Mademoiselle Giraud, ma femme/VI
VI
« Eh bien ! me direz-vous, après une journée si remplie, je ne saurais vous plaindre d’avoir à vous recueillir un peu. Vous êtes jeune, votre femme l’est aussi ; vous êtes mariés pour la vie et vous retrouverez facilement la nuit dont on vous prive. Allez, sans récriminer davantage, vous coucher de votre côté ; c’est ce que vous avez de plus sage à faire. »
Vous en parlez à votre aise ; me coucher de mon côté, dites-vous ? Et de quel côté, je vous prie ? Croyez-vous que dans mon nouvel appartement, je dispose de plusieurs chambres et de plusieurs lits ? Non, mon cher. Après avoir mûrement réfléchi à la question et lu attentivement la théorie du lit dans la Physiologie du mariage, j’en étais arrivé à partager entièrement les idées de Balzac. Je m’étais même, pour ainsi dire, imprégné de plusieurs pensées du grand docteur ès arts et sciences conjugales, comme il s’intitule. Permettez-moi de vous citer celles qui me sont encore présentes à l’esprit :
« Le lit nuptial est un moyen de défense pour le mari.
« C’est au lit seulement qu’il peut savoir chaque nuit si l’amour de sa femme croît ou décroît. Là est le baromètre conjugal.
« Il n’existe pas en Europe cent maris par nation qui possèdent assez bien la science du mariage, ou de la vie, si l’on veut, pour pouvoir habiter un appartement séparé de celui de leur femme.
« Tous les hommes ne sont pas assez puissants pour entreprendre d’habiter un appartement séparé de celui de leur femme, tandis que tous les hommes peuvent se tirer, tant bien que mal, des difficultés qui existent à ne faire qu’un seul lit. »
Je m’étais rangé à l’opinion si nettement formulée par un des plus grands génies de notre époque, et le seul lit de mon nouvel appartement se trouvant occupé par Paule, je dus me résigner à m’étendre tant bien que mal et tout habillé sur le canapé de mon salon.
Je ne vous surprendrai pas, je crois, mon ami, si je vous déclare que je dormis on ne peut pas plus mal, malgré mes fatigues de la journée. D’abord, à plusieurs reprises, je me levai, si on peut appeler cela se lever, en me disant que ma femme s’était peut-être départie de sa rigueur, et que le verrou était tiré. Soin superflu, peine inutile ! La porte était toujours hermétiquement fermée. Après chacune de mes infructueuses tentatives, je m’étendais de nouveau sur mon meuble, et le sommeil ne venait pas. Ce n’est pas que j’exagérais la situation, mais je ne pouvais m’empêcher de chercher les causes de la conduite, au moins originale, de ma chère Paule.
« Le verrou mal posé, me disais-je, se serait-il fermé de lui-même lorsqu’on a repoussé la porte ? Mais non, quand j’ai frappé, on aurait répondu.
« Fatiguée, souffrante, elle a sans doute désiré rester seule cette première nuit ! Elle a donc bien peu de confiance dans le délicatesse de mes sentiments ; je l’aurais comprise à demi-mot, je me serais retiré ; seulement je lui aurais peut-être demandé un matelas. Elle en a trois, tandis que moi… »
Vous voyez d’ici tous les commentaires que j’ai pu faire pendant ma longue veillée ; vous me saurez gré de vous les taire.
Vers les huit heures du matin, lorsque j’entendis les domestiques se remuer dans la maison, je m’empressait de quitter mon canapé virginal, où je n’aurais pas été flatté d’être surpris en tête-à-tête avec moi-même, et je passai dans le cabinet de toilette afin de me faire une physionomie présentable.
Un instant après je sonnai la femme de chambre ; affectant de sortir de l’alcôve nuptiale et de lui parler au nom de sa maîtresse, je lui donnai quelques ordres. Le déjeuner me mit en présence de Mlle Giraud. (Vous ne vous étonnerez pas si je lui donne encore son nom de demoiselle.) Elle s’avança vers moi sans témoigner ni empressement ni froideur, et me tendit la main comme on la tend à un camarade qu’on a du plaisir à revoir.
Sa toilette du matin lui allait à ravir ; je ne l’avais jamais vue plus fraîche, plus charmante, plus reposée. On le serait à moins.
Elle causa avec esprit, avec gaieté, comme une femme qui semble décidée à égayer la maison où elle vient d’entrer, à y apporter le sourire et la joie. On n’aurait jamais dit une nouvelle mariée, tant elle était à l’aise, donnant avec douceur des ordres aux domestiques, faisant des recommandations sensées, prenant déjà les rênes de la maison, mais sans morgue, sans roideur, avec une grâce souveraine. Je l’écoutais, je la regardais en silence et j’étais vraiment ravi.
J’avais trop de tact pour faire allusion à la façon singulière dont j’avais passé la nuit. Je me contentai de dire en souriant :
— Vous étiez sans doute bien fatiguée, hier soir, ma chère Paule ?
— Oh ! très-fatiguée, me dit-elle, mais j’ai admirablement dormi et me voilà reposée.
Ces quelques mots semblaient renfermer une explication et une promesse ; ils me satisfirent pleinement et achevèrent de me rendre toute ma bonne humeur.
Vers les trois heures de l’après-midi, Mme de Blangy se fit annoncer. Elle entra impétueusement, suivant son habitude, embrassa Paule et me tendit la main.
— Vous le voyez, me dit-elle, je ne puis pas me passer de mon amie ; il faut que vous preniez votre parti de me voir.
— C’est un parti facile à prendre, répondis-je en m’inclinant.
— Oh ! ajouta la comtesse, malgré votre amabilité, je ne me fais pas d’illusion. Je vous gênerai quelquefois un peu ; mais je suis décidée à n’avoir pas l’air de m’en apercevoir, et j’arrive indiscrètement dès le premier jour, contre toutes les règles du savoir-vivre, afin de vous habituer le plus vite possible à mon sans-gêne et à mes impétueuses visites.
— Vous serez toujours la bienvenue, comtesse.
— À la bonne heure ; ce que vous dites là est très-spirituel. un mari a toujours grand intérêt à ménager l’amie intime de sa femme. N’est-ce pas vrai ?
— Mettons de côté l’intérêt, madame, et ne parlons que du plaisir.
— C’est du dernier galant, et vous grandissez à vue d’œil dans mon esprit. Prenez garde, vous allez atteindre des proportions gigantesques. À propos, êtes-vous jaloux ?
— Je n’en sais rien. Cela dépend.
— Seriez-vous jaloux, par exemple, de voir Paule me dire ses petits secrets de femme comme elle me disait ses secrets de jeune fille ?
— Je ne me suis pas beaucoup interrogé à ce sujet comtesse.
— Eh bien ! voici une occasion de vous interroger. Je passe avec votre femme dans sa chambre, nous fermons la porte, et je vous préviens que nous parlerons de vous tout le temps. Si vous résistez à cette première épreuve, c’est qu’il y a de l’étoffe chez vous.
— Voyons si j’ai de l’étoffe, répliquai-je.
Comme si elle n’avait attendu que cette permission, Mme de Blangy prit gaiement Paule par la taille, et les deux jeunes femmes se sauvèrent en riant.
Loin d’en vouloir à la comtesse de m’enlever Paule, je me réjouissais presque du tête-à-tête auquel j’avais consenti. Une femme mariée peut être, à l’occasion, de bon conseil pour une jeune fille, et il m’était arrivé, durant mon insomnie de la nuit précédente, de me demander si Paule n’avait pas besoin de quelques avertissements. Enfin, vous avouerai-je ce détail des plus prosaïques : j’étais brisé de fatigue et ravi d’avoir l’occasion de fermer un instant les yeux.
Lorsqu’une heure après je les rouvris, les deux amies rentrées dans le salon, causaient devant la cheminée. Elles ne s’aperçurent pas de mon réveil et je pus les examiner à loisir.
Le contraste que présentait leur beauté était vraiment séduisant ; elles se faisaient valoir l’une par l’autre et se complétaient pour ainsi dire. Auprès des cheveux blonds et des yeux bleus de Mme de Blangy, les cheveux et les yeux noirs de Paule avaient plus d’éclat ; le léger embonpoint de la première rendait la taille de la seconde plus délicate et plus fine. Elles avaient, à elles deux, tous les charmes et atteignaient à la perfection la plus complète.
Je crois, du reste, qu’elles ne furent jamais plus jolies qu’en ce moment. Leur physionomie respirait le bonheur, et leur teint animé, sans doute par la flamme du foyer, avait plus d’éclat que lorsqu’une heure auparavant elles avaient quitté le salon pour échanger leurs confidences dans la chambre à coucher.
A un mouvement que je fis, Mme de Blangy se retourna, et me dit :
-— Avez-vous bien dormi au moins ?
— Mais… répondis-je, un peu confus.
— Allons, avouez-le, nous ne vous en voulons pas, au contraire. Nous avons pu causer à notre aise, ajouta-t-elle, en souriant et en regardant Paule à la dérobée. Maintenant, je vous laisse ensemble ; je ne veux pas qu’on me maudisse davantage. Mais à bientôt.
Personne ne vint troubler le soir mon tête-à-tête avec Paule. Elle fut aussi charmante qu’elle l’avait été le matin, à déjeuner. Elle causa de mille choses, elle effleura plusieurs questions avec un esprit, une justesse de vues, souvent même une profondeur qui me causèrent un véritable étonnement.
J’avais cru épouser une toute jeune fille qu’il faudrait déniaiser, et j’étais en présence d’une femme déjà faite, spirituelle, mordante, prompte à la réplique, avec une pointe de philosophie et peut-être de licence dans l’imagination.
— Mais ma chère amie, demandai-je, où avez-vous appris tout cela ?
— Je n’ai rien appris, me dit-elle en souriant. J’ai tout deviné.
— Il faut que vous ayez bien de l’imagination.
— Oh ! oui, j’en ai beaucoup ; trop même, pour mon malheur et peut-être pour le vôtre.
— L’imagination, lorsqu’elle est bien dirigée, n’est pas un mal.
— Oui, mais il faut qu’elle soit bien dirigée, ajouta Paule en soupirant.
— Comment, repris-je, ne me dévoilez-vous qu’aujourd’hui toutes vos délicieuses qualités ?
— Parce que me dit-elle, je ne suis pas coquette. Je vous avais conseillé de ne pas m’épouser, et je ne devais pas me faire valoir. Vous ne m’avez pas écoutée, vous avez affronté le danger, le malheur est irrémédiable et essaye de me dévoiler, comme vous dites, afin de me rendre agréable au moins… spirituellement.
Je ne remarquai pas alors ce dernier mot, qui fut prononcé très-finement et avec intention. Toute cette conversation, du reste, aurait dû me donner à réfléchir ; mais réfléchissez donc à dix heures du soir, le lendemain de votre mariage, auprès d’une femme aussi belle que l’était Paule, et lorsque ce mariage n’est pas encore consommé.
Bientôt même je ne prêtai plus grande attention à ce qu’elle disait ; je ne songeais qu’à la regarder, à l’admirer, et perdant tout à coup la tête, je la pris dans mes bras.
Elle se dégagea doucement, avec calme, sourit de son plus joli sourire, sonna sa femme de chambre et quitta le salon.
Lorsqu’un quart d’heure après, je vis sortir la femme de chambre, je me dirigeai, à mon tour, vers la bienheureuse porte que je n’avais pas franchie la veille.
Certain d’être attendu, je ne frappai même pas, je me contentai de tourner le bouton.