◄  X.
XII.  ►

XI

Je me trompais : Mme de Blangy, que je me décidai enfin, un jour, à prendre pour confidente, se montra tout à fait bonne femme. Elle voulut bien me laisser lui raconter mes infortunes de la façon la plus complète ; elle ne me permit pas de passer aucun détail. Loin de paraître fatiguée de mes récits, elle semblait prendre plaisir à les écouter, s’y complaire en quelque sorte, et lorsque je les eus terminés, elle s’écria : « J’étais un peu prévenue contre vous, maintenant vous m’êtes tout à fait sympathique. »

Je donnai à ces paroles une explication des plus simples : « Amie intime de ma femme, me disais-je, Mme de Blangy avait pu craindre que Paule n’eût reporté sur moi toute l’affection qu’elle avait pour elle. Mes confidences l’ont rassurée ; elle voit bien que je ne suis pas aimé, que Paule dit vrai lorsqu’elle assure l’aimer toujours, sa jalousie disparaît et elle me rend son estime. »

Elle m’en donna une preuve en cherchant avec moi quels motifs avaient pu m’aliéner le cœur de ma femme. Elle n’en découvrit aucun.

Nous cherchâmes aussi un moyen de sortir de la position fausse où je me trouvais : malgré tout son esprit, Mme de Blangy n’imagina rien. Cependant elle me vit si désolé, si abattu, qu’elle me prit en pitié et finit par me dire :

— Je m’absente pour trois jours, je vais au Havre auprès d’une personne de ma famille. Si vous consentez à me confier voire femme, je passerai tout mon temps à la morigéner, à essayer de la faire revenir à de meilleurs sentiments, à lui apprendre à vous aimer.

J’acceptai avec reconnaissance et je m’empressai d’aller retrouver Paule et de l’inviter à faire au plus vite sa malle. L’idée de ce voyage parut beaucoup la réjouir : elle se rendit aussitôt chez son amie pour fixer avec elle le jour du départ. Il eut lieu le lendemain, et j’accompagnai ces deux dames à la gare de la rue d’Amsterdam.

« J’ai bon espoir, me dit Mme de Blangy, en me serrant la main, au moment de monter en wagon. Je vous la ramènerai tout autre.

Je ne m’en aperçus pas. Ce voyage n’apporta aucun changement à ma situation. J’eus lieu de croire, cependant, à certaine altération dans les traits de Paule, que Mme de Blangy avait tenu sa promesse, qu’elle l’avait tourmentée, grondée à mon sujet, et abreuvée de morale. Mais il était écrit que rien ne pouvait triompher de cet indomptable caractère.

C’est alors, mon cher ami, qu’irrité, agacé, énervé, devenu méchant, je donnai un libre cours à cette tyrannie dont je vous ai déjà parlé.

Tant que j’avais eu quelque espoir, je m’étais contraint malgré mes crispations nerveuses et mon réel chagrin. Je ne voulais mettre aucun tort de mon côté, et si je n’avais pas pour Paule toutes les prévenances d’un mari amoureux et aimé, elle n’avait eu cependant jamais à se plaindre de moi : je la laissais libre de disposer de son temps à sa fantaisie, de voir les personnes qui lui plaisaient, je lui procurais un nombre suffisant de distractions, et plus d’une fois, je lui avais apporté quelque cadeau, destiné à l’attendrir.

Dès lors, je me refusai à l’accompagner lorsqu’elle voulut sortir ; je prétextai des affaires les jours où elle semblait désirer assister à un concert ou à un spectacle. Je ne la conduisis plus dans le monde ; je fermai ma porte aux visiteurs. Je restreignis les dépenses de la maison.

Enfin, que voulez-vous, je ne savais qu’imaginer ! Après avoir essayé inutilement de la gagner par la douceur, j’essayai de la prendre par la famine.

Paule, je dois lui rendre cette justice, ne se plaignit pas de mes procédés à son égard ; jamais il ne lui échappa un reproche, une observation. Elle paraissait s’être fait un devoir d’être aussi soumise, à certains moments, qu’elle l’était peu dans d’autres. Elle avait sans doute conscience de ses torts envers moi, et elle prétendait les expier par l’égalité de son humeur et les charmes d’un esprit toujours enjoué, toujours aimable.

La jalousie même n’eut aucune prise sur cette implacable sérénité. Oui, la jalousie ! car, en désespoir de cause, j’essayai de rendre Paule jalouse.

C’était de le folie, me direz-vous ; je suis entièrement de votre avis. Marié, je pris une maîtresse, une maîtresse en titre, moi qui, lorsque j’étais garçon, n’avais eu que des liaisons (si l’on peut appeler cela des liaisons) des plus passagères et des plus mystérieuses. Je souffris qu’une courtisane en renom, connue de tout Paris, m’affichât ; je le lui demandai même comme une faveur. Je laissai traîner chez moi les lettres qu’elle m’écrivait ; je lui envoyai porter mes réponses par un domestique. Je payai, un jour, à table, devant Paule, une note de six mille francs pour des boucles d’oreilles en brillants que j’avais certes, le matin, à Mlle X… Enfin, mon cher ami, je découchai, oui, je découchai.

Vous me direz à cela que ma femme ne pouvait pas beaucoup s’en apercevoir. Je vous demande pardon : je rentrai si tard, le matin et avec tant de fracas, que toute ma maison fut au courant de mon immoralité. Je devenais cynique, moi !

Vous pensez peut-être qu’à partir du jour où je brisai les vitres, Paule crut devoir, au moins pour la forme, me témoigner son mécontentement. Vous vous tromperiez : jamais elle ne fut aussi aimable, aussi empressée à me plaire.

Et, plus elle m’accablait de son indifférence et de sa mansuétude, plus j’enrageais, plus je faisais d’efforts pour la chagriner, l’émouvoir, la tirer de son apathie. Enfin, je crus avoir trouvé un moyen de lui être désagréable et de l’obliger peut-être à me demander grâce : c’était de la séparer de sa meilleure amie, Mme de Blangy, chez qui, depuis que je la négligeais, elle passait ses après-midi et presque toutes ses soirées.

Un jour, au moment où elle s’apprêtait à sortir, je l’arrêtai en lui disant :

— Où allez-vous ?

— Comme d’habitude, un instant chez ma mère, puis chez Berthe.

— Je trouve que vous allez beaucoup trop souvent chez Mme de Blangy.

Elle releva vivement la tête, me regarda et dit :

— Pourquoi cela ?

— Parce que…

Je cherchais, ne sachant trop que dire :

— Parce que, repris-je, la société de la comtesse ne vous convient pas ; c’est une femme trop mondaine pour vous.

— Berthe ! mondaine ! C’est à peine si elle reçoit quelques visites, elle en rend le moins possible, et elle ne va jamais en soirée.

— Évidemment. Elle ne s’y trouverait pas à l’aise ; sa position de femme séparée, de femme mariée… qui ne l’est pas, lui crée une situation difficile.

— Ne sait-on pas que tous les torts sont du côté de son mari ?

— Non pas ; beaucoup de personnes en doutent ; moi, par exemple. L’expérience ne m’a-t-elle pas démontré que, dans certains ménages, les premiers torts viennent de la femme. J’y ai mûrement réfléchi, la société de Mme de Blangy peut compromettre une femme aussi jeune que vous, une jeune fille, pour ainsi dire.

— Vous avez mis du temps à vous en apercevoir, fit-elle sans paraître prendre garde à mes allusions.

— Je ne m’en serais probablement jamais aperçu si je n’avais été cruellement désappointé à votre sujet,

Elle ne daigna même pas relever ce dernier trait, et elle reprit :

— Je croyais la comtesse votre amie.

— Elle est trop la vôtre pour pouvoir être la mienne.

— Ce qui ne vous empêche pas d’aller lui demander des services.

— Elle ne me les rend pas.

— Cela ne dépend pas d’elle.

— Tant pis. Une femme de son âge, de son expérience et dans sa position, devrait avoir plus d’empire sur vous.

— Oh ! elle en a beaucoup.

— Elle l'exerce mal, alors, et elle n’en est que plus dangereuse.

Décidément j’étais parvenu à émouvoir Paule ; pour la première fois elle me tenait tête. Aussi, à chacune de ses répliques, mon courage grandissait-il. Peut-être avais-je enfin trouvé sa corde sensible : son amitié pour Mme de Blangy, sa crainte de la perdre, allaient sans doute la décider à capituler avec moi.

Au bout d’un instant, elle reprit :

— Quelle conclusion faut-il tirer de tout ce que vous venez de me dire ?

— Oh ! fis-je ; décidé à frapper brusquement un grand coup, une conclusion des plus simples : vous ne verrez plus la comtesse.

— Vraiment ? Plus du tout !

— Plus du tout.

— Et si je voulais continuer à la voir ? s’écria-t-elle, en sortant tout à fait, cette fois, de son calme ordinaire.

— Je vous en empêcherais, répondis-je.

— De quelle façon ?

— D’abord, je donnerai l’ordre à mes domestiques de ne jamais recevoir Mme de Blangy et ils m’obéiront.

— Je n’en doute pas. Mais si je ne la vois pas ici, je puis la voir chez elle.

— Pas davantage.

— Prétendez-vous m’enfermer ?

— Je n’y songe pas.

— Alors ?

— J'irai simplement trouver la comtesse et je lui dirai : Je vous prie, madame, de vouloir bien cesser toute relation avec ma femme.

— Et si elle s’y refuse ?

— Elle ne peut s’y refuser. Sa position de femme séparée l’oblige à de grand ménagements, à une extrême circonspection. Elle n’ignore pas qu’elle ne tarderait pas à se perdre dans l’opinion publique si on apprenait que malgré la volonté expresse d’un mari elle continue à attirer chez elle sa femme. Dans la bonne société, il existe certains usages et certaines lois auxquels on ne saurait se soustraire sous peine de ne plus appartenir au monde.

Paule comprit sans doute la justesse de mon raisonnement ; elle garda le silence.

Elle ne le rompit qu’au bout d’un instant pour me dire :

— Puis-je du moins faire une dernière visite à Mme de Blangy, pour lui apprendre vos volontés et lui exprimer mes regrets de ne plus la voir ?

— Certainement, fis-je touché malgré moi de cette soumission à mes désirs.

Lorsqu’elle fut partie, je me dis bien que cette soumission n’était qu’apparente. Paule, sans aucun doute, allait se consulter avec la comtesse pour trouver un moyen de me faire changer de détermination. Que m’importait ? N’étais-je pas décidé à ne pas faiblir, à me montrer inexorable, tant qu’on serait inexorable pour moi.

Je me trompais encore sur ce point. Paule ne m’ouvrit plus la bouche de Mme de Blangy ; cette dame ne fit aucune tentative pour obtenir que je lui rendisse son amie, elle ne m’écrivit même pas, comme je m’y attendais, pour me reprocher ma conduite à son égard, je n’eus pas besoin de la consigner à ma porte, elle ne vint jamais y frapper, et j’acquis la preuve certaine que Paule n’allait plus chez elle. En effet, Mme de Blangy ne demeurait-elle pas dans notre rue, presque vis-à-vis de nous, et lorsque ma femme sortait, ne pouvais-je pas de ma croisée, caché derrière mes persiennes, la suivre des yeux, et me convaincre qu’elle passait devant la maison de la comtesse sans y entrer.

« Cette situation ne peut durer, me dis-je ; elles sont trop fières pour s’adresser à moi, et me prier de leur rendre leur existence passée. Elles comptent toutes les deux sur le temps, sur la réflexion, sur mon amour, pour que je m’attendrisse de moi-même ; mais lorsqu’elles reconnaîtront qu’il n’y faut plus compter, alors… »

Étais-je assez misérable ! Tenir avec tant d’acharnement à une femme qui ne voulait pas de moi.

Jamais peut-être mes nerfs n’avaient été plus surexcités qu’à cette époque. Jamais mes désirs n’avaient été plus vifs.

Ma liaison avec Mlle X… avait sans doute amené ce résultat ; aux côtés de la femme qu’on n’aime pas, on est toujours tenté de songer à la femme qu’on aime. On la voit, on l’entend, on se dit : « Oh ! si c’était elle !» La tête s’exhalte, et celle qui vous devait guérir de votre amour pour une autre, ne parvient qu’à l’augmenter.