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XV

Jugez de mon étonnement : je me trouvais en face de Mme de Blangy.

Interdit, je regardais sans parler.

Elle paraissait elle-même très-émue. Mon entrée intempestive motivait suffisamment cette émotion.

Elle se remit cependant avant moi, ouvrit tout à fait la porte, et s’adressant à Paule restée sur le palier :

— C’est ton mari, ma chère, lui dit-elle ; son arrivée a été si brusque que tu ne l’as peut-être pas reconnu. Tu n’as plus aucune raison de t’en aller.

Lorsque Paule eut refermé la porte, Mme de Blangy, se tournant vers moi, me dit, cette fois, de sa voix la plus naturelle :

— Je suis enchantée, monsieur, de vous recevoir dans mon humble demeure, donnez-vous la peine de me suivre.

Comme je ne répondais pas, elle prit le bras de Paule et marche devant moi.

Je la suivis.

Nous entrâmes dans le boudoir.

Alors je pus parler. J’aurais aussi bien fait de me taire, car je ne trouvai à dire que cette phrase, au moins inutile :

— Ainsi, je suis chez vous !

— Comment, si vous êtes chez moi, s’écria-t-elle en riant. Vous en doutiez ? Chez qui donc pensiez-vous entrer, de cette façon cavalière ? Chez vous, peut-être. J’avoue que vos allures s’expliqueraient mieux. Mais non, vous êtes chez moi, bien chez moi. Vous vous étonnez que je possède deux domiciles. C’est on ne peut plus simple. Rue Caumartin, on me dérange sans cesse ; il y a toujours quelqu’un de pendu à ma sonnette ; je n’ai pas un instant de liberté. Ici, je jouis d’une tranquillité parfaite. Je me retire dans ce réduit, comme les sages se retiraient au désert, pour rêver. Dans ce boudoir j’ai tous les avantages de la campagne : le silence, l’isolement, le calme, le repos, et je n’en ai pas les ennuis : le chant du coq, les aboiements des chiens, l’odeur de l’étable. J’arrange ma vie comme je l’entends, moi, mon cher monsieur, je ne dépends de personne, je suis un garçon.

Elle avait débité tout cela, d’un trait, sans se reposer, dans le but sans doute de m’étourdir avec ce verbiage, et de dominer la situation.

Elle s’arrêta pour reprendre haleine, et avec une profonde habileté, elle vint d’elle-même au-devant des objections que j’aurais pu faire, des étonnements que je pouvais ressentir.

— Je vous vois, dit-elle, en souriant, jeter autour de vous des regards… ahuris, permettez l’expression. Vous vous dites que pour une retraite, ce boudoir est bien luxueux, cet ameublement bien excentrique. Ce grand divan circulaire, ces glaces de Venise, ces groupes sur la cheminée, avouez-le, vous suffoquent un peu. Mon cher monsieur, si j’ai placé des statuettes sur ma cheminée au lieu d’y mettre une pendule, suivant l’usage, c’est que d’abord je déteste les usages, et qu’ensuite, je me plais ici à oublier l’heure. Ce divan est un délicieux meuble, dont j’avais remarqué le modèle à l’exposition universelle, dans la partie réservée à la Turquie. Tenez, étendez-vous un peu, vous verrez comme on est bien. Quant aux glaces vous m’en auriez dit des merveilles, si vous aviez fait votre petite… irruption, chez moi, une demi-heure plus tôt. Alors les bougies étaient allumées, le feu flambait, mille lueurs se réfléchissaient dans tous ces petits miroirs ; c’était divin. Mais je me proposais de sortir un instant après le départ de Paule, j’étais loin de vous attendre, et j’ai cru pouvoir éteindre le feu, souffler les bougies et permettre au soleil de se montrer. Le malheureux, il ne produit ici aucun effet… pardonnez-lui.

Je n’avais pas besoin de la recommandation de Mme de Blangy pour pardonner au soleil ; ce n’était pas à lui que j’en voulais.

Du reste, à qui en voulais-je ? Je ne savais plus. La comtesse avait réussi à m’étourdir. La tête me tournait. Pendant qu’elle me parlait de la cheminée, du divan et des glaces, mes yeux s’étaient portés alternativement vers les points et les objets qu’elle me désignait. Maintenant, je regardais machinalement le fameux peplum que je vous ai décrit avec tant de soin : je l’apercevais négligemment étendu sur le divan, près de la place où Paule était assise. C’était tout bonnement à Mme de Blangy qu’il appartenait, et dire qu’il m’avait si fort impressionné ! J’en avais, avec ivresse, caressé le satin, j’avais délicieument respiré les aromes qui s’en échappaient. J’en avais rêvé ; ce que c’est que l’imagination !

On aurait pu croire, en vérité, que la comtesse devinait toutes mes pensées.

— Vous admirez mon peplum, dit-elle, tout à coup ; vous avez raison. C’est un délicieux vêtement, lorsqu’on reste chez soi.

Elle s’était levée, avait pris le peplum et le mettait pardessus ses vêtements.

— Voyez comme il me va bien, continua-t-elle ; malgré son ampleur il dessine admirablement la poitrine et les épaules ; et les plis, comme ils retombent avec grâce ! Paule est folle de ce vêtement, vous devriez lui en commander un semblable. Je lui aurais bien offert celui-ci ; malheureusement nous ne sommes pas de la même taille.

Et comme j’approuvais de la tête, sans parler, elle s’écria :

— Mais vous êtes devenu muet. J’ai beau me mettre en frais de coquetteries, vous ne daignez pas desserrer les dents. Qu’avez-vous donc ? Ah ! J’y suis, reprit-elle, après une minute de réflexion. Dire que je n’avais pas pensé à cela plus tôt, Monsieur est furieux qu’on lui ait désobéi, qu’on ait transgressé ses ordres ; il avait défendu à sa femme de me revoir et elle me revoit. Il l’a suivie et il a malheureusement acquis la preuve de sa désobéissance.

Elle vint s’asseoir ou plutôt s’étendre près de moi, sur le divan et continua :

— Voyons, raisonnons un peu. D’abord pour ce qui me concerne, je vous déclare que je ne vous ai pas gardé rancune, un seul instant. Vous êtes jaloux de toutes les affections que peut ressentir votre femme ; vous exigez qu’elle n’aime que vous. C’est au moins prétentieux, mais il n’y a pas là de quoi m’offenser. Lorsque Paule est venue, il y a deux mois, m’annoncer la mesure que vous aviez prise à mon égard, l’ostracisme dont vous me frappiez : « Pauvre garçon, me suis-je écriée, comme il t’aime ! »

Vous le voyez, je suis bonne princesse, comtesse, devrais-je dire. Je vous en aurais voulu davantage, il est vrai, si j’avais pu craindre que vous parviendriez à me séparer de mon amie d’enfance, si je n’avais pas trouvé moyen de vous obéir, tout en vous désobéissant ; en un mot, si je n’avais pas habilement tourné la difficulté.

Il refuse de me recevoir ? dis-je à Paule. — Hélas ! oui, fit-elle, en soupirant. — Eh bien ! c’est son-droit, je me consigne, de moi-même, à sa porte. Il te défend aussi de me faire visite ? — Oui, murmura la pauvrette avec un nouveau soupir. — Il faut lui obéir, ma chère, les ordres d’un mari, vois-tu, c’est sacré, tu ne mettras plus les pieds rue Caumartin. Mais il ne peut t’avoir défendu d’aller rue Laffitte, puisqu’il ne connaît pas ma petite maison de campagne, mon ben retiro. Tu y viendras, deux ou trois fois par semaine, passer une heure avec moi. Nous fermerons les persiennes, nous allumerons les bougies, nous nous étendrons sur le grand divan, nous fumerons des cigarettes turques et nous dirons de ton mari le plus de mal possible, pour nous venger de sa férocité. Ce sera charmant. » Voilà ce que nous avons osé faire, cher monsieur. Si nous sommes coupables, prenez un de ces coussins et étouffez nous comme on fait en Turquie. Ce sera de la couleur locale. Si vous nous pardonnez de nous aimer depuis le couvent et de ne pouvoir vivre séparées l’une de l’autre, quittez cet air rébarbatif qui me rappelle Barbe-Bleue, et acceptez cette cigarette.

Elle continua, pendant plus d’une demi-heure, à parler de la sorte. Lorsque nous primes congé d’elle, ni Paule, ni moi n’avions pu placer un seul mot, ce qui ne l’empêcha pas de nous dire :

— Vous pouvez revenir me voir dans ma retraite, vous ne sauriez la troubler par le bruit de vos voix. Je ne vous le reproche pas, mais vous êtes joliment silencieux et discrets.

Il n’aurait plus manqué qu’elle nous le reprochât.