit jours ma jalousie avait fait diversion à ma douleur : je ne rêvais que vengeance, duel, mort. Et voilà que, tout à coup, cette jalousie n’avait plus de raison d’être : j’étais obligé d’abandonner tous mes projets… guerriers, je rentrais dans le statu quo. Ma terrible idée fixe me reprenait et je me retrouvais en face de l’énigme qui me torturait sans relâche.

Les distractions mondaines que j’avais essayé de goûter ne m’avaient point réussi. Depuis longtemps déjà j’avais rompu avec la créature dont je vous ai parlé : ces relations m’écœuraient, le remède était pire que le mal.

L’idée me vint de voyager : « Le mouvement, le bruit, la vue d’horizons nouveaux, la nécessité où je me trouverai de m’occuper d’une foule de détails, de parler de choses indifférentes, de vivre activement, me feront peut-être quelque bien, me disais-je. En tous cas, si je ne suis pas maître de mes pensées, si je les emporte avec moi, si de cruels souvenirs me poursuivent, je sortirai, du moins matériellement, du milieu où je vis ; c’est quelque chose. »

Mes préparatifs de départ ne furent pas longs. Qui laissais-je après moi ? Une seule personne, celle qui portait mon nom, et c’était justement de celle-là que je voulais m’éloigner. Peut-être, nourrissais-je encore quelque vague espoir ? Je me disais que ce voyage la ferait réfléchir : ma présence auprès d’elle m’avait toujours donné tort ; contrairement au proverbe, l’absence me donnerait peut-être raison.

Mon valet de chambre, après avoir fait mes malles, venait de se retirer, et je mettais en ordre quelques papiers, lorsque ma femme ms rejoignit.

— C’est donc vrai, fit-elle, on ne m’avait pas trompée, vous partez en voyage ?

— Vous le voyez.

— Sans me prévenir ?

— Je vous aurais dit adieu. Je trouvais utile de vous émotionner à l’avarice.

Elle ne releva pas ce qu’il y avait d’ironique dans mes paroles. Debout près de la cheminée, le coude appuyé sur le marbre, elle me regardait, en silence, faire mes derniers préparatifs de départ. Tout à coup, je l’entendis murmurer ces mots :

— Oui, cela vaut peut-être mieux.

Je déposai le nécessaire de voyage que je tenais en ce moment à la main, et, m’avançant vers elle :

— Vous trouvez que j’ai raison de m’éloigner, lui dis-je. Ma présence vous gênait ; n’est-ce pas ?

— Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, fit-elle, avec douceur ; j’avais une autre idée, elle n’avait rien de désobligeant pour vous.

— Espérez-vous donc, repris-je, que ce voyage changera vos dispositions à mon égard ?

Elle ne répondit pas à cette question, trop directe sans doute ; seulement, au bout d’un instant, elle me dit :

— Nous sommes en hiver ; ne craignez-vous pas le froid ?

— Non, je me dirige vers le Midi.

— Quand pensez-vous revenir ? demanda-t-elle.

— Lorsque vous serez pour moi ce que vous devez être.

Je m’attendais à ce qu’elle allait répondre : « Je suis une compagne empressée, une amie fidèle ; j’essaye de vous rendre la vie facile, mon caractère est charmant, mon humeur toujours égale. Qu’avez-vous à me reprocher ? » Et, alors, avant de partir, je me serais donné la douce satisfaction de lui dire : « Je ne vous ai pas épousée pour faire de vous une dame de compagnie et admirer votre caractère. Je rends hommage à vos qualités intellectuelles, mais je ne serais pas fâché de connaître, d’une façon plus intime, vos autres qualités. » Enfin je lui en aurais dit tant et plus, j’aurais éclaté ; cela soulage toujours un peu.

Elle ne m’en fournit pas le prétexte, soit qu’elle redoutât mes discours et craignit une scène, soit qu’elle eût vraiment conscience de ses torts envers moi.

Cependant elle restait dans ma chambre sans essayer de me fuir ; elle suivait, des yeux, tous mes mouvements, Il y avait dans son regard de la sympathie, de la tristesse.

Enfin je dis :

— Il est l’heure de partir.

Je sonnai, fis emporter mes malles et demandai une voiture.

Pendant qu’on exécutait mes ordres, je demeurai seul avec elle.

Nous nous regardions sans proférer un mot ; moi, appuyé contre la bibliothèque, elle toujours debout près de la cheminée, le coude sur le marbre, la tête dans la main.

La voiture qu’on était allé chercher s’arrêta devant la porte ; je fis un pas vers Paule, et je lui dis :

— Adieu.

Elle s’avança vers moi et vint d’elle-même mettre son front à la portée de mes lèvres.

On aurait dit une sœur faisant ses adieux à son frère.

Mais je n’étais pas son frère, je l’adorais, je l'adorais toujours ! Depuis une heure qu’elle était là, dans ma chambre, près de moi, malgré ma froideur apparente, je n’avais cessé de l’admirer, je m’étais cent fois répété : « On n’est pas plus charmante, plus jolie, plus accomplie, plus désirable » et, maintenant, mes lèvres frémissaient en effleurant son front brûlant ; sur ma poitrine, je sentais par moment le frôlement de sa gorge ; de chaudes effluves, s’échappant de tout son être, montaient jusqu’à moi.

Je n'y tins plus. D’un bras, j’enlaçai sa taille en essayant de la courber, tandis que j’appuyais une main sur sa tête et que ma bouche descendait de son front à ses lèvres.

Ah ! si elle eût répondu à cette dernière étreinte, à cette prière désespérée, si ses lèvres se fussent entr’ouvertes pour laisser échapper un soupir, un souffle, si seulement elle eût essayé de se soustraire à mes baisers, de se défendre, de lutter ! Non, fidèle à ses principes, elle se montra, cette fois encore, ce qu’elle avait toujours été ; sa taille se courba docilement, sa tête s’inclina sous la pression de ma main, sa bouche n’essaya pas de fuir la mienne ; toute sa personne devint insensible, inanimée, inerte ; elle se galvanisa pour ainsi dire. Au lieu d’une femme, j’avais encore, j’avais toujours un cadavre dans les bras.

Alors toutes mes ardeurs s’éteignirent, et subitement glacé au contact de cette glace, je pris la fuite.