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X

Elle se trompait. Je devins un tyran.

Qu’avais-je à ménager ? M’avait-elle laissé quelque espoir ? Pouvais-je penser qu’avec le temps je triompherais de ses résistances, que je parviendrais à toucher son cœur ? Non, elle s’était expliquée à ce sujet le plus clairement du monde, et il eût été insensé de me faire de nouvelles illusions. J’étais condamné en dernier ressort, sans possibilité de recours en grâce, au célibat à perpétuité.

J’exerçai, du reste, ma tyrannie sans conviction, sans parti pris, avec des temps d’arrêt et de brusques retours vers la douceur et la mansuétude. Ce fut une tyrannie intermittente.

Ah ! mon cher ami, ne me reprochez pas ma faiblesse, mon manque d’énergie ; il est si difficile d’avoir des rigueurs continues pour qui l’on adore !

Mon premier acte d’autorité fut de m’occuper de la question verrou. « Peine inutile, me direz-vous, le petit travail de serrurerie auquel vous vous étiez livré dans la journée vous avait si peu profité ! Ce n’était pas la porte de votre femme qu’il fallait déverrouiller, c’était son cœur. » Vous avez parfaitement raison. Mais ne pouvant triompher des résistances morales, je me plaisais à vaincre les obstacles matériels. Je ne voulais plus qu’on dressât des barricades chez moi, et je prétendais entrer, à mes heures, dans l’unique chambre à coucher de mon appartement. Je m’empressai donc de ramasser, sur le tapis, le petit instrument de mon supplice et le mis dans ma poche.

Chose étrange ! le même jour, sans qu’il fût entré le moindre ouvrier chez moi, je pus contempler un nouveau verrou, dit de sûreté, qui se prélassait à la place de l’ancien. Qui l’avait posé ? Ma femme évidemment. Sans mot dire, je m’armai de mon tournevis et défis ce qu’on venait de faire. Le lendemain, un nouveau verrou apparut. Il eut le sort des deux premiers, je devenais collectionneur. Ma femme ne céda qu’au septième verrou ; elle avait sans doute épuisé le fonds du quincaillier voisin.

Ces petites opérations avaient heureusement lieu entre nous, loin des regards indiscrets des domestiques. Ils continuaient à nous croire les plus heureux époux de la terre, tellement Paule mettait de soin à me combler d’attentions devant eux. Jamais un mot, un geste, ne put leur faire deviner nos querelles intestines. Je me plais à rendre cet hommage à Mlle Giraud ; c’est le seul.

Usa-t-elle de stratagème pour remplacer son septième verrou ? Trouva-t-elle une façon originale de se fortifier de nouveau et de se soustraire à quelque intempestive visite nocturne ? Longtemps je n’en sus rien. Le souvenir de ma première campagne me donnait à réfléchir ; j’hésitais à m’exposer à une nouvelle défaite et je m’enfermais sous ma tente, comme le chasseur que plusieurs insuccès ont désespéré et qui reste chez lui, dans la crainte de revenir bredouille.

Cet accès de timidité, d’amour-propre, de dignité, de poltronnerie, — appelez-le comme vous voudrez, je crois qu’il y avait un peu de tout cela, — ne pouvait cependant durer.

Il devait venir à ma pensée (il serait venu à la pensée de tout autre à ma place) de ne pas me résigner à mon triste sort sans avoir livré quelque bataille décisive. Le jour de ma défaite, j’avais eu à combattre un ennemi sur ses gardes. Le verrou tombé tout à coup sur le tapis avait annoncé ma prochaine arrivée, comme une détonation, sur les remparts, annonce aux assiégés un prochain assaut. Paule s’était aussitôt armée de pied en cap, elle avait rangé ses batteries, et dès que j’avais eu l’imprudence d’apparaître, elle avait fait feu de toutes pièces et j’étais tombé meurtri sous ses coups. Il s’agissait, cette fois, de surprendre l’ennemi, la nuit, pendant son sommeil, lorsqu’il se serait débarrassé de ses armes et de tout son attirail guerrier.

J’étais décidé à ne lui faire ni grâce, ni merci ; à ne me laisser attendrir ni par ses cris, ni par ses menaces, ni par ses prières ; d’être résolu et énergique, quoi qu’il pût arriver ; et de remporter une de ces victoires tellement éclatantes que le vainqueur est absous devant l’histoire des ruses de guerre dont il s’est servi.

Ce n’est pas sans une certaine émotion, que je vis approcher l’heure fixée pour cette grande bataille ; je savais qu’elle devait avoir une importance capitale. Lorsque deux adversaires combattent, en champ clos, à armes égales, en plein soleil, le vaincu ne se sent pas humilié ; il peut le lendemain envoyer un nouveau cartel et on le doit accepter. Mais si l’on attaque nuitamment un ennemi surpris et désarmé, on doit vaincre ou renoncer à une lutte devenue impossible.

Aussi ne négligeai-je rien pour m’assurer un éclatant triomphe ; je pris mon temps, mon heure, et je poussai l’habileté jusqu’à essayer de deviner la tactique qu’emploierait mon adversaire pour me résister, le genre de défense qu’il imaginerait, les ruses qu’il opposerait aux miennes.

Ma femme, ce jour-là, s’était retirée dans sa chambre vers onze heures ; je fis comme elle et je passai dans mon cabinet. J’attendis longtemps que tous les bruits de la maison eussent cessé, que toutes les lumières se fussent éteintes ; puis, vers une heure du matin, je traversai doucement le salon, et j’entrai dans la chambre nuptiale, sans avoir rencontré le moindre obstacle. La porte, en se renfermant, ne fit aucun bruit. Une veilleuse suspendue au plafond répandait autour de moi une douce et mystérieuse clarté. Mon regard se porta vers le lit.

Paule dormait. Son visage était tourné de mon côté ; un de ses bras, nu, gracieusement arrondi, reposait sur l’oreiller au-dessus de sa tête. Sous le drap qui la couvrait imparfaitement, on apercevait tous les contours d’un corps admirable. N’insistons pas davantage : dans mon déshabillé galant, debout au milieu de la chambre, exposé aux rhumes de cerveau, le moment serait mal choisi pour regarder ma femme s’étendre voluptueusement dans mon domaine. Ne devais-je pas le conquérir au plus vite et m’y installer en maître avant le réveil de l’usurpatrice ?

Je me décidai à monter à l’assaut. Ce n’était pas chose facile : le lit était un de ces bons lits élevés comme les aimaient nos pères et dans lesquels on ne saurait se glisser.

Il fallait enjamber, il n’y avait pas à dire. Mais mon parti était pris, je ne connaissais pas d’obstacles. Tout à coup, au moment où ma jambe droite avait déjà franchi le bois du lit et cherchait un point d’appui sur le sommier élastique, où ma jambe gauche allait la rejoindre, au moment enfin où j’étais en quelque sorte suspendu dans les airs, j’entendis un éclat de rire, mais un éclat de rire si retentissant que je perdis l’équilibre, et retomba à pieds joints sur le tapis.

Paule n’avait pas fait le moindre mouvement, son bras était toujours replié sur sa tête, ses jambes s’entrecroisaient gracieusement, mais ses yeux grands ouverts étaient fixés sur moi, et elle riait, elle riait !

Alors je pris mon élan et m’élançai sur le lit. D’un bond, je me trouvai debout, au pied.

Me voyez-vous, mon cher ami, dans cette posture et le costume que vous supposez, grand comme je le suis, le visage à moitié perdu dans les rideaux. Vous me trouvez bien ridicule, n’est-ce pas ? et dire que j’avais encore à franchir la distance comprise entre les pieds et la tête d’un lit.

J’entrepris ce voyage.

Paule riait toujours. Enfin je me courbai, je soulevai la couverture, je la ramenai sur moi et je m’étendis tout de mon long. Ah ! quel lit ! comme il était grand ; j’avais pu y prendre place sans que Paule se fût dérangée. Comme il était moelleux, comme je l’avais bien choisi !

Paule ne riait plus ; elle me regardait. Je la regardais aussi, sans oser encore bouger de ma place. N’étais-je pas maître de la situation, la victoire n’était-elle pas certaine ?

Eh bien, non telle ne l’était pas. J’étais préparé à tout, excepté au silence obstiné de ma femme, à son impassibilité glaciale. Je croyais rencontrer un adversaire qui allait se plaindre, m’insulter, combattre ; j’étais prêt à la lutte et j’en serais sorti victorieux.

Mais ces deux grands yeux qui me regardaient avec une opiniâtre fixité, ces lèvres obstinément fermés, ce corps insensible, inerte, inanimé en quelque sorte, me glacèrent à mon tour. Mes belles résolutions s’évanouirent.

Oh ! elle savait bien ce qu’elle faisait, on lui avait indiqué la conduite à tenir vis-à-vis de moi. On lui avait dit :

« Plus un homme est amoureux, plus il est facile à impressionner ; plus ses nerfs sont tendus, plus ils se détendent facilement à la moindre commotion nerveuse.

« Une émotion trop vive peut faire d’un athlète un enfant. Il vous défend de verrouiller votre porte, obéissez ; laissez-le pénétrer dans cette chambre qu’il ne veut pas vous abandonner, dormez sur vos deux oreilles, il n’est pas à craindre, vous n’avez rien à redouter de lui. Il reconnaîtra de lui-même l’inutilité de ses visites clandestines, il rougira de sa défaite et ne s’exposera plus à jouer auprès de vous un rôle ridicule. »

Celle qui osa tenir à Paule ce langage avait raison. Elle connaissait à ravir les défectuosités de notre pauvre nature humaine, ses défaillances et ses découragements.

Depuis lors, je n’osai plus pénétrer dans la chambre de ma femme, et, chose étrange, je n’osai plus me plaindre : sa porte ne m’était-elle pas ouverte à deux battants ; s’était-elle étonnée de mon intempestive visite ? Non. Je n’avais à lui reprocher que la froideur de son accueil ; mais cette froideur, j’aurais dû la vaincre et je ne l’avais pas su. J’étais vraiment désespéré. Je n’avais plus aucun espoir, aucune ressource.

Je m’étais autrefois demandé si je ne devais pas confier mes peines à Mme Giraud, s’il ne me serait pas permis de lui dire : « En me donnant votre fille, vous ne vouliez pas que nous vivions séparés et nous le sommes, usez de votre influence auprès d’elle pour lui faire comprendre que le mariage n’est pas absolument une sinécure. »

Mais que serait-il arrivé ? Mme Giraud aurait fait appeler sa fille, qui lui aurait répondu (si elle avait daigné répondre, ce qui n’était pas bien prouvé) : « Mon mari est un calomniateur ; si, par un sentiment de pudeur exagérée, je lui ai quelquefois fermé ma chambre, je ne la ferme plus. Rien ne l’empêche d’y pénétrer et il y pénètre. S’il ne s’y trouve pas bien, c’est sa faute et non la mienne, et c’est moi qui serais en droit de me plaindre de lui. »

L’entretien finissait là ; Mme Giraud n’avait rien à répliquer. Une seule personne, par suite de son excessive finesse, de son expérience de la vie, de l’originalité de son caractère, et de la réelle influence qu’elle exerçait sur Paule, aurait pu lui adresser quelques observations et lui faire comprendre que tous les torts n’étaient pas de mon côté ; qu’ils étaient en quelque sorte la conséquence des siens. Mais j’hésitais à mêler Mme de Blangy à nos affaires de ménage, à la prendre pour confidente de mes malheurs domestiques. Je redoutais son genre d’esprit, son humeur moqueuse, les traits qu’elle ne manquerait pas de me décocher, et jusqu’à sa façon de me regarder à bout portant.