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V

Telle fut ma conversation avec Mme de Blangy. J’ai essayé d’en faire comprendre toutes les nuances, j’en ai rapporté tous les détails. Malheureusement ils ne me frappèrent pas alors comme ils m’ont frappé depuis. Je n’attachais pas à ses conseils, donnés dans un moment de mansuétude dont j’aurais dû lui savoir gré, l’importance qu’ils avaient vraiment ; je persistai à les croire intéressés et à me dire que la comtesse, jalouse de l’affection de Mlle Giraud, voulait, dans son égoïsme, retarder le plus possible le mariage de son amie.

Cependant j’aurais sans doute renoncé à mes projets et oublié ma jolie voisine des Champs-Élysées, si le hasard n’avait pris plaisir à me mettre de nouveau sur son chemin.

Une semaine environ après ma visite chez Mme de Blangy, j’aperçus un soir Mlle Giraud à l’Opéra, dans une loge, en compagnie de sa mère et d’un monsieur d’une cinquantaine d’années que je reconnus pour un vieil ami de ma famille.

L’incomparable beauté de l’amie de la comtesse m’apparut cette fois sous un jour nouveau : les lumières donnaient à son teint un éclat merveilleux, ses grands yeux noirs étincelaient ; à travers ses lèvres empourprées apparaissaient des dents éblouissantes de blancheur, et son corsage à demi décolleté laissait entrevoir des épaules charmantes. Placé dans un coin de l’orchestre, bercé par la musique de Lucie, je ne cessai d’admirer toutes ces perfections.

Cette soirée décida de ma destinée.

Entre nous soit dit, mon cher ami, je méritais un peu cette épithète d’anachorète que m’avait décernée Mme de Blangy. Mon existence, des plus occupées de dix-huit à vingt-cinq ans, m’avait éloigné des plaisirs parisiens, et en Égypte, vous le savez, les bonnes fortunes sont rares.

J’avais donc soif de goûter à certaines coupes, de vivre après avoir végété, de ressentir des émotions violentes, et Mlle Giraud me semblait apte à me les procurer.

Enfin, vous l’avez déjà compris, j’étais et je suis peut-être encore ce qu’on appelle un naïf. Ce n’est pas impunément qu’on a des prix au grand concours, le prix d’honneur de rhétorique, et qu’on sort le troisième de l’École polytechnique.

De tels succès doivent se payer tôt ou tard. Les qualités intellectuelles trop surmenées étouffent, parfois, l’imagination, et il en faut un peu pour aller au-devant de certains malheurs, et prévoir tous les périls. En un mot, restez honnête tant que vous voudrez, mais soyez au courant de toutes les défectuosités humaines, afin de les avoir toujours présentes devant les yeux et de vous en méfier. Ayez physiquement le respect de vous-même, mais ne craignez pas de laisser votre imagination s’égarer, lorsqu’il s’agit de juger les autres. Je n’avais pas assez réfléchi à ces excellents préceptes, et Mme de Blangy m’avait bien deviné, lorsqu’en me donnant congé elle prononça ces mots : « Après tout, vous êtes bien le mari qui convient à Paule. »

Je vous ai dit qu’un vieil ami de ma famille accompagnait Mmes Giraud le jour où je les rencontrai à l’Opéra.

Je m’empressai de le rejoindre au foyer pendant un entr’acte et de lui parler de celle qui commençait déjà à avoir un si grand empire sur moi.

Je tombais mal, car il ne tarit pas en éloges sur le compte de Mlle Paule, qu’il avait vue naître et grandir. Elle était, suivant lui, charmante, adorable ; elle avait toutes les perfections ; bien heureux celui qui l’épouserait, elle ferait une femme accomplie.

M. d’Arnoux, tel était le nom de cet enthousiaste, croyait de bonne foi, j’en suis persuadé, tout ce qu’il me disait. Il était, du reste, l’écho de l’opinion publique. Grâce à nos mœurs, on est obligé de juger les jeunes filles sur les apparences, et elles sont, d’ordinaire, favorables. Une seule personne, et encore, peut éclairer sur leur compte : c’est leur amie intime. J’avais été assez heureux pour connaître celle de Mlle Giraud ; elle avait bien voulu me donner d’excellents conseils, et je ne les suivais pas. Je méritais mon sort.

M. d’Arnoux ne tarda pas à s’apercevoir de l’attention que je prêtais à ses discours, il en devina la cause, m’interrogea sur mes projets d’avenir, et comme il avait peut être pour moi autant d’indulgence que pour Mlle Paule, il voulut bien me proposer de me présenter à sa famille. Je commis l’imprudence d’accepter. « Je veux juger par moi-même, me disais-je, savoir qui a raison, de M. d’Arnoux, un homme respectable, presque un vieillard, ou de Mme de Blangy, une écervelée. Si Mlle Giraud me paraît avoir des défauts dangereux pour mon repos, il sera toujours temps de renoncer à mes projets. »

Raisonnement des plus absurdes : l’homme épris, comme je commençais à l’être, n’aperçoit aucun défaut ; si, par impossible, ils lui sautent aux yeux, il les pallie, et s’il n’y a pas moyen de les pallier, il… en fait des vertus.

Trois jours après ma rencontre à l’Opéra. je faisais mon entrée dans l’appartement occupé par la famille Giraud, dans la même rue que Mme de Blangy.

Je passerai sous silence les détails de cette première visite et de celles qui suivirent. M. Giraud m’accueillit dès les premiers jours avec une grande cordialité. Ses manières franches et ouvertes semblaient dire : Avant de vous recevoir dans ma maison, j’ai pris des renseignements sur votre compte et ils sont excellents. Je suis ravi que vous songiez à ma fille, tâchez de lui plaire, et je donne à votre union avec elle mon consentement le plus empressé. Mme Giraud se montra d’abord plus réservée, Peut-être ne partageait-elle pas les espérances que son mari fondait sur moi ; ou bien, en rapports continuels avec Paule, avait-elle eu à souffrir de son caractère, et craignait-elle qu’il ne fit sur mon esprit une fâcheuse impression.

Peu à peu, cependant, lorsqu’elle vit que je m’éprenais tous les jours plus sérieusement de sa fille, et que les défauts de celle-ci ne semblaient pas m’effrayer, la glace se fondit, et cette honnête femme me prit en véritable affection.

Quant à Paule, je ne pourrais jamais l’accuser de s’être montrée coquette envers moi, et de m’avoir conduit au mariage par une pente douce. Elle me témoigna dès la première visite une indifférence dont elle ne se départit jamais tout le temps que je lui fis la cour. Mais, sans passer pour trop innocent, je pouvais me tromper sur la nature du sentiment que j’inspirais. Ce qu’on est senti d’appeler de la froideur chez une jeune fille n’est souvent que de la réserve et de la timidité. On se réjouit de ce qui pourrait effrayer, et les moins infatués de leur personne se promettent, après le mariage, de jouer avec leurs femmes le rôle de Pygmalion avec Galatée. Un tel rôle devait paraître séduisant avec la personne que j’ai essayé de vous peindre, et tout semblait indiquer qu’il suffirait d’un souffle pour animer cette admirable statue.

Bref, six semaines après ma présentation dans la famille Giraud, M. d’Arnoux se chargea de demander officiellement pour moi la main de Mlle Paule.

Le père ne put cacher sa joie, la mère m’embrassa en pleurant, et la fille, consultée, répondit qu’elle ferait ce que désirerait sa famille.

Quant à Mme de Blangy, que j’avais rencontrée presque chaque jour chez les Giraud, mais qui n’avait jamais fait aucune allusion à notre long entretien, elle profita d’un moment où nous nous trouvâmes seuls, le soir de la demande en mariage, pour me dire :

— Décidément, cher monsieur, vous êtes un imbécile !

Loin de me fâcher de cette impertinente boutade, je m’empressai d’en rire, car je traduisis ainsi les paroles de la comtesse : J’enrage de vous voir épouser mon amie, elle va m’échapper, et je ne saurai que faire de mon temps et de mon affection.

Accepté officiellement, il ne s’agissait plus que d’attendre les quelques jours nécessaires aux formalités légales.

Vous rendez-vous compte ; mon cher ami, de la situation où je me trouve. Je ne prétends pas qu’elle soit bien triste, et je ne vous demande pas de vous attendrir sur mon sort ; mais, en historien fidèle, je dois vous faire part de mes petites tribulations.

Les derniers jours qui précèdent un mariage mettent le système nerveux dans une véritable surexcitation. On a tant de tracas, il faut s’occuper de tant de choses.

Un ami vous éveille pour vous adresser ses compliments de… condoléance ; une ancienne maîtresse vous envoie quatre pages d’épigrammes, elle feint de confondre votre mariage avec votre enterrement, et elle se propose, quoiqu’elle n’y soit pas conviée, d’assister à cette triste cérémonie. Les Villes de France se recommandent à vous pour la corbeille de mariage ; un marchand de cachemires vient à domicile vous offrir ses produits exotiques. Les dames de la halle vous apportent un bouquet, et le directeur d’un bureau de nourrices, oui, mon cher ami, d’un bureau de nourrices, ne craint pas de vous écrire pour vous prier de songer à lui lorsque le moment sera venu.

On doit aussi presser le tapissier qui n’a pas encore livré les meubles de la chambre nuptiale, faire des visites indispensables, commander le bouquet quotidien, les voitures obligées, passer chez le tailleur, à la mairie, prier M. le curé de vouloir bien dire lui-même la messe, et lui demander un de ces petits discours qui prouvent aux assistants qu’on jouit d’une certaine considération auprès du clergé de sa paroisse. Enfin, il faut aussi songer à se confesser, et c’est, je vous assure, une grosse affaire, quand on n’en a pas l’habitude.

Enfin, lorsqu’on est véritablement épris de sa femme, et qu’on voit approcher le jour si impatiemment attendu, le sang court plus rapide, le cœur bat plus vite et on n’est pas sans avoir, par moment, un petit frisson de fièvre. Quand à ce grand jour, ce n’est pas lui qui vous apporte le calme et l’apaisement. Généralement on a mal dormi parce qu’on a dû penser à une infinité de choses, se lever à La pointe du jour, s’occuper de détails importants, s’exaspérer d’être obligé de se mettre en toilette à l’heure où le Paris élégant est encore dans son lit. On peste contre son cocher en retard, on court chez sa belle-mère qui se croit obligée de faire un peu d’attendrissement, le beau-père vous prend au collet pour vous dire : « Rendez-la heureuse. »

On arrive à l’église lorsque les invités s’impatientent depuis une heure, on se croise avec un enterrement qui sort de la nef ; devant l’autel, on entasse maladresse sur maladresses ; on s’assied lorsqu’il faut se lever, on se lève lorsqu’il faut s’asseoir ; on répond au curé des oui pour des non et vice versa ; on laisse tomber l’anneau nuptial : on désigne, pour tenir le poêle, un ami qui vous envoie à tous les diables. Après la messe, trois cents personnes se précipitent dans une sacristie où le clergé de la paroisse, composé d’une douzaine de personnes, est à l’étroit en temps ordinaire. On est bousculé, serré, pressé, le sang vous monte à la tête, on se sent affreux, lorsqu’on avait une si jolie occasion d’être joli garçon. Enfin, vous sortez de ce petit enfer pour être assailli par une foule de mendiants qui vous couvrent de bénédictions à cinquante centimes pièce.

La journée se termine par quelque petite fête de famille à laquelle il est impossible de se soustraire, à moins qu’on n’ait eu l’esprit d’enlever sa femme en sortant de l’église. Mais ces enlèvements-là, devenus à la mode dans ces derniers temps, ne sont pas toujours faciles. Mille raisons peuvent s’y opposer. La soirée se passe donc au milieu d’une famille nouvelle, accourue des quatre points cardinaux de Paris et parfois de la France, pour vous faire honneur. Il faut sourire à chacun, essuyer des bordées de compliments, serrer toutes les mains, embrasser les visages les plus ridés.

On appartient à tout le monde excepté à sa femme. Enfin, l’heure du berger sonne ; on oublie les tribulations, les ennuis qu’on vient d’éprouver, la fatigue qui vous accable, car le bonheur vous attend à votre nouveau logis, on y court, on s’élance vers la chambre nuptiale… Hélas ! elle reste obstinément fermée.